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Amélie Guyot | Là où se fissurent les plans d’évasion

Amélie GuyotAmélie Guyot est une artiste française née en 1985. Formée aux lettres et aux beaux-arts, elle pratique les écritures contemporaines (scénario, poésie-active, vidéo, installation, lecture publique, radio..) où elle questionne le rapport à l’invisible et les troubles du langage liés à l’incommunicabilité qui sépare les êtres. Elle pratique la poésie performative, a animé plusieurs émissions à Radio Panik Bruxelles, a gagné un prix littéraire à Québec, et a collaboré avec plusieurs collectifs à l’instar de zeTract. Ses textes et ses photographies argentiques ont été publiés dans diverses revues comme FPM, Revue la revue, Dissonances, Ornata, LlCHEN, SHEGAZES, Journal de mes paysages, La Piscine.. On peut découvrir un échantillon de son travail ici _ http://luldefalterin.tumblr.com/
et ici https://soundcloud.com/lul-de-falterin

 

 

Au départ de l’écriture, il y a un déménagement et une installation, il y a le fantasme récurrent d’un lieu neuf, espace de tous les possibles. Il y a également une rencontre entre deux trajectoires d’auteures. Et cette observation commune dans nos pratiques de scruter l’espace pour mieux comprendre le monde. Et c’est naturellement depuis que je vis en Provence, que se sont succédés un ensemble de questions, attachées à la forme même de ce territoire.

Ces questions se muent en désir, et ce désir s’ouvre à la marche, alors que se trouve souvent dans une forme de liaison libre avec le paysage ce qu’on cherche en soi. Les arbres, les eaux, la terre composent une unité dans la mesure où ils se mélangent sans sélection, règles ni hiérarchie, aux paysages parfois violentés par l’homme.

J’ai toujours été fascinée par l’influence de l’espace sur la vie des gens. Comment l’un contamine l’autre. Où se jouent les jeux de pouvoir. Quels seraient les rites de passage. À ce questionnement s’est greffé la découverte des rites aborigènes pour lesquels il existe un lien viscéral entre la terre et le chant, alors que la tradition indique que pour aimer sa terre on doit la chanter. Et qu’à contrario un lieu dés-aimé est un lieu qu’on ne peut plus chanter, et qu’un lieu sans voix reste une terre étrangère. Rituellement sont chantés tous les vivants et tous les lieux du pays que l’on habite. Ces louanges ont pouvoir de régénérer l’espace et ceux qui l’habitent.

Finalement écrire, c’est ne pas savoir, et ne pas savoir ne conduit pas au silence ou à une imagination sans rapport avec le « réel » mais au dépliement d’un ensemble de possibles /tous également affirmés en même temps. Pensé selon un principe d’entonnoir, du territoire aux individus qui l’animent, avec _ là ou se fissurent les plans d’évasion on reste au ras du sol, errant entre des fragments raccordés de proches en proches. Il ne s’agit pas tant d’une enquête sur le territoire, mais d’un chemin lézardé de trous et de fragments qui ne s’enchainent pas nécessairement de manière chronologique ou rationnelle. Les morceaux disjoints définissent autant le travail de la mémoire d’un lieu que le récit volontiers décousu, traçant ses chemins à travers une forme d’incohérence, liée aux trajectoires humaines.

 

 

il y a accroché au cœur
de la baie les nerfs tendus d’une querelle
sans cesse échauffée c’est la ville enclavée
entourée de massifs fondée près de l’embouchure du Rhône dans un golfe isolé
éclose pour un recoin de mer ce sont les axes de transport
coupant le territoire c’est le cœur fragmenté du plateau nord
ce sont les quartiers les plus
pauvres
jouxtant les pôles rénovés
c’est Euromed /Acte 1
310 hectares au périmètre
170 supplémentaires à l’Acte 2
c’est le théâtre des banques des compagnies d’assurances et des entreprises de commerce international
ce sont les espaces portuaires
limitant l’accès à la mer
c’est la vielle division du nord
et du sud
inversée ici c’est la porte d’Aix ouvrant sur les anciens remparts ce sont les zones urbaines qu’on appelle
_ sensibles
c’est l’habitat ancien
dégradé et les immeubles évacués en urgence
c’est l’arsenal des galères
dont il ne reste presque plus rien c’est la grande aventure de la montagne
qui persiste
des calanques /aux coups qu’on reçoit

c’est le rouge pierre

c’est là
où se fissure la terre

conjugué au passé des terrains d’embuscades c’est le fluide du vide
violine
des ciels la nuit tombante c’est le noir soleilleux qui a déserté la ville illuminée c’est la promesse du Prophète
le parc balnéaire du Prado
la Pointe Rouge aux couleurs des petites falaises la douceur populaire de la Vieille Chapelle
et toutes ces plages essaimées jusqu’à la Madrague c’est l’île de Calseraigne et les contes d’If
c’est le bord de mer
ou un enfant
sur deux
ne sait pas nager c’est sa langue qu’on cherche
dans celle des autres c’est le temps qu’on lui accorde
c’est le bleu méditerranée
qui me donne une joie
que les mots ne m’apportent plus c’est l’archipel et ses plongées marines
c’est la langue française
qu’on accoste en explorateurs
égrenant les lieux d’exil
jusqu’au dernier
c’est l’échec qui n’est pas dans le retour
mais dans le départ
c’est la mère qui nourrit sa famille des poubelles éventrées ce sont les petits métiers qu’on croyait oubliés
ferrailleurs et chiffoniers c’est la pluie diluvienne ou l’eau ne sait plus s’écouler
c’est la terre primitive
le ventre d’origine
le comptoir des marins et des marchands le miel des armateurs
des négociants des fabricants d’huile
des raffineurs de sucre et des savonniers c’est le bal des soieries et des épices
des bourses d’esclaves et d’affranchis c’est le terrain des premières pandémies
c’est la masse
dure
ou que le regard se pose la terre d’ocre et l’arrête accrochée
ce sont les cartes
bosselées
ou se masse une lumière vive
ce sont les chants l’électricité tristes ou se brûlent les égalités
c’est la règle fixée par les gangs et la tenue des quartiers pour que les sirènes s’en éloignent
c’est l’autorité du trafic au sortir des écoles c’est la saleté l’usure l’effondrement la vétusté
le royaume des rats
au cœur de la magistrale beauté
_

