Né en 1980, Mahigan Lepage a publié des livres numériques aux éditions publie.net (Carnet du Népal, Vers l’Ouest, La science des lichens) ainsi que des livres papier aux éditions du Noroît (Relief) et chez Mémoire d’encrier (une version révisée et augmentée de Vers l’Ouest). Il a complété en 2010 un doctorat en cotutelle entre l’Université du Québec à Montréal et l’Université de Poitiers. Son site personnel, Le dernier des Mahigan (mahigan.ca), se veut un lieu d’exploration de l’écriture et de l’image.
3. La Machine herméneutique
La troisième machine – la machine herméneutique – agit en étroite collaboration avec la machine enregistreuse. Il s’agit d’une machine de « production » en un sens bien précis : elle produit des documents, comme preuve si l’on veut – preuve du désastre. Or, il arrive que cela passe d’abord par un mécanisme d’enregistrement : les documents sont alors soi-disant enregistrés ou recopiés, au même titre que les images et les voix. Ici, par exemple : « Évidemment, photographiant la double page punaisée sous la vitre du terrain de dressage, jamais je n’aurais pensé la recopier dans mon livre (je n’ai qu’un petit appareil numérique bas de gamme, mais dont le bouton symbolisé par une fleur signifie qu’on peut photographier de près » (DA : 191). L’écriture, rivalisant d’ingéniosité technique, se fait photocopie. Là où cependant il y a dépassement de la machine enregistreuse, c’est quand le narrateur se met à interpréter les documents.
La machine herméneutique était déjà perceptible dans le deuxième fragment (Daewoo en Lorraine, repères), où elle produisait les chiffres, les statistiques, mais sans en proposer encore une véritable interprétation. Elle mettra du temps à s’installer et à s’activer, sans doute en raison de sa complexité et de son caractère abstrait, qui l’inscrivent dans une sorte de secondéité. C’est seulement au milieu du livre qu’elle démarrera pour vrai. Et elle sera féroce. Il faut la voir, dans le fragment Incendie, violence, révoltes : Cellatex et les autres, déconstruire l’un après l’autre les systèmes et les discours industriels et financiers :
Après Cellatex, c’est une contagion. Dans les brasseries Heineken d’Adelshoffen, où on fabrique de la « bière premier prix ». Ça se vend moins que les « bières de marque », mais les bières de marque étiquetées (Adelscott par exemple), Heineken les fabrique dans une autre usine (et celle étiquetée « bière d’Alsace », le groupe la fabrique en Italie). (DA : 126)
La littérature s’attaque ici à ce qu’elle connaît le mieux, à ce qui la constitue intrinsèquement : la langue. En réaction au « démontage de plusieurs machines » (DA : 126) par le groupe Heineken, elle démonte les mensonges (forcément langagiers) qui sous-tendent les actes de fermeture et de licenciement. Les discours, souvent négligés au temps d’une certaine idéologie marxiste comme relevant du superficiel (de la superstructure considérée comme « pâle reflet »), deviennent ici le centre du combat esthétique et politique. Dans l’extrait suivant, les syntaxes des bien-pensants sont immédiatement corrélées avec l’idée de contrôle ou de commandement :
Et, parallèlement, le verbiage des bien-intentionnés de la société libérale. Écoutons-les, buvons à la santé de la « novlangue ». Avec des excuses pour la qualité des syntaxes, mais ce sont ceux-là qui nous commandent ou y prétendent. Ceux qui décident. Je souligne :
« En effet, la facilité avec laquelle une personne sans emploi en retrouvera un autre dépend de la rapidité avec laquelle les entrepreneurs peuvent se départir des productions ne répondant plus aux attentes des consommateurs – qui sont eux-mêmes littéralement les employeurs des entrepreneurs. […] » (DA : 128)
La machine herméneutique produit des documents, des slogans, des discours, puis elle les interprète, les analyse, les démonte patiemment.
Dans la deuxième moitié du roman, elle prendra de plus en plus d’importance. C’est elle qui produira le rapport d’incendie du château de Lunéville (Incendie : Lunéville, le château). C’est aussi elle qui interprétera les inscriptions du cimetière des chiens (Perspectives pour l’emploi : le cimetière des chiens). C’est encore elle que l’on verra à l’œuvre dans le fragment intitulé Du dressage comme allégorie, une découverte. Au cimetière des chiens, le narrateur avait remarqué l’offre de formation de « maîtres-chiens ». Alors :
J’avais du temps, j’ai voulu voir de plus près.
