L’énigme des visites de l’automate | HPJ

Elle, j’aurais pu l’imaginer sortir d’une boîte, mue par un ressort, et riante, comme si elle interpelait le monde à la cantonade. Comment peut-on paraître drôle alors qu’on n’a pas l’air de l’être ? Pour moi, il faut bien que je l’avoue, elle, elle fut une véritable révélation philosophique : elle avait capté l’essence du tic pour en faire l’origine mythique des automatismes. Chaque fois qu’elle venait me soigner, elle me faisait entrer sur une scène au cours de laquelle elle orchestrait une magnifique concaténation de gestes. Telle une déesse de la mythologie chaque élément du rituel qu’elle accomplissait, s’apparentait à un automatisme pour n’en garder que l’essence, la pureté originelle.

D’abord, il y avait la naissance du sourire. Dès qu’elle prononçait une phrase, elle commençait par dire le prénom de la personne à laquelle elle s’adressait, elle lui souriait en effaçant tout signe de tristesse pour n’exprimer que la confiance en la vie. Il aurait pu être aisé de ne voir là que l’exercice d’un automatisme de la compassion. Mais ses gestes de soin, bien qu’ils paraissent mécaniques, s’enchaînaient derrière un voile de tendresse pudique qui la protégeait. Elle réussissait à faire de l’automatisme lui-même un geste élégant et bien vivant.

Je me suis dis un jour qu’elle supprimait en douceur toute connotation chrétienne du don de soi par l’apparence que donnaient ses automatismes à ses manières de faire. Le don de soi retrouvait son origine qui précédait la représentation qu’on pouvait s’en faire. L’expression elle-même, devenue insupportable, ne gardant en mémoire qu’une apologie du sacrifice de soi-même, était honnie par sa façon de de se dévouer en se moquant de le faire – son sourire se poursuivant par un léger, très léger ricanement -. Elle simulait une impavidité que sa myopie intériorisait avec allégresse. Et il ne faut pas croire que ce que je viens d’écrire là, je ne le comprends pas ! Troublé en profondeur par cette myopie, son champ de vision pouvait l’aider à ajuster ses automatismes en leur conférant une belle expression humaine, celle-là même qui rassurait le patient, en l’occurrence moi. En quelque sorte, elle me prodiguait les effets thérapeutiques d’un don de soi dont elle me permettait de me moquer en même temps, avec elle.

Quel sens voulait-elle donc donner à sa volonté de s’absenter des gestes qu’elle commettait (et non qu’elle pratiquait) ? Après tout, l’automate réfléchit mais il est en instance indéfiniment reportée de s’absenter. Il n’est pas vraiment là.

Alors je la regardais en évitant autant que possible de l’agacer. Et quand ses doigts passaient sur ma voûte plantaire pour accentuer la circulation du sang, je fermais les yeux un instant. C’était un mystère. Ses yeux partaient ailleurs, sur le côté, peut-être l’infini est-il toujours à côté, et quand on est myope, l’infini n’est-il pas à portée de main ?

Parfois j’apercevais la naissance de ses seins, je ne devrais pas en parler, je voulais juste dire que cette naissance n’avait pas d’âge, qu’elle continuait à naître et que j’en été si ravi que je fermais les yeux pour en capturer l’image.

Quand elle quittait sa chaise, se redressait, s’apprêtait à partir, elle remettait en place quelques objets sur la grande table dont elle faisait le tour avant de s’approcher de la porte, je la voyais alors dans l’encadrement, elle disait « au revoir » comme si un coup de vent ou un rayon de soleil, ou les deux, avaient traversé la salle à manger. Parfois, je me levais, allais jusqu’au perron et la regardais s’éloigner. Elle avait l’air de trottiner comme un cheval.