là-bas
la végétation se mêle aux portiques des palais
l’union du dedans et du dehors rendue possible
par les matériaux nouveaux
derrière la belle couleur feuille morte lambrissée
des bâtisses d’arrière-pays
le progrès se mesure au ciment à l’acier et au verre
ici
on entend
239 chemin de Morgiou
quand le désir s’accroche aux parpaings à la faveur d’un temps liquide
moite
aux heures chaudes l’orée d’une semi liberté chantée
des barreaux aux familles parfois un mot
perce c’est lui qu’on retient
ce sont les chants d’attente et de courage qui dépassent les numéros d’écrou
c’est l’union du dedans et du dehors pour le maintenant
et le plus tard
les mots brûlent les questions fondues
dans les affections du soir avec la vie
à vivre
là-bas
dans la garrigue bruissements vacillements l’incalculable des distances
à parcourir
tout n’est pas joué ni dedans ni dehors
ni ensemble ni séparé
les voix s’élèvent racontent les étoiles les bonnes
sous lesquelles certains seraient nés ployables
en fonction des collusions
et de tout ce sur quoi on mise au prix parfois
de la liberté
il y a caché sous les pierres et les résineux des verdicts
et le marquage du territoire les voix s’élèvent
comme principal événement de la journée on y cherche
des fissures et des plans d’évasion on y superpose
par effets de peau
poussés par leur milieu
la vie
à la vie
on fait
…..

dans les gorges le vent s’engouffre et chante le visage d’un homme
comme se peignerait celui d’un autre

on reconnaît sur sa peau grêlée de soleil
le limon et le travail au noir de la centrale hydroélectrique
on voit
dans l’inquiétude des yeux
la différence de densité
entre l’eau douce
de St Chamas déversée dans l’étang
et la mer y entrant

on voit en profondeur
deux motifs enlacés
que l’oeil
ne saisit qu’à tour de rôle
le droit capte l’usure du dos
et l’arrachement des membres à l’industrie quand le gauche devine les arrêtes et les voutes
l’immortel bâti de ses mains les premiers viaducs
l’eau transportée par et pour
les hommes

pierres et ici à côté
le plus grand du monde 130 mètres de dénivelé
82 de haut 375 de long
12 arches coiffées de 15 arcades

après

pierres

pièce maîtresse du canal
acheminant de la Durance vers Marseille pendant les sécheresses
la vie
l’eau en pénurie

l’eau
franchit la vallée de l’arc
enjambant
rivières routes et voies ferrées
l’eau
comme milliers de petites rigoles
qui auraient abouti au même nœud formant un piège d’impatience
prêt à déborder

plus tard cette femme traverse la rive la fait rejoindre à cet homme
avec dans les mains l’image du futur
……

ce matin on entend la voix de l’homme trancher le trafic
des compagnies aériennes à bas prix

l’homme dit _ j’ai peur de me lever un matin et voir que tout a soudain disparu

l’homme surveille de sa fenêtre le terrain vague massé aux confins d’une rue pentue
qui avant fut un verger
et avant encore un marécage
et bien avant une roche jurassique qui n’a pas de nom
sinon dans la langue des choses oubliées
aujourd’hui on y devine entre les petits larcins et le bossellement aride des sols
aux pentes de la montagne la procession de promoteurs de géomètres
de spécialistes qui mesurent qui comptent qui échellent
avant le balais des bulldozers avant l’assemblage d’ensembles à loyers modérés
avant le grand larcin de la terre rouge

l’homme aime son pré carré
essaie de comprendre la logique urbaniste des périphéries
l’homme est la périphérie assigné et résigné aux lisières

il écoute
ise rend à des assemblées qu’on appelle citoyennes
il entend des choses comme _ ré-habilitation des espaces nus/
optimisation des places de parking végétalisation des murs/ éclairage à faible coût/
moyens de lutte contre l’incendie/ voiries réduites

l’homme
répond que le loup mange brebis et chèvres
quand l’homme-loup dévore sa propre mère

l’homme va pécher le matin
au frémissement de l’aube avec ses fils
ils prennent leurs cannes et un sac bardé de pain rassis

sur le récif l’homme harponne un poisson qui renaîtra petit homme
dans le ventre de la femme qui l’a mangé et le goéland qui les surveille
peut-être est-il ce matin
en même temps
un goéland et un aigle l’avatar d’un être aimé
l’homme dit à ses fils
je suis l’arabe des Hauts-Plateaux personne ne m’attend
je suis le fils du pays natal duquel on revient pas je suis le banc de poissons
et son cortège d’esprits
venu chercher mon corps fatigué

le miroitement du soleil augmente la langueur aoutienne
les pensées deviennent métalliques bientôt fondues à l’eau salée

sur la roche rouge
les fils regardent la ligne d’horizon rosir
et dessiner sur l’eau un cercle vaste

on note le rapport entre l’Éblouissement
et la petitesse de ce que nous sommes

ils ne disent plus rien ils pécheront en silence
jusqu’à être vaincu par le vent
…..

la ville portait des maisons basses trois étages maximum
la femme essayait de regarder le soleil en face sur ce petit pan de mur ocre
le plus bel endroit du monde et ça lui brûlait les yeux

je me souviens
qu’elle s’intéressait au soleil et aux ombres
et pendant qu’elle s’aveuglait
elle avouait ne jamais voir les oiseaux manger
le pain et boire l’eau
qu’elle abandonnait sur un bord de fenêtre
la femme me parle longuement
des êtres
qu’elle ne voit plus leur passage
est uniquement signifié par l’absence des choses

les nuages forment
au loin
son territoire
augmentent son domaine d’évasion

elle regarde par dessus mon épaule comme si elle y rassemblait une harmonie de terre
d’eaux d’arbres et de lumière un espace sans destination
où elle aime se promener et porter son regard

la femme panse les plaies avec des herbes elle fait pousser la sarriette
dans les vestiges du souvenir

elle donne au vide l’importance qu’il mérite et qui fait qu’il n’est plus le vide
mais un entier

elle considère les fleurs saxifrages là-bas le mur fissuré
l’orage à venir
…..