Dans les pages jaunes des villes de la communauté d’agglomération, on relevait cinq espaces canins déclarés : Toutou Much, K’niche, Cath’Pattes, Dandy Dog, Estetic’Chiens, et une association de bénévoles : Le Cœur en plus, qui proposait ses propres services de toilettage pour financer ses œuvres animalières (« mobilisation pour des espaces d’hygiène dans la ville »). (DA : 189)
On a peine à croire qu’un tel passage ait pu passer pour vrai aux yeux de certains lecteurs professionnels. Imagine-t-on la personne de François Bon cherchant, dans un bottin téléphonique de la Lorraine, les espaces canins déclarés de la région! On comprend en tout cas qu’un tel fragment ait été réservé pour une étape très avancée du roman (il s’agit du quarantième fragment sur un total de quarante-neuf) : il n’aurait pu être acceptable sans le travail subjacent d’une machinerie d’illusion bien huilée. D’ailleurs, la machine herméneutique va y recevoir l’appui de la machine ambulatoire – pour rejoindre l’association canine et la lier discrètement à l’usine : « J’étais repassé devant Daewoo et j’avais filé tout droit » – DA : 189) – et de la machine enregistreuse (la « photocopie » citée précédemment provenait de ce fragment). On produira la petite annonce d’un chien « déclaré incompétent » par la gendarmerie. Puis on suivra de près le texte de la « charte de dressage » : « Je l’avais photographiée de façon à en disposer ensuite sur mon ordinateur » (DA : 190). Cette charte, qui dicte ce que doit être la relation du maître et du chien dans le contexte du dressage, deviendra, comme le titre du fragment l’indique, une allégorie du rapport entre les dirigeants d’entreprise et les ouvriers. Dans l’intervalle entre les citations de la charte, le narrateur s’en explique, au nom de l’auteur :
Mon travail, c’est de rendre compte par l’écriture de rapports et d’événements qui concernent les hommes entre eux. L’énigme, c’était Daewoo vide, mais à chercher ainsi ce qui porte trace et fait mémoire, il semble que chaque manifestation de la ville participe de la fresque et la complète, s’y insère de façon aussi serrée et nécessaire que dans un puzzle. (DA : 190)
Tout fait nécessairement signe à l’intérieur d’un monde entièrement recréé par la fiction. Doit-on s’étonner, alors, de voir le verbe « signifier » ainsi souligné : « L’animal doit toujours comprendre qu’entendre certains mots signifie [c’était écrit au pluriel : signifient] faire certaines choses » (DA : 191)? Chaque mot cité est pesé au trébuchet : « Le mot élever ne signifie pas seulement prendre soin, mais aussi éduquer, dresser » (DA : 191; c’est l’auteur qui souligne).
On n’a pas affaire, pour autant, à une littérature allégorique. L’interprétation n’est pas fixée sous la forme d’une parabole, mais présentée comme recherche, comme questionnement. Aussi, dans les derniers paragraphes du fragment, les formules interrogatives vont se multiplier : « Est-ce que le vocabulaire et les phrases qui circulent ainsi, déposent ainsi et s’amassent à un moment donné de la vie d’une société la caractérisent? » (DA : 193) Ou bien : « Jusqu’où ces textes naïfs sont le miroir d’un état du monde qui les produit, exorcisant ici ses peurs ou avouant ce qu’il en est pour lui de l’autre? » (DA : 194) Le déchiffrement allégorique s’inscrit à plein dans la stratégie fictionnelle et guerrière du roman. Il ne prétend pas à la vérité, mais au combat. Le fragment suivant sera justement intitulé Combats de chiens : un rapport sur la gendarmerie de Fameck et il produira de faux documents sensés attester l’existence à Fameck d’un programme de combats canins orchestré par la gendarmerie locale… Ce sera l’occasion de mettre un peu de rouge sang dans un monde qui efface les couleurs de la misère :
[V]oici un texte écrit par un collégien de même pas treize ans :
« Il y a des adolescents qui viennent faire des combats de chien sur le terrain vague, juste à côté de la grande surface où tout le monde va faire ses achats. Les rottweilers font des carnages. Il y a du sang partout. »
C’est aussi gai qu’une corrida, pour ceux qui les admirent. (DA : 195)
La fiction révèle le réel comme une photographie, quitte à ces couleurs un peu criardes, quitte à cette visibilité « aveuglante » (Rancière).
