Nous somme très honorés d’accueillir pour l’été une série de Guillaume Vissac intitulé t. Guillaume Vissac est auteur et éditeur. Il est l’une des valeurs sûres de la littérature à venir. Il publie ses textes ainsi que son journal et une traduction quotidienne d’Ulysse de Joyce sur son site Fuir est une pulsion.
A suivre tous les jeudis.
un essaim d’oiseaux morts
On s’est posé dans un immeuble abandonné. Là, un essaim d’oiseaux noirs prend l’envol à la vitre. On est resté sonné par le bruit des ailes noires. Le toit est proche de deux étages, ça veut dire que l’essaim gicle en chute libre, et certains d’entre nous ont vu la forme de son corps se dresser pour finir par s’aplanir sur l’air frêle. C’était beau. On a essayé de reproduire ce bruit à plusieurs avec ce qui nous tombait sous la main. Par exemple nos vêtements. Le bruit nous a porté toute une partie du jour ce jour-là. On a tous revu ce bruit dans notre sommeil les nuits suivantes. Une fille dira qu’elle l’entendait quand l’un d’entre nous se retournait ou remuait dans le corps de la nuit, dans l’inconscience. Elle y associe ce bruit-là. L’envol. C’est un à-pic, l’envol, c’est un danger dans la nature de se bercer de cette façon au moment du mouvement. C’est pas commun. On ne savait pas trop ce que l’essaim chasse, on sait qu’il chasse en meute. Ils n’étaient pas charognards ces oiseaux. On sait même pas ce qu’ils étaient mais on sait ce qu’ils sont pas. On a tous besoin de s’enfermer en nous-mêmes quelques fois. Personne juge quelqu’un qui émet l’envie ou le besoin de se retrouver en lui-même à un moment donné. On respecte. On passera tous par là un jour ou l’autre. Le seul truc, disait cette fille, c’était de pas s’éloigner trop du troupeau. Certains sont partis voir sur le toit les nids noirs pris dans les fils de fer et les antennes hertziennes rouillées. Quelqu’un à l’œil charismatique m’a dit : faut absolument que tu vois ça ! Ce serait pour ça que je n’y suis pas allé ? Par nécessité de me retrouver en moi-même ? Cette fille me dira je comprends, je vais rester avec toi. Elle le faisait pas par pitié ou rien. Elle le ferait. J’ai de l’insomnie dans le cou, les nuits, j’arrive pas à dormir. J’entends pas ce bruit froissé d’essaim crevant le ciel dans l’à-pic comme certains. J’ai des douleurs qui me tirent dans le ventre et le nombril. C’est à force de rester immobile dans la nuit, de me jouer des compositions blanches. Alors j’oserai dire à cette fille qui veille à ce que je ne m’écarte pas trop des autres : je compose des compositions blanches quand j’arrive pas à dormir. Le blanc, c’était à cause des touches au piano qu’on touchait. C’était une contrainte : ne toucher que les blanches. Alors tu sais jouer du piano ? dit-elle. C’était vrai. Elle veut savoir ce que je sais jouer. Je me mettrai à la table de la cuisine près des boîtes de conserve. Une à une elle a écrit les touches du piano blanches sur la table. J’ai joué. La composition blanche de la nuit d’avant-hier. Elle est respectueuse dans son écoute des ongles, les miens. C’est tout ce qu’on entendra, mes ongles. Après un moment de silence gorgé de sa salive, elle dit : c’est le bruit ? Elle voulait parler du bruit de l’essaim engouffré dans l’à-pic dans cette seconde vertigineuse où tous on les avait saisis. Il n’y a pas d’autre mot. Non, je dirai. Je peux pas jouer le bruit. J’étais triste de dire ça, savoir ça, penser ça. C’est vrai. Je serai toute ma vie triste de ça. Une inaptitude. Pourquoi ? Elle voulait savoir. Ce sera comme un arc entre nous ces questions. L’arc qui prend dans le soir entre les caténaires au passage de la rame, chez nous, loin loin d’ici. Il faut que je le dise. L’à-voix-haute est requis. Le bruit peut pas être joué avec des blanches, je dis, le bruit peut être joué qu’avec des noires. C’est un autre exercice et moi, je dirai, j’ai quitté le piano avant de maîtriser la contrainte noire. Au bout du compte, les autres sont revenus de leur visite au toit, il y aura des choses belles dans leur bouche à chacun et chacun voudra faire, à un moment donné, vivre cette parole à travers eux et construire leur histoire. C’est pareil pour les rêves. Il faut partager la parole, elle vient de nous. Ça me remplissait de quelque chose d’aérien qui était à la fois rassurant et plein de dissonances aussi. On t’apprend qu’au piano c’est pas forcément un mal, les dissonances. Tout n’est pas qu’harmonie. Ce sera pareil avec cette histoire de nids noirs. Ils avaient vu des œufs. J’étais surpris de voir que personne parmi eux prenne l’envie d’attraper