Pierre Antoine Villemaine | Quelque chose ici comme une vacillation

Pierre Antoine VillemainePierre Antoine Villemaine est metteur en scène, écrivain, artiste et enseignant. Chargé de cours à l’Institut d’Études Théâtrales de Paris III, directeur artistique des Ateliers de lecture à haute voix de la Bibliothèque Publique d’information, Centre Pompidou (2001-04).

A mis en scène des oeuvres d’Artaud, Bataille, Blanchot, Celan, Duras, Genet, Giacometti, Handke, Jabès, Kafka… A organisé et participé à des rencontres et colloques notamment sur Artaud, Jabès, Blanchot, Celan, Michaux…

A publié de nombreux articles, récits et poèmes en revues : Remue.net, N4728, Ralentir/Travaux, Revue des Sciences Humaines, Revue d’Esthétique, Théâtre/Public, Europe, Le Nouveau RecueilSens Public, Communications

 

Quelque chose ici comme une vacillation. Hésitation. Tu vois clairement que les mots te déportent au delà de toi-même, vers des régions pas toujours plaisantes. Dans l’après-coup tu t’en désoles mais la route t’emporte et tu butes maintenant sur les pierres, tu t’enfonces dans la boue des chemins, sous l’orage des éclairs silencieux strient l’horizon et tu pénètres dans un brouillard étrange et beau, rassurant, tu erres longtemps entre les arbres fantômes, tu as perdu le nord. Nous te retrouvons beaucoup plus tard, tu es à genoux, tu te cognes le front contre la terre. Plus tard encore, nous te voyons redescendre vers la vallée, dans les éboulis qui pleuvent autour de toi, tu dévales les pentes escarpées en riant, tu te retrouves, tu te surprends. Ô délice alors de s’éveiller, comme on ressuscite.

*

Il portait en lui cette sensation d’être n’importe qui. Sans lieu et sans nom. Parfois sa pensée se retirait et il sentait qu’il s’évaporait doucement dans l’air. Ce n’était pas désagréable. C’était comme un évanouissement, un lent engourdissement auquel il s’abandonnait volontiers, un doux sommeil dans le froid, dans la neige. Ce motif lui revenait sans cesse et il ne pouvait pas s’en défaire. Il avait souvenance que le froid accroissait la clarté des choses, augmentait la netteté de leurs contours. Cet arbre effeuillé dont le tronc et les branches fines se découpaient si vivement du ciel lui en avait apporté la preuve. – Oui, je le connais votre arbre isolé au beau milieu d’un champ, je le vois bien, on dirait qu’il est peint à l’encre de Chine sur le paysage. – Vous le voyez souvent ? – Non, je ne veux pas le déranger, il est fier et je préfère le laisser à sa solitude.

*

Depuis le haut de la montagne son regard caressa longuement le paysage. L’atmosphère était limpide, immense et légère. Il accompagnait les nuances de la lumière, les caprices du vent. Il se pencha et suivit des yeux les courbes du fleuve. Il vit le haut clocher de pierre grise et au lointain les collines qui protégeaient la vallée. Oublieux de lui-même, il surprit des formes mouvantes dans les nuages. Quelque chose se défaisait. Il perdit son assise et demeura indécis dans un fragile équilibre. Il aurait voulu saisir l’occasion mais il n’était pas encore prêt. Il se sentait à l’étroit dans son corps. Il aurait voulu être plus léger, plus aérien – un oiseau sans doute. Mais déjà il n’était plus de la terre, il flottait légèrement au dessus du sol. C’est ainsi qu’il voyagea au delà de ce qu’il y avait à voir et s’abima dans la transparence du jour.

Sara Bourre | Chant d’Annabelle

Sara Bourre

Sara Bourre écrit et se produit régulièrement sur scène avec le collectif CLN (projet musical au sein duquel se rencontre poésie, matière sonore et visuelle), et le groupe Crashing Dolls.

Elle a publié des textes poétiques dans plusieurs revues, ainsi qu’un livre aux Éditions du Cygne « À l’aurore, l’insolence ».

Elle est actuellement en master de création littéraire à Paris 8.

 
 
 

 
 

Sous quel soleil te caches-tu
si tu te caches
si tu cueilles un à un mes cheveux dans la nuit
si le sable au coin des yeux te fait rire comme un fou à l’approche des tempêtes
je pense à toi comme on dérive
avec beaucoup de sang dans les paumes de main à force de m’accrocher aux branches

dans quel désert ton corps se plie

ma peau fantôme
ma peau de crime et de sueur
avec quelle main la sèches -tu
et quel regard donner à l’amour qui sans prévenir
se balance des falaises

donc tu me laisses
tu pars
tu avances dans l’oubli de mes yeux
parfois la nuit je te devine
la chambre bleue vacille
tu manques à ces murs
tu manques à tout ce que je touche
dans le sommeil je te sais droit et fière
les yeux plein d’un soleil rouge
les mains ouvertes aux fracas des mémoires des rires des cris