4. La Machine théâtrale
Les machines enregistreuse et herméneutique opèrent dans un espace presque entièrement graphique. Photographie, phonographie, rapports, « vieux papier » (DA : 72) : tout est scripture, graphie. Même les « paroles » des entretiens sont immédiatement ressaisies par l’écriture et reportées dans le livre conçu comme registre. La machine théâtrale ne permettra pas vraiment d’échapper à cet espace, mais elle va déplier, depuis là même, une surface de jeu où l’illusion d’une parole vive et incarnée pourra advenir.
Cette machine se manifeste d’abord dans les huit fragments disséminés dans le texte et identifiés comme des extraits prélevés au théâtre : Théâtre, extrait un : « samedi soir danse », Théâtre, extrait deux : de la faculté de révolte, Théâtre, extrait trois : délégation auprès des politiciens, et ainsi de suite jusqu’à Théâtre, fin : perspective. Le roman tisse ainsi une trame théâtrale en filigrane de la trame narrative principale. Souvent, des histoires « recueillies » dans les entretiens vont être reprises sous forme de dialogues théâtraux. Par exemple, le fragment Théâtre : chômage et vie privée, le sac reprend la thématique du fragment antécédent : Chômage, vie privée.
En fait, la trame dramatique et la trame narrative sont entretissées très étroitement. D’ailleurs, le théâtre est soutenu et légitimé par le dispositif principiel de fiction ainsi que par les autres machines de l’artillerie romanesque. Aussi est-il présenté comme vrai. Non pas que le contenu ou la forme des dialogues paraissent « authentiques » ou « réalistes ». Mais la représentation théâtrale elle-même, comme événement, est inscrite à l’intérieur de la trame narrative du roman :
Florange, mars 2004. Dans la communauté d’agglomération de la vallée de la Fensch, près de Fameck et d’Hayange, c’est à Florange que se trouve la principale salle de théâtre, La Passerelle. Ciment nu, fauteuils rouges, une soixantaine de personnes seulement, mais c’est notre première tentative publique, là, presque à portée de vue de l’usine, plusieurs des anciennes salariées dans la salle. On m’a raconté comment, dans les deux usines, Fameck et Villiers, à majorité féminine, le dernier jour avant l’évacuation on avait fait une fête : on peut donc danser sur un tel désastre? Au début Tsilla seule, rejointe ensuite par Ada et Naama.
ADA : – Tu ne danses pas?
TSILLA : – Je n’aurais même pas cru, qu’on danserait. (DA : 18-19)
Je sais que Bon a écrit une pièce de théâtre intitulée Daewoo et qu’elle a été présentée dans une mise en scène de Charles Tordjman (celui-là même qui a été nommé lors de l’exploration des « intérieurs usines »). Une brève recherche sur Internet suffit d’ailleurs pour confirmer l’existence d’un théâtre La Passerelle à Florange. Il semble même qu’on y ait présenté Daewoo, la pièce[6]. Sans doute la plupart des extraits théâtraux du livre Daewoo sont-ils prélevés directement de la pièce. Reste que le statut de ces énoncés se modifie à l’intérieur du cadre narratif et fictionnel du roman. Car la « machinerie » (au sens théâtral, justement) qui sous-tend la parole théâtrale doit alors être recréée de toutes pièces. Au théâtre, on n’a pas besoin d’établir la réalité du lieu, des corps et des voix : ils sont là. Mais dans le roman, pour que l’illusion fonctionne, il faut tout reconstruire. D’où l’importance de l’« introduction » (autre forme de la pénétration machinique) dans les extraits théâtraux : on pose le lieu (Florange, proche de Fameck et d’Hayange), le décor (ciment nu) et la salle (fauteuils rouges). On établit une ligne de perspective avec la « réalité » de l’usine (« presque à portée de vue »). On va même jusqu’à fait croire que le thème de l’extrait repose sur la cueillette d’un témoignage (« On m’a raconté comment »).
Le roman n’est donc pas « fécondé par le théâtre », comme le croit Dominique Viart1. Il nomme « théâtre » son propre espace de jeu, sa machinerie et sa scène d’illusion. La machine théâtrale libère les potentialités emmagasinées par les autres machines. Elle sous-tend une parole – celle des dialogues, lesquels ressemblent souvent davantage à des monologues alternés – considérée comme « réelle » et libre pourtant de tous les écarts poétiques ou littéraires. C’est cela, l’illusion : faire accepter l’art comme vrai. Dès lors que l’on a posé le fait littéraire comme réel, il devient possible de rejouer le réel sur la scène de la littérature.