un téléphone en charge près des prises, de remonter seul aux nids noirs, et d’accepter cette image d’œufs posés dans les antennes hertziennes et les cloques des cheminées au sein de leur réseau ou de leur base de données. Ils sont tous consacrés à la parole, la leur ou celle des autres, et c’est quelque chose de vivant et de précieux pour moi qui ai choisi de ne pas monter voir les nids de mes yeux. Du coup, je suis forcé de m’en remettre à la parole. Personne ne sait si elle, de son côté, était de cet avis. Peut-être qu’à un autre moment, avant ou après l’une de ces scènes, elle montera à son tour au toit pour voir les nids. Je sais pas. Le récit ne se situe pas à cet endroit. Et c’est tout naturellement que je retrouverai ma place auprès des autres l’une de ces nuits sans douleur ni composition blanche, une nuit dédiée au bruit qui me viendra en rêve et alors, bien sûr que c’était ma première réaction que de le retranscrire à voix haute pour les autres au titre de la parole. Des semaines ont passé. Nous ne sommes plus au même endroit depuis longtemps. Là où nous sommes, des fibres de nos vêtements usagés vont dans l’air frêle, on voit lever les bourres et les poussières, les petits bouts de peaux mortes, c’est plus léger que l’air. J’ai mangé des groseilles pleines de jus, j’ai les mains toutes collantes. J’ai lu un livre la nuit dernière qu’on m’a donné en souriant mais je n’aurai pas le temps de le finir à cause des batteries vides du téléphone portable. Je ne sais pas quand nous pourrons retrouver un endroit où charger nos batteries, alors je me ferai à l’idée de laisser ce livre ouvert en l’état dans cette page, dans cette phrase, dans ce mot. C’est un roman noir, l’intrigue tient en peu de choses. Un homme, chaque semaine, se présente au même endroit, présentant un nom différent. Cet homme a disparu. Il écrit des livres. Son nom d’auteur est encore un autre nom. Au stade où j’en serais resté, on ne sait pas encore si l’enquêteur est là pour retrouver cet homme ou pour le surveiller. Quelqu’un s’inquiète de ce que, dans la nuit, les fourmis ont quitté le terrain où nous sommes. Je n’avais pas sommeil cette nuit-là. Je creusais dans ma nuit des compositions blanches. Elle le sait, je lui ai dit pendant que les autres étaient partis aux toits. Tu as vu quelque chose ? Je n’ai rien vu. La nuit, l’épaisse, mange le relief, la texture des espaces. Il n’y a plus que du grain. Gris, marron. Rien de plus. Elle sera soulagée de cette réponse, soulagée de savoir que je n’avais rien vu d’obscur ou de malfaisant, elle prendra la parole à son tour. La seule chose à faire, c’est de rester immobiles à notre tour et d’attendre le retour de la faune. On ne peut rien faire pour les fourmis. C’était le passé désormais. De retour ce jour-là, le matin de l’à-pic et du bruit, je me suis pelotonné dans la cuisine et j’ai mis les mains sur, dans la trace de mes ongles, les traces qu’elle dessinerait pour voir jouer mes compositions blanches pendant que tous les autres iraient voir les nids, là-haut, aux toits. J’ai joué une composition noire. C’est ma façon de reproduire le bruit. Ce qui sera fragile dans cet air-là, c’est l’uvulaire étendu dans le son, c’est de prolonger ça, de le tenir comme un accord guitare, le tenir plus dans la tension de l’ongle qu’ailleurs, près de la phalange presque pétée à cause de l’immobilité. Je joue ça pour moi-même. Pas de public. Pas de parole. Ça ne durera pas, le silence pèse plus, plus que moi je veux dire. Quelqu’un est dans l’angle de la pièce, il cherche un câble connecté près du nœud des machines en recharge. Sa présence près des prises, à cause du mouvement sans doute, des écrans s’enveniment, c’est la fluorescence. Je m’entends respirer et le pouls également. Quand je serai mort de faim, il dit, ce garçon mis dans la fluorescence, j’aimerais voir de la plume pousser sur mon corps. Le vent grêle prendra la suite du silence, sifflant sa forme dans les brisures du verre des vitres. Je l’ai regardé dire ces mots et j’ai regardé la table sous mes doigts. On était tous les deux dans la fluorescence. Je ne saurais pas dire pourquoi, mais il m’a semblé en le regardant que lui non plus n’irait pas voir les nids aux toits et que lui non plus n’avait pas vu les fourmis s’enfuir cette nuit-là. J’ai voulu lui passer mon téléphone pour qu’il lise à son tour ce roman qu’on m’avait transmis mais je me souviens vite que la charge est en cours. Pour lui dire quelque chose, pour que l’instant ne plie pas, je lui parle du bruit. On se parle du bruit l’un à l’autre.