tu m’attends

lettre après lettre je trace l’histoire
je remonte à l’envers le chemin du corps
je joue à me crever les yeux à coup d’absence et de désir
je marche comme une aveugle
comme une morte
comme une folle – ils disent
avec leurs voix de fer
ils disent voilà la folle et je me courbe
je me découpe à l’intérieur
avec les dents je m’arrache et me donne à bouffer aux chiens
voilà la folle – Annabelle la putain
la sœur de crime et de nuit
la traînée l’indécente la furieuse l’impossible
voilà celle qui ne regarde rien
et qui se vautre dans toutes les ombres

je trace ton corps
je trace ta route et chaque matin
je t’attends sur la pierre brûlante
derrière la maison
là où aucun regard ne se pose

sous quel soleil marches-tu
Quelle routes
Quels vertiges
Est-ce qu’entre tes lèvres
mon nom encore
comme une prière
un appel
un chant
un cri

me voilà nue
bercée par le brouhaha des souvenirs
les pulsations de l’enfance
secouée comme une garce
par les mains larges de la honte

me voilà sans visage
et revenue de tout
me voilà sans raison
la peau du frère jetée aux marées noires de l’oubli
ma propre peau en vrac
dans la lumière crue
et la bouche
la grande bouche de ma mère qui
depuis ce jour
ne parle plus
juste le geste et faire mine de ne rien comprendre
ne rien savoir
ne pas cligner des yeux face à celui qui
sans un regard
un matin
ferme la porte et un pied devant l’autre
s’en va

la route sur laquelle je marche plonge dans la mer
je suis bête et violente au dedans
je suis abrutie par l’odeur de mon propre corps
qui sans toi continue
sa mascarade
son théâtre de pacotille
ses histoires à dormir debout
à l’envers
et qu’importe le sens de la marche
j’avance les lèvres sèches
assoiffée
bête et violente au dedans

voilà la folle – Annabelle la putain
la sœur de crime et de nuit
la traînée l’indécente la furieuse l’impossible
voilà celle qui ne regarde rien
et qui avance
avance
avance.

 

Alys Demeure | Correspondances

Extension du domaine de la photographie, les processus physiques initiés dans les oeuvres récentes d’Alys Demeure agissent comme un instant de matière. Se jouant plus largement du substrat matériel sur lequel s’inscrivent les formes et les images, l’artiste élabore au sein de ses expériences une recherche autour des cadres et des limites qui bordent l’apparition ou la disparition, la révélation ou le trouble, la mémoire ou l’oubli. Que ce soit à travers l’éphémérité de certains matériaux organiques, la labilité propre au langage ou encore les variantes de contextes, les oeuvres fragmentaires, silencieuses et ombrageuses d’Alys Demeure revendiquent une certaine retenue à l’efficience discursive ou spectaculaire.
Alys Demeure est diplômée de l’Ecole nationale supérieure d’art de la Villa Arson (Nice), en 2008. Son travail a été présenté dans le cadre de différentes expositions collectives et d’expositions personnelles comme en 2014 au centre culturel Una Volta, à Bastia, et en 2017 chez Alexandre Dufaye pour le cycle Bruits de Couloir à Nice. Depuis 2016, elle participe aux journées d’études du Laboratoire Espace Cerveau de l’Institut d’Art Contemporain (IAC) à Villeurbanne, collabore aux recherches théoriques et à la programmation de celui-ci.

Correspondances est une série d’enveloppes réalisées à partir de papier de soie noir contenant une dose équivalence de pigment jaune. Cette pièce a priori monolithique sur image tend à conférer un caractère d’immédiateté au con­tenant de l’archive, une présence organique. La verticalité de la cimaise met à l’épreuve l’objet enveloppe qui une fois accrochée subie une déformation se­lon le poids du pigment et la gravité. Réactive au passage des visiteurs qui la soulèvent selon leurs mouvements, Correspondances provoque chaque fois le déversement d’un peu plus de pigments et devient une véritable matrice co­lorante de l’espace.

Marine Riguet | Le désert du vide

Marine Riguet

Marine Riguet est chercheuse en Littérature et en Humanités Numériques. Elle est l’auteure de textes poétiques, d’une pièce de théâtre (Talk to me, mise en scène par Laurent Cazanave en juin 2012 au Théâtre Côté Cour), d’un texte sonore (La Souterraine, illustrée par Emma Duffaud et performée Galerie POS en 2018), et pratique l’écriture audiovisuelle.

 
 
 

Depuis cinq mois qu’il marchait, il avait le soleil levant pour seul point de mire.
S’évaporait peu à peu tout ce qu’il avait quitté, jusqu’à son nom.
Il avançait sous une lumière sans jour ni ombre, dans une heure où se valent le soir et la naissance. Il ne faiblissait pas, ne trébuchait pas, ne priait pas.
Sa barbe recouvrait la moitié de son visage comme une croûte, et sa tunique, pourtant bien trop ample pour ses épaules, collait à sa peau.
Il avait enveloppé ses pieds dans des bandelettes pour que ses semelles ne les entament pas.

Devant lui, la terre. Devant lui, crépitant de silence jauni.
Les pousses dans leur lente crispation se confondaient aux pierres.

Il voulut cracher comme on s’humecte la gorge, mais il ne transportait rien, ni salive.
Ses épaules coûtaient. Sa nuque courbée, chaque enjambée faisait le poids d’un corps.
Il fuyait.
Sa marche était un interminable affrontement.

Il n’avait personne sur ses pas. Il entrait seul sur cette terre en dehors des routes, des promesses, des racines ; et il comprit que cette terre était sienne.

 

© Emma Duffaud

 

Ne dors pas.

Il faut leur coudre les paupières. Aux morts. Leur coudre les paupières pour préserver leurs images intérieures, que leur mémoire ne s’évapore pas par les yeux.

Ne dors pas. Il n’est nulle mort possible. La mort, c’est celle des autres, celle qui se voit, à la surface, qui se laisse regarder.

Ton existence à toi est une nuit sans commencement, de celles que l’on n’interrompt pas.

Le soleil s’élance. C’est pour toi qu’il s’étend, qu’il s’étire, pour toi qu’il brûle. Il est ton tatouage, ta sentence, ton clou, le passé en germe dans la moiteur de tes jours, il est le cœur qui s’essouffle en toi, devant lequel tu dois comparaître sans te dérober jamais, parce qu’il est l’œil, il est le ventre qui digère ton existence, qui t’accorde ton sursis et ronge ton repos, il est l’astre, le clown blanc sans ride, sans ombre, et il résonne, il parle à travers toi, il t’entend.

 

© Emma Duffaud

 

Le corps d’Annabelle. Invisible, dans la nuit, respirant sans se faire voir, sans soulever les couvertures, égal à tous les autres corps ; que la nuit dévoile, rend à lui-même, parmi tous ces autres corps, rend étranger, permis. Jusqu’à ce que sa main. Annabelle sur le matelas posait le dos de sa main. Si légèrement que le drap ne pliait pas. Écartée de son corps, donnée à la rencontre de mes doigts comme à la nuit, indifféremment, d’accord pour se faire happer, d’accord pour disparaître. Tant qu’on ne dérangeait pas le silence. Tant qu’aucun de ses mouvements ne crissait. Je n’ai pas su tout de suite. Sa main est apparue au bout d’un tâtonnement, d’un étirement de mon bras qui n’aurait rien dû rencontrer d’autre que l’air. Mais sans heurt. La main d’Annabelle dans la nuit n’était pas la main de ma sœur. C’était la main d’une autre, la main d’un corps parmi tous les corps, qui se donne sans appeler, qui réchauffe et tremble dans un frisson qu’on veut caresse, la main qu’on prend, qu’on retient en croyant serrer avec elle l’ensemble de l’être, la main qui se plie comme un cou et respire comme un ventre.  J’ai pris dans la nuit la main d’Annabelle qui n’était plus Annabelle. La main inconnue, la main nouvelle. J’ai rencontré la paume d’Annabelle pour la première fois.

 

Variations I & II

 

 

Suite du projet :
– vidéo-poème de Sara Bourre et Mathias Bourre (janvier 2020)
– exposition des peintures d’Emma Duffaud et live (printemps 2020)

Jolyon Derfeuil | Encrer à l’usine

Jolyon Derfeuil

Jolyon Derfeuil

Né à Angers en 1971, Jolyon Derfeuil a découvert la poésie à l’adolescence, au sein de l’atelier théâtre de son lycée, reprenant des textes de Raymond Queneau pour les jouer sur scène. Il découvre aussi dans la foulée Pierre Reverdy, Antonin Artaud, les poètes surréalistes, Baudelaire, etc. Puis il enchaîne avec des études de comptabilité qui ne mènent nulle part, le service militaire et quantités de petits boulots avant de faire une fac de lettres d’où il ressort avec une licence de lettres modernes. La suite de son parcours s’illustre dans l’associatif, l’écriture de scénarios, la réalisation de courts métrages sans pour autant délaisser la poésie. Il anime entre autres des émissions de radio consacrées au slam et au cinéma sur la radio angevine alternative « Radio G » et fait des improvisations poétiques en direct dans une autre émission dédiée au Free jazz.

 

 

Encrer à l’usine (extraits)

Une dizaine de camions entrent dans ma tête par les oreilles. Ils roulent dans tous les chemins nervurés de mon cerveau mais ils ne livrent pas, ils ne livrent jamais. Ne s’arrêtent jamais. L’un des chauffeurs saute de son véhicule en pleine course. Ils font tous pareil. Mais les camions continuent. Sans pilote. Ce sont des bolides absurdes, mais aux trajets réguliers, raisonnés. Peu à peu, ils se changent en neurones, en atomes, en feux-follets organiques, le coffre plein d’informations contradictoires pour éprouver vaillamment mes nerfs et, par mimétisme, ma conscience égarée et je deviens un ouvrier, un chauffeur, un mécano, un agent de la maintenance, rompu à la technicité désuète mais redoutable du geste sur. Je ne livre qu’à moi- même un robot ténébreux et je roule sur les bords du monde. Je roule, chargé d’une mémoire pleureuse, tailladée par les acouphènes, les éclairs et les odeurs d’aciers fondus. Je roule pour espérer remplir le néant.

Compter sur moi

Au rendez-vous de nos attentions ici
sur le bureau encombré de gommes j’ai retenu la nature du piège

à force d’être dans ce travail je ne deviendrai pas fou

je serai juste au bord

l’ombre de ma main me l’a dit l’ombre de ma tête aussi

des camions parcourent la nuit
chargés de ciseaux, de crayons de bois

ils me rejoignent au regard,
à la rature infinie humectée par la première langue, celle des consignes

et dans le vaisseau du gardien je fais le compte des néons avant d’être attentif
au numéro des taxis

je veux la palette
le siège le plus bancal et des fruits rouges

et je porterai
au sommet de l’horloge
la poussière brunie de mes gestes.

 

Des petits bonshommes sur des écrans, des robots en action, des portes qui coulissent, des wagonnets qui circulent, des camions qui se remplissent… ça fait des films en pagaille : des plans fixes, des zooms, des panneautages qui se prolongent infiniment dans le coeur des disques durs, une addition de signes pixelisés comme si on me renvoyait les photos fébriles des différentes parties de mon cerveau-surveillant, comme autant de fenêtres réelles qui se rêvent elles même en fiction… Alors je me range dans la faille des images, je m’imagine à la place de ces gens, je les occupe sans curiosité.