Dans les derniers fragments de la pièce, le champ d’action de la machine théâtrale ne se limitera plus aux « extraits » identifiés comme tels. On la voit ainsi à l’œuvre dans le fragment significativement intitulé Illusion plus que théâtre : la copine qui déprime, dont voici l’« introduction » :
Retour à l’hôtel des Voyageurs de Fameck en septembre, chambre dix, seul client du premier étage. Et de la fenêtre au loin les immeubles illuminés, leurs lentes variations de lumière, pièces qui s’éteignent, téléviseurs synchrones ou pas. Et de la quantité d’appartements que j’apercevais, combien encore de voix et mains qui avaient passé par Daewoo? Le théâtre vous vient dans la tête par éclats brefs, juste une image où c’est dans votre tête que se joue le décor nu. Rien de plus qu’une pièce vide, où une femme est immobile, assise. La porte s’ouvre (la porte de ma chambre s’ouvre), l’actrice entre. Le théâtre, ce n’est rien de plus qu’une chambre dont une paroi est enlevée, j’ai pensé. Si celle qui était là, immobile et silencieuse, est personnage ou actrice, c’est l’ambiguïté justement qui permet d’écrire. (DA : 185)
Le théâtre devient ici une simple modalité de l’écriture artistique, littéraire. Une manière de confondre la réalité et la fiction, l’acteur et le personnage, ou de « jouer dans » l’espace du réel (ici : dans une chambre d’hôtel).
Si bien qu’à la fin, le théâtre se suffira comme « imagination ». Dans le fragment intitulé Théâtre dans l’usine (une imagination), le narrateur décrit son « rêve de théâtre » :
Dans mon rêve initial de théâtre, les gens – on pouvait mettre à leur disposition depuis Nancy, Metz ou Thionville des bus qui les emmenaient dans la vallée de la Fensch, dans le bâtiment vide de Daewoo à Villiers ou Fameck – une fois arrivés dans l’usine marchaient librement dans le hall principal faiblement éclairé, tandis que les lieux qui y donnaient par des vitres : bureaux des chefs, la longue cantine self-service, couloirs de desserte, étaient violemment surexposés. On laissait au sol les marques tracées pour la circulation, les emplacements de machines. On laissait aux murs les indications que j’y avais vues, ainsi que les extincteurs, les arrivées d’air et tout ce détail d’objets de l’industrie. Puis le hall était mis au noir et les actrices se déplaçaient, équipées de micros à émetteur haute fréquence, au milieu même des spectateurs, la voix retransmise dans l’ensemble du hall par des enceintes disposées aux quatre coins, tandis qu’une simple poursuite l’éclairait, elle et ce qu’elle isolait visuellement de l’usine par sa présence mobile, une porte, un encadrement, une géométrie. Et chacun prenait succession de l’autre pour l’enchaînement des répliques : […]. (DA : 212-213)
S’ensuit la « transcription », parfaitement fictive et présentée comme telle, de ces répliques. Le procédé ressemble beaucoup au « dispositif noir » d’Impatience2, si ce n’est qu’il s’insère ici dans la mécanique plus globale du roman. L’« imagination » du fragment Théâtre dans l’usine (une imagination) jouit en l’occurrence de la légitimité préétablie de la fiction. Elle est acceptée comme réelle, à titre d’imagination, sans égard à son contenu narratif. Elle fait en quelque sorte partie de l’« enquête », une enquête qui prend un tour de plus en plus artistique et s’impose progressivement comme « quête » et comme « recherche », au sens littéraire. Ce qui incite d’ailleurs à lire différemment les deux dernières phrases du roman : « Et laisser toute question ouverte. Ne rien présenter que l’enquête » (DA : 247). N’est-ce pas le livre, comme questionnement, qui demeure au bout de lui-même « ouvert », en tant qu’il n’est rien que le récit du chemin heuristique et artistique qui y conduit (déambulations, enregistrements, interprétations et théâtralisations)? Le fragment Théâtre dans l’usine (une imagination) résume bien, en tant que manifestation particulière de la machine théâtrale, l’efficacité globale de la machinerie du roman. Le possessif employé en ouverture – « Dans mon rêve » – reprend tout en finesse la forme narrative à la première personne. Cela suffit à légitimer le rêve. Mais vite on glisse dans la fable théâtrale. Les verbes à l’imparfait se succèdent et on en oublie presque qu’il s’agit là d’une fiction, d’une imagination : « On laissait au sol… », « Puis le hall était mis au noir… », « Et chacune prenait la succession… ». Les voix enfin résonnent, et l’on adhère à leur réalité théâtrale. L’art même s’est imposé comme vrai : voilà l’artifice. Et cela a lieu dans l’usine, au milieu des marques négatives des machines démontées, rendues par là même visibles.
