Francesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.
Arthur avait d’abord agité les jambes pour se distraire.
Ensuite, il avait regardé ses jambes s’agiter. Et il avait fini par s’ennuyer. Alors, il s’était mis à examiner le décor autour de lui. La véranda dans laquelle il se trouvait : le plafond traversé par de longues fissures, le lampadaire couturé de chiures de mouches, les murs crème, les vasques de plantes affalées le long du mur ; puis ses yeux avaient balayé la cour aux grands carreaux rouges, la porte de la remise aux vitres fendues, le tas de bois pour l’hiver, la porte du garage désormais vide, le grillage de l’entrée, la poignée d’arbres fruitiers dans leur carré de terre, le mur mitoyen qui soutenait deux orangers… Et entre les orangers, il avait aperçu une sorte de trait vague et sinueux grouiller sur la blancheur éblouissante du lait de chaux.
D’un petit coup de reins, il avait quitté le siège en plastique vert sur lequel on lui avait demandé d’attendre.
« Reste assis là, on a des discussions de grands. Sois sage. Tu as soif ? » avait dit sa mère en lui apportant un verre de limonade. Il n’aimait pas la limonade. David aimait la limonade. Il en raffolait mais, lui, Arthur, il ne l’avait jamais aimée. Il secoua la tête pour dire qu’il n’en voulait pas. Qu’il n’en boirait jamais.
Sa gorge était sèche mais il ne boirait pas une goutte de limonade. D’ailleurs, il ne voulait plus boire. Il s’arrêterait de boire jusqu’à la fin du monde. Même pour atténuer la force de la poigne en fer qui lui écrasait l’œsophage.
« Tu es sûr que tu n’as pas soif ? Sûr et certain ? Il a fait chaud à mourir aujourd’hui… »
Arthur leva les yeux sur sa mère puis il marmonna que, non, il n’avait pas soif.
Elle l’avait fixé de ses yeux rougis, esquissé un geste pour lui toucher la joue mais elle s’était figée à mi-chemin avant de se redresser et de rentrer dans la maison en disant que s’il changeait d’avis, il n’avait qu’à demander.
Mais il n’avait rien demandé.
Maintenant, il faisait un pas timoré vers la cour, l’oreille aux aguets. A l’intérieur, ça continuait de bavarder. Un murmure franchissait à peine le rideau de perles sombres.
Il quitta l’ombre de la véranda.
D’un seul coup de langue, le soleil enveloppa son visage. Son costume lui parut soudain cousu sur sa peau. Il eut une grande inspiration. Une chaleur fade emplit ses poumons. Il essaya de respirer doucement pour avaler le moins possible de cet air sec comme un morceau de laine brute.
Il s’approcha du mur, suivant des yeux le trait qui grouillait de plus en plus nettement. Il savait ce que c’
« Des fourmis… » pensa-t-il. Et aussitôt, il les détesta.
Il s’en approcha encore, l’estomac noué. Pourtant, il ne craignait pas les fourmis. Ou, du moins, il ne les craignait plus. David lui avait appris à surmonter sa peur.
Il avait presque le nez sur le mur. Les fourmis menaient leur va-et-vient de brins et de graines, comme s’il n’était pas là. Durant quelques instants il les examina sans bouger.
Il souffla doucement sur les fourmis. Certaines d’entre elles s’arrêtèrent une fraction de seconde puis elles reprirent leur course.
Arthur les détestait vraiment, ces fourmis, à cause de la peur qui revenait lui tordre le ventre.
A l’aide d’une brindille, il cassa le cortège des fourmis. Il y eut un affolement parmi les insectes. A gauche, à droite, puis les files se reformèrent.
Arthur cassa le cortège plusieurs fois de suite, et les files se reconstituèrent à chaque fois. Une espèce de colère s’empara de lui. Et hop-hop-hop-hop ! il brouilla les files à coups de brindille, expulsant les fourmis loin de leur chemin balisé.
Et il les regarda errer dans une panique totale, écrabouillant l’une ou l’autre, de la pointe de sa brindille.
Là, David aurait été fier de lui. Et à cette seule idée, un sourire vint sur ses lèvres. David aurait été fier de lui.
« Qu’est-ce que tu fais ? »
Sa mère s’approchait à rapides enjambées. Sa robe noire l’amincissait et faisait paraître ses cernes encore plus bleus.
« Ne reste pas en plein soleil. Tu vas être malade. » Elle planta sur lui un regard presque furieux.
« Tu veux être malade, toi aussi ? »
Non, il ne voulait pas.
« Alors, reste à l’ombre, comme j’ai dit. »
Il ne faisait rien de mal : il jouait avec les fourmis sur le mur. Comme David.
Sa mère s’accroupit à sa hauteur et murmura : « Tu sais bien… » mais elle n’alla pas plus loin.
Arthur sentit la poigne en fer lui serrer de nouveau l’œsophage.