Damien Guggenheim | Fuites

Damien Guggenheim

Diplômé en Arts visuels à l’École Supérieure des Beaux-arts de Genève en 2004, Damien Guggenheim vit à Paris. Son travail tente d’explorer la dimension narrative des œuvres à partir de la secondarité topologique du regardeur. Sa dernière exposition personnelle a eu lieu à la galerie Eyris Dadoun, en novembre 2018.

 
 
 
 
 

Fuites

Vidéo, 45’’, couleur, son, 2019​
Sans changer de tableau, la caméra passe de la première à la seconde pièce de l’appartement représenté dans les deux premiers panneaux de la prédelle de Paolo Uccello « Le miracle de l’hostie profanée », jouant d’une aberration de la perspective qui s’y trouve logée : la deuxième pièce contient la première qui est plus grande qu’elle. Ce qui se traduit par une disproportion des portes de gauche et de droite entre elles et par rapport aux damiers du sol. Le drame se divise ainsi en deux, selon le côté par lequel déborde l’événement, là où la narration se réduit à un sens qui fuit et à un bruit qui court.​

 

 

Eric Darsan † Rapport sur la (dé)construction du Général en parti[cul(i)]e(r)[s].

Eric Darsan

Né en 1975, Eric Darsan est écrivain, critique et nomade. Il publie textes et articles dans diverses revues littéraires en ligne (remue.net, Poezibao, Sitaudis, La vie manifeste, etc.) ainsi que sur son site personnel, avec un intérêt particulier pour l’édition indépendante, la littérature contemporaine et expérimentale, poétique et politique. Il est l’auteur du Monde des contrées, paru en 2016 aux éditions Le Tripode, une introduction à l’œuvre intégrale de Jacques Abeille illustré par les 400 coups, collectif d’une vingtaine d’artistes sérigraphes.

Membre actif du Général Instin,  il est également l’auteur de (G)rêve, Général(E) : Chant de guerre pour l’armée d’Instin, une série insurrectionnelle en quatre temps publié en collaboration et en simultanée sur Remue.Net et Lundi Matin. Le général en mouvement(s), Instin, de l’IS au NSK : tentatives d’approche du fantôme collectif, a fait l’objet d’une Conférence performée à la SBC Gallery of Contemporary Art dans le cadre de Publishing Sphere où il était invité avec Patrick Chatelier pour représenter le GI.

 

« DGSI partout, GI nulle part ! »
Statu-t/-e du Général Instin, 10/09/2019


In-/Con-struites par les plus éminent·e·s spécialistes dé-/re-pêché·e·s de/par la PP (Police Po-é-li-tique), nos informations (quantiqu-/-tativ-/ement astronomiques) en provenance du CERN (Organisation Européenne pour la Recherche Nucléaire, avec un O mal fermé devenu C — couac infinitésimal) et de la DGSI (DST+RG-GI) sont (in)formelles : le Général est en marche (comme on dit en voiture Simone) : c’est là son principal moyen de locomotion (la marche, pas si molle). Bien entendu, il faut avouer que ça prête à con-t/f-usion(s) cette façon de. Mal parler [ce texte a été initié à/pour l’oral — après c’est parti en q(uen)ouille] d’une personne comme s’il s’agissait d’un mouvement.

Pourtant, si on les décompose sur le mode de la chronophotographie, qu’on saisit/isole chaque instant en (con-)séquences, le Général comme son pré-tendu (c’est entendu, di-s/-t) mouvement (Général & parti[cul(i)]e(r)[s]) se (dé)multiplient, se r-e/a-ssemblent successivement jusqu’à se re-joindre et in-/con/-stituer [(dé)formation] une seule unité [division], unique pulsation sonore induisant un rythme à une période/fréquence que l’on peut mesurer ainsi (grâce aux dernières avancées de la chronobiologie anthropométrique) : G=I+G= GI.

Du moins c’est ce qu’on dit (nous l’allons montrer tout à l’heure).

(Avertissement : ce qui suit est une expérience de pensée, toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé sera déterminée par l’intervention de l’observat·rice·eur, conformément aux instructions du Général Erwin Rudolf Josef Alexander Schrödinger).

A-G

GI marche, donc, comme un seul homme [ou femme, genre on ne sait pas]. Au pas, ou pas. Mesuré, pour être précis : une deux (bis repetitae) [autrement dit : pas de deux, dit aussi : pas (maré)cha(u)ssé(e) — vue du dessus : : / de côté : ..]. Une par(t)i(culari)té qui lui donne généralement l’allure androgyne d’un métronome. D’ailleurs, quand il prend les transports en commun, il marque la mesure de même, dodeline de gauche à droite (et vice versa). Mais il arrive aussi que le Général accélère, hâte le pas de course, charge comme un sauvage, d’avant en arrière-garde/cour[re comme un dératé].

Parfois (de plus en/le plus souvent), comme un(e) vieil(le)( h)ard(e), le Général aime que les choses soient égales, qu’elles soient régulières. Que rien ne dépasse. Que tout soit uniforme. C’est reposant. Cela lui permet, à lui, d’être en mouvement. De dé-river/-lirer. Quitte à s’exclure, à sortir, à surgir, à se jeter dehors, à se ruer dans l-e(/a) ru(e), à quitter l’(h)UT(te) (Unité Territoriale) pour le (Hors-)sol.

B=

Le Général est in-/ex-clusif dans le même temps/espace/syntagme/segment. Quand il dit j’erre, il digère [, ]vraiment. Il a un appétit dément, pas d’oiseau, mais de vraies fringales. Et quand il a terminé de se fringuer, il sort et dit gère à son corps défendant. Il se préfère i(rré)sol-é(-/u)ment solitaire, plutôt que mal accompagné. Suit un régime particulier (: c’est un(e bande de) jeune(s) à lui tout seul) qu’il respecte à la lettre (lui qui commande, qui obéit : GI reste & GI suit). Avant de sortir, il se fend la gueule(,) cassé(e) d’un large sourire et de quelques plaisanteries qu’il garde pour lui (c’est là son joker). Dans le cas (toujours particulier) où il viendrait à se rencontrer au gré d’un dîner mondain et ne saurait pas quoi se dire ou faire, comment se (re-/dé-)tenir en société. Secret et volubile, GI s’efface, s’oublie et s’éparpille en — babilles.