Un incendie dans le livre
Roman artificier, Daewoo ne fait pas seulement la guerre avec art. Il fait aussi art de la guerre, c’est-à-dire qu’il arrache du visible et de la beauté au réel à force de stratégies et de dispositifs fictionnels. C’est la guerre elle-même, la guerre que le roman mène contre l’effacement du monde, qui produit en fin de compte l’éclat esthétique. Il me semble que ce processus se trouve mis en abyme dans l’image du feu qui court dans le livre. L’incendie se concentre au milieu du roman environ, en une suite compacte de dix fragments intitulés Incendie, violences, révoltes, suite interrompue seulement le temps d’un « hommage » (Hommage : Isabelle Banny). N’est-ce pas là le symptôme par excellence de la guerre et de l’artifice? La littérature, par le biais de la fiction, s’attaque à l’effacement en incendiant les usines fermées. Le feu surexpose l’invisible, éclaire la nuit même. Il résume la violence, la résistance, la guerre, l’artillerie. En même temps, il déploie cette « visibilité aveuglante » dont parle Rancière. Le feu aveugle, brûle les yeux, produit un écran de fumée (on n’y voit que du feu…). Il force à ne plus voir que cette beauté-là, ce feu d’artifice. Beauté « artificielle » si l’on veut, mais beauté tout de même; brillance esthétique qui n’est pas la réalité elle-même, mais le résultat de la friction entre les mots et le monde, entre le langage et le réel. L’incendie au milieu du livre renvoie en somme à l’esthétique artificière du roman, telle qu’elle se réfléchit, dans le passage suivant, au miroir de la peinture :
[C]e qu’on souhaiterait extorquer du réel, même ici à Fameck, c’est comme du Jérôme Bosch avec les mots, où il y aurait de la nuit, des éclats de fresque, d’étranges inventions, et le surgissement en gros plan de visages comme palpés. Plus l’arrière-fond d’incendie, tel que je revoyais dans Jérôme Bosch (un peintre pour écrivains, m’avait dit autrefois un ami sculpteur). (DA : 83-84)
Nuit (invisibilité du réel), inventions étranges (ingénierie sophistiquée), éclats et incendie (visibilité aveuglante) : cette image résume l’action de la machinerie du roman.
Ainsi la littérature a su s’imposer, en tant que littérature, en tant qu’art, comme présence et production, machine de guerre et usine, là même où le réel se retirait dans la vacance et l’invisibilité. Par la fiction, l’illusion, l’artifice, elle a renversé l’ordre du sensible, mettant du dire là où il n’y avait que silence, du voir là où il n’y avait que murs et masques, du faire et du mouvement là il n’y avait qu’arrêt et fixité. Il ne s’est pas agi de représenter le monde, mais de lui opposer un autre monde, une autre ordonnance, où visages, voix, corps – pas tels ou tels visages, pas une voix ou un corps particuliers, mais leur sensation même – accèdent à la présence. Comment cet effort particulier de Daewoo s’inscrit, à travers la notion de « présent » justement, dans une continuité esthétique qui va de Sortie d’usine jusqu’aux écrits web d’aujourd’hui, et comment cette « esthétique du présent » – proposition temporelle qui engage aussi un rapport neuf à l’espace, au visible et au dire – a valeur de geste politique dans le monde contemporain, c’est ce que je montrerai dans un essai à paraître prochainement sous le titre François Bon : la fabrique du présent.
[6] Voir le site Internet de la ville de Florange : http://www.ville-florange.fr/article1530.html (page consultée le 5 juin 2010).
Mahigan Lepage • La machinerie du roman (‘Daewoo’, de François Bon) (2/3)
Né en 1980, Mahigan Lepage a publié des livres numériques aux éditions publie.net (Carnet du Népal, Vers l’Ouest, La science des lichens) ainsi que des livres papier aux éditions du Noroît (Relief) et chez Mