Ce texte est la version brute de réflexions menées en marge du champ politique ; elles consistent à dédramatiser les discussions sur tel ou tel film, disque, livre. Le texte est brut en ce sens qu’il est dénué d’exemples concrets qui pourront, le cas échéant, être ajoutés en note.
Bien qu’éminemment subjective, tant dans sa production que dans sa réception, l’œuvre d’art, quelque discipline artistique que ce soit peut tout de même être analysée par le moyen de quelques ressorts objectifs que l’on présuppose universels, c’est-à-dire adaptables ou applicables à toutes les œuvres de tous les temps, et pour l’ensemble d’un public, dans la limite, néanmoins, bien évidemment, d’un domaine culturel donné, d’une région, d’une « civilisation » donnée.
Nous chercherons ici à en poser quelques-uns, simples, principiels.
1. Le point de vue singulier
Définition possible du territoire singulier
Une proposition ou un propos artistique nous apparaît en tout premier lieu comme un point de vue singulier, une espèce d’avis, de photographie, de condensé de sentiments ou d’émotions portés par un unique individu. On pourrait décrire ce point de vue comme le regard personnalisé de l’artiste sur le monde, le découpage de son territoire personnel. Une position donnée, voire une position prise, jetant un point de fuite et une perspective particulière sur le monde, par le biais de la mise en forme de sentiments.
1.1 Le point de vue
Celui-ci lui est propre et plus celui-ci lui sera propre, endémique, pourrait-on dire, plus il sera juste, c’est-à-dire en cohérence avec ce qu’il va pouvoir en tirer comme forme en soi. Il n’est ni vrai ni beau a priori, il est simplement en relation directe avec la subjectivité de l’auteur, subjectivité qui est tout sauf un donné transparent à lui-même, mais au contraire qui reste toujours à trouver, à définir, à préciser, à ajuster.
1.2 Singularité et originalité
Nous avons parlé à plusieurs reprises de singularité. Ce terme est capital. La singularité s’oppose à l’originalité en ce qu’elle est unique, spécifique à un parcours dans le temps et l’espace. L’original n’est pas forcément subjectif, n’est pas unique mais nouveau formellement, renouvelle la forme, certes, mais pour ainsi dire formellement, à vide, et déconnecté de toute nécessité expressive. En tant que tel, il est surtout remarquable par son inadéquation avec l’esprit du lieu ou du moment ; le singulier est au contraire tout attaché à l’esprit du lieu ou du moment, mais sa proposition, en terme de contenu, est nouvelle en tant qu’unique, elle n’a jamais été formulée auparavant. Sa forme est nécessaire, ou tend à l’être. Quand la forme doit être profondément renouvelée, voir créée ex nihilo, c’est parce qu’aucune autre forme préexistante n’est à même d’exprimer la singularité trouvée par l’artiste. Elle ne saurait ainsi être gratuite. Et elle ne saurait non plus être vraiment adaptée à un autre propos, ni faire véritablement école. Se demander comment être novateur, c’est cesser de vouloir faire œuvre artistique. Le nouveau artistique, lorsqu’il advient, arrive comme par surcroît.
2. La forme
La singularité va donc s’exprimer sous la forme… d’une forme. Cette forme peut soit être déjà existante, soit être totalement nouvelle à son tour. L’essentiel est que c’est le propos singulier qui indique, nécessite, cherche sa forme, jamais l’inverse. Une forme a priori ne pourra jamais “coller” exactement à un propos artistique qui ne l’aurait pas engendré. C’est bien tout le problème d’une grande partie de l’art contemporain qui de ne fait que chercher des propos à des formes censées être tenables a priori.
Parfois l’artiste sent sa forme dévier de l’axe singulier qu’il s’est donné ; il doit alors chercher de toutes ses forces à ramener la forme dans l’horizon de son travail.
En tout état de cause, totalement inédite ou adaptation nouvelle de formes préexistantes, la forme présente à la fois deux versants :
2.1 L’expression de la singularité du propos…
La forme est l’unique moyen qui puisse correspondre à la singularité du point de vue de l’artiste, il n’y a pas deux formes possibles pour une même idée, bien qu’il puisse y avoir différentes facettes de la même forme pour cela.
2.2 …pour une communication universelle
Or cette forme du tout-singulier doit, pour s’accomplir, pouvoir trouver un auditoire et donc permettre à ce que quelques-uns, le plus grand nombre possible, puisent se retrouver dans la forme, la saisir, la comprendre.
Evidemment ces énoncés objectifs ne sont pas isolés ; il y a tout un travail d’intersubjectivité entre l’auteur et le public où peuvent se jouer toutes les passions, les goûts et les couleurs, et ils sont évidemment présents des dès l’origine.
3. L’itinéraire
L’œuvre d’art peut donc être considérée comme le cheminement de l’artiste, qui va façonner son propos singulier et le sublimer en une forme qui lui soit fidèle à destination d’un public le plus large possible.
Parfois, la construction du propos artistique prend une vie entière. Pareil pour la recherche de la forme. Il n’est donc pas si innocent pour l’artiste de s’exposer au public, et il n’est pas rare que l’œuvre d’art ne soit pas encore totalement mature. Cela n’empêche : on est pris de vertige, lorsqu’on est ému, bousculé, renversé ou choqué par une œuvre d’art dont la forme est en adéquation avec le propos (quelque violence que cela puisse représenter, on dira que l’œuvre d’art est en paix) ; celle-ci sera toujours cent fois plus efficace, plus juste, plus sincère, que n’importe quel autre artefact.