C-I

D’Instin, on ne sait pas grand-chose dans le fond. En tant qu’homme, ou femme, il ne faut pas le chercher. En Général, on le trouve. Bienveillant envers les hommes, les femmes, les enfants et les animaux, il passe son temps en différ(-e/)ant(s) avec\contre ses semblables, sans répit ni repos. Dispos, vacant, il va, quand il en a le temps, vaquer loin du troupeau, de l(’)a(t)[ ]troupe(ment).

A ce moment précis passe un enfant, passe un oiseau. Pas un ange (on n’a pas le budget pour ça, pas les relations qu’il faut), mais un passereau. Pan ! Bang ! : le Général a sorti son flingue, flingué l’enfant : flingué, l’enfant ! Alors on ne salue plus, a demandé le Général, comme pour lui-même. Et Instin de répondre, le clope au bec, saoul comme une grive : nan.

D+

GI ren-/dé-/ren-gainant (il participe, présent), en prend de la graine après coup, égrène les raisons de la gêne. De l’oiseau il n’a que faire, qui tient trop à ses plumes pour risquer le tiers de la moitié du commencement d’une [barbe=>G/R/H-achis].

Et c’est ainsi qu’Instin songe/observe/s’aperçoit/comprend en Général et conclut : l’enfant au fond, et surtout dans sa forme (du moins ce qu’il en reste) n’est pas l’étranger. N’est pas camus, couvert de sang : il est mort pour de(ux) faux : pour l’adulte et pour l’enfant. Mais c’est déjà trop, traumatisant, trop marcher dans les pas de l’adulte vieillissant. Alors GI se jette contre les murs et y imprime – rouge sang sur faux sang blanc – son non ancien, son nom nouveau, qui le voit naître et grandir et mourir tout-en-un : Instin. Général. Général Instin.

E-G

L’enfant, c’est l’Enfance du Général. Que le Général a tué. Par lui-même (by himself – le Général, en grandissant, a appris la langue commune à son temps). C’est ainsi qu’il s’écri-t/-e. Fait entendre sa voi-e/-x par ses mains.

Et c‘est alors que l’enfant se relève. Le Général n’a pas totalement tué l’enfant. Ou plu(s )tôt : pas vraiment. Il l’a tué avec ses mains d’adulte [en] (in)complet, sous couverture, déguisement (déguisement vrai, mais déguisement tout de m-è/ê-me), mimant des pistolets. L’index et le majeur joints en barillet, l’annulaire en guise de gâchette et le pouce en chien de fusil. Son petit doigt, lui, ne dit rien. Témoin pourtant, mais silencieux tout de même.

F=

Le meurtre n’a pas fait de bruit, il s’est fait en silence. In-/Con-struit progressivement. Comme une intrigue, avec ressorts et tout. [F®iction] in-/ex-clusive, ir-/réductible de parti[cul(i)]e(r)[s]. Désormais GI est HS. Hors-Sol, réellement. Réalisé et réifié, monde et hors-monde, arche et soubassement, chtonien et ouranien, tout ou rien, léger et terrifié dans le même temps, GI erre et rit comme un damné de la terre. Reste 2 π R. Inspecte le périmètre, en connaît un rayon, tourne en rond, s’oppose diamétralement à toute tentative d’encerclement. G demeure un mystère, I[l] s’ignore et se découvre continuellement. Chez lui. De là, depuis, le Général nous somme de faire/de dire/d’être le Général : nous qui lui donnons perpé-/mu-tuellement naissance et le perpé-tuons, nous(, en) sommes, nous sommes Le Général, astre brûlant et froid en perpétuelle (r)évolution.

GI=HS

In General imus nocte et consumimur Instin

Marine Riguet | Hors-série

Marine Riguet

Marine Riguet est chercheuse en Littérature et en Humanités Numériques. Elle est l’auteure de textes poétiques, d’une pièce de théâtre (Talk to me, mise en scène par Laurent Cazanave en juin 2012 au Théâtre Côté Cour), d’un texte sonore (La Souterraine, illustrée par Emma Duffaud et performée Galerie POS en 2018), et pratique l’écriture audiovisuelle.

 

 

Tu seras sauvage
Tu garderas tes histoires comme des odeurs
à même la peau
Ta voix aura l’épaisseur des pierres qu’aucune nuit, qu’aucun jour ne perce
Tu habiteras les chemins qui ont ton allure
Tu marcheras le dos rond
le ventre lourd
comme la terre porte sa semence
Tu seras plein de ton royaume
des connus, des croisés, des souvenus et des invisibles
peu importe les noms
Tu emprunteras des langues, des bancs, des toits
et des traces de chaleur
Tu seras partout ce qui demeure

(On m’a appris que chaque homme portait au fond de lui un point de rupture vers lequel il ne fallait pas aller, pas creuser. Qu’on apprenait à travestir en suivant les routes tracées, en écartant de soi la vieillesse, les tremblements, l’insoluble. On m’a appris que chaque homme portait sa folie comme le fruit son noyau et qu’il ne fallait pas l’ouvrir. Je l’ai cru longtemps.)

