Lucie Taïeb écrit et traduit.
Textes en revues : remue.net, l’intranquille, retors.net, aka
Ouvrages : Groite et dauche, anthologie du poète autrichien Ernst Jandl en 2011 à l’Atelier de l’Agneau ; Tout aura brûlé, en 2013 aux Inaperçus
Il est souvent tard lorsque je commence à traduire. Lorsque la journée est finie, avec ses multiples exigences. Le plus souvent je me mets au lit avec mon ordinateur, et avec le livre que je traduis depuis plus d’un an désormais : ich sitze nur GRAUSAM da, de Friederike Mayröcker. C’est la troisième ou quatrième partie du jour qui commence, et elle s’intitule : « au lit avec Mayröcker ».
Le travail de traduction commence avec les yeux. Quelques pages lues, puis défrichage lexical, car l’allemand de Friederike Mayröcker est particulièrement recherché, avec des noms de fleurs à foison (tussilage, fougères arborescentes, scabieuses, digitales, glaïeuls, iris, myosotis, bourrache, pensées). Avec les yeux et avec la main (droite), qui souligne annote, flèche. Une fois le passage lu plusieurs fois, les mots manquants trouvés, je traduis un peu dans ma tête. Et à un moment donné, je m’y mets, je prends le texte et le passe en français.
Quelques jours, parfois quelques semaines plus tard, ce même passage, je le traduis avec la bouche. Je le lis à voix haute, je l’écoute, je le passe dans mon souffle, j’entends alors ce que je n’entendais pas avant. J’imprime, je supprime, je réécris. Et relis. Et réécoute. Et relis encore. Il reste toujours des choses en suspens. Je les garde pour plus tard. Je n’ai pas vraiment envie de finir, même s’il le faut.
Tout cela, c’est ma routine.
Je ne suis pas du genre exclusive. Si je gagnais ma vie en traduisant, je pourrais probablement traduire autre chose que la très belle et extraordinaire prose de Friederike Mayröcker. Mais je ne traduirais pas au lit. Il y a là une intimité, et, pour dire les choses simplement (comme elles sont) : un amour. J’aime l’écriture de Friederike Mayröcker. Ernst Jandl, que j’ai traduit avant elle, m’a occupée des après-midis entières, à chercher en français des équivalents acceptables pour ses mille déplacements et jeux sonores. Mais Mayröcker, c’est une rencontre.
Quelques semaines après avoir commencé à traduire, j’ai fait un rêve de fleurs. J’ai vu en rêve ce que Mayröcker avait vu elle-même avant de le décrire. Et dans mon rêve je me suis dit : je vais prendre ce massif de fleurs en photo, ainsi je traduirai, le livre à ma gauche, la photo à ma droite, et, regardant tantôt l’un, tantôt l’autre, je déroulerai au milieu le texte français.
La photo est toujours manquante, naturellement, mais quel rêve merveilleux.
Lorsque j’ai fini de travailler à traduire Mayröcker, ou un peu avant de commencer à m’y mettre, ou parfois pendant, j’écris pour moi. J’écris avec mes mains, avec mes yeux, avec ma bouche. J’écris avec Mayröcker, car j’écris avec ceux que j’aime. J’écris, surtout, délivrée du poids du doute, de la question de la valeur, du souci de la reconnaissance. En compagnie de cette femme très âgée (et de quelques autres) qui voue véritablement sa vie à l’écriture, dans son appartement de Vienne, se lève tous les jours à quatre heures du matin, et dans une sorte d’accès ou d’extase, passe les toutes premières heures du jour à écrire.
notre lit est notre bureau, dis-je, c’est ici qu’on dort qu’on écrit
(extrait de CRUELLEMENT là, traduction en cours, à paraître en 2014 à l’Atelier de l’Agneau)
© — 2013, Lucie Taïeb
C’est beau, c’est vaste, il y a de la place dans le lit pour le lecteur. Ce sera un beau livre.
La photo inspirante, la sensualité de la traductrice vont parfaitement avec l’écriture de Friederike Mayröcker.
Voilà une rencontre comme on les aime, intense, littéraire, médiatisée dans le sens le plus immédiat.