Que la place dans la vie est une chaise gigogne (allégorie d’une fable) | HPJ

Elle se souvient avoir joué à « qui va à la chasse perd sa place ». Mais elle avait la certitude désormais qu’elle n’avait jamais eu de place malgré ses intentions répétées d’en avoir une. C’était plus aisé pour les objets, ils avaient la place qui leur était attribuée. Si ce n’était pas toujours la même au fil du temps, ils en obtenaient une nouvelle avant d’être jetés à la poubelle. Leur disparition mettait alors un terme à la question de leur place. Elle avait eu souvent l’impression qu’on tentait de la déplacer comme un bibelot posé sur une cheminée, qu’on installe sur un buffet, puis qu’on finit par ranger dans un placard. Chez des amis ou des voisins, elle remarquait ce qui avait été la trajectoire d’un objet, tel l’indice d’un changement de décor en constatant que la durée du même objet semblait dépendre de sa permutation dans l’espace.

Elle se disait que si c’est l’autre qui décide de la place qui peut lui être attribuée de la même façon que celle d’un objet, elle se condamnait à une perpétuelle posture de soumission. Elle se dépossédait de la vie elle-même comme si elle remettait son destin entre les mains des autres. « Tu n’as pas trouver ta place » est une expression qu’elle exècre parce qu’elle signifie bien une négation de l’existence, le retrait de l’inaccomplissement irréversible de la vie. Et pourtant, elle l’aura vécu, cet inachèvement, avec la joie de préserver une indétermination existentielle qui fonde le désir de vivre.

La place est un piège : on a toujours l’air de remplacer quelqu’un, celui ou celle qui n’est plus là. Que ce soit à l’école, au travail, en amour, en religion, en politique… la place qui remplace est celle de substitut. Quand un homme dit à une femme : « tu es ma mère ! », il ne va pas lui signaler qu’elle est le « substitut de sa mère » comme s’il parlait à un « substitut du procureur ». Si la place n’est que le fruit d’une substitution, elle n’est qu’un leurre accepté ou même voulu.

Elle avait décidé un beau matin de ne plus chercher sa place et de vivre dans l’inachevé, en considérant que ce qui ne s’accomplit pas jusqu’au bout n’est pas obligatoirement un échec. C’était un choix arbitraire, fait d’une manière inopinée, mais elle prenait plaisir à penser que c’était là une perspective de vie qui la sortirait d’une culpabilité inutile, et sans raison. Il fallait, se disait-elle, que ses engagements se prennent eux-mêmes en charge pour aboutir à leur fin ou pour finir par refuser de le faire.

C’était étrange de chercher à construire une telle perspective de vie au moment où celle-ci se donnait l’air de poursuivre le chemin qu’elle s’était tracée. Elle avait bien du mal à croire qu’elle puisse se décider à être une autre alors qu’elle était sûre d’être déjà une autre depuis toujours. Ou alors, pensait-elle, faut-il que je me voie comme une autre au moment même où j’ai la certitude de l’être ? La place dans la vie n’est qu’une chaise gigogne, se dit-elle en souriant.

Comme la cigale qui avait chanté tout l’été, elle partit un beau matin sans se retourner pour dire au revoir. Chemin faisant, elle rencontra un vieillard légèrement voûté qui avait pourtant du mal à marcher. Il portait sur son dos les colis du passé. Elle le salua, il s’arrêta, il lui dit qu’il avait quelque chose pour elle, un bout de son passé. Celui-ci était enveloppé comme un paquet envoyé par la poste. Tous les deux ils s’assirent sur un tronc d’arbre, elle déplia le papier d’emballage. Le paquet n’était pas vraiment vide, il n’y avait que du papier froissé. Le vieillard lui dit : « je suis bien plus vieux que vous, j’ai reçu plus de papiers que vous ! » Elle l’embrassa sur le front et lui répondit avec tendresse : « je vous aiderai à les ranger ».