Je me suis trompée
Je repars du début, de ma mort, je remonte
J’ai quitté mon nom
J’ai quitté les miroirs

Suis-je d’eau et de mots
Suis-je des gravats d’histoires
Et les graviers que je prends le soir dans mes chaussures pour des photos d’enfance
Ou toutes les figures de papier, de peau, de béton dépliées en villes

Suis-je dans chacune des traces qui me balisent
Comme des points de croix, de non retour
Des déchets que personne ne réarticulera

Suis-je la chaussée pour les jours migratoires
La vacance entre le ciment et les pierres
Ou les os qu’on noie dans la mer
Comme les pièces dans la fontaine, accrochées à un voeu
Et que fait-on des ombres qui se restent sur les rives avec nos haillons en plastique
Est-ce qu’elles se revêtent, est-ce qu’elles se portent encore
Ou s’évaporent
Dans le soleil

Suis-je l’arbre quand tu viens
Quand tu t’appuies debout
Un instant
Ventre de haut en bas
Racines écorces
Qui respirent en poussant
Un instant

Sommes-nous devenus des fugitifs
À quel moment

Ma mère m’avait dit : tu n’auras pas d’enfant
Tu n’auras pas d’enfant, ma fille
Pas toi
Parce que ça ne peut pas être autrement bien sûr, la fille mère de sa mère
Tu as choisi, tu es la fille et la mère de ta mère
Tu n’auras pas d’autre enfant
Tu n’auras pas d’autre enfant dans ce ventre
Pas toi

Jusqu’à ce jour…
Je ne saigne plus
Je ne saigne plus
Plus de sang entre les cuisses
Tout à l’intérieur qui reste et qui grandit

Mon enfant
Je suis ta chambre noire du cœur à l’os
Mes jambes forcissent pour te porter
Et mon dos et mon ventre comme deux coques, comme ciel et terre autour de toi
Et mes seins qui s’emplissent et se tendent pour toi
Mon corps après le passage de l’homme
Après l’amour et les peaux qui se boivent se confondent s’agrègent
Mon corps ouvert et fermé, resserré sur lui, empli par lui
Après ce trou creusé par l’homme qui se retire et s’en va
Aimé jusqu’au sillon
Mon enfant de chair d’entrailles de réconciliation
Tu seras la mémoire des champs travaillés par nos mains et qui ont besoin de trois saisons pour mûrir
Des tiges qui montent dans le matin bleu, que les fleurs font plier
Et qu’on égraine en juillet en frottant dans des draps
La mémoire de la sueur sur l’échine, du blé parmi la paille
Et de la farine blanche dans la pliure des doigts
La mémoire de l’homme qui m’a prise pour refuge
Du midi qui se lève
Tu seras
Mon enfant

Ils répètent ils insistent comme une maladie
Ils répètent : plus rien qui ne coule ni ne vient
C’est dans les nerfs et non le ventre, le corps qui fait semblant
Et qui grossit d’inexistence
Ils répètent comme on cogne la pierre
Plus de blé, plus de terre
Ils répètent comme une maladie
Comme ma mère qui m’avait dit : tu n’auras pas d’enfant

 

On ne parlera pas
de ses mains au volant
de ses épaules apprises dans l’embrasure des matins et des soirs
en trois gestes
sa présence dans trois gestes
capitonnés de cuir de clim de pastilles à la menthe
et l’air émaillé de la ville entre vous
On ne parlera pas
entre vous
Seulement l’autoradio

Non, on ne parlera pas du père
apparaissant quand on se penche sur le rétroviseur
et le regard ailleurs
jamais droit jamais dit
mais dehors toujours dans l’arrière-pays
toujours dans les pierres
toujours ce que l’on quitte

Pierre-Antoine Villemaine | Des années passèrent

Pierre Antoine VillemainePierre Antoine Villemaine est metteur en scène, écrivain, artiste et enseignant. Chargé de cours à l’Institut d’Études Théâtrales de Paris III, directeur artistique des Ateliers de lecture à haute voix de la Bibliothèque Publique d’information, Centre Pompidou (2001-04).

A mis en scène des oeuvres d’Artaud, Bataille, Blanchot, Celan, Duras, Genet, Giacometti, Handke, Jabès, Kafka… A organisé et participé à des rencontres et colloques notamment sur Artaud, Jabès, Blanchot, Celan, Michaux…

A publié de nombreux articles, récits et poèmes en revues : Remue.net, N4728, Ralentir/Travaux, Revue des Sciences Humaines, Revue d’Esthétique, Théâtre/Public, Europe, Le Nouveau RecueilSens Public, Communications

 

Des années passèrent. Et puis un jour je reçus ces mots sur un bristol : “Nous avons la tristesse de vous annoncer les funérailles de Mr M. Le convoi partira de la maison mortuaire de Chantilly le 12 Avril à 15 h. pour se rendre en l’église Saint-Sauveur et de là, au cimetière Lachaise. De la part de toute sa famille, parents et alliés. Dans l’espérance de la résurrection.“ Ainsi donc mon héros, celui que je suivais depuis de longues années avait tiré sa révérence. J’étais bouleversé. Non par la disparition de cet homme auquel je m’étais inconsidérément attaché, car il fallait bien admettre que ce n’était qu’une silhouette de papier et donc qu’il ne m’importait pas plus que cela, non, j’étais bouleversé par le vide qui s’ouvrait désormais devant moi. Plus de figure auquel je pouvais me rattacher. Désormais seul face au vide. Ce héros m’avait soutenu bien longtemps et je lui en étais extrêmement reconnaissant. Il n’était plus désormais. Réduit en miette. A jamais déboulonné, comme cette statue renversée en une lente chute, s’effondrant dans un gigantesque nuage de poussière — moment inoubliable et très télévisuel que cet être de ferraille réduit en mille morceaux. Plus de figure auquel me rattacher, ai-je dis, et me revoilà aux prises avec ce sempiternel glissement des figures, à leur élégant évanouissement dans l’air puis à leur disparition. Et puis, toujours, encore, cette pensée en transit aussi fuyante qu’obstinée qui ne s’incarne que provisoirement, demeure sous la coupe de ce qui ne se dit pas, refuse de se figer dans une forme, qui, par delà les figures, veux saisir, obstinément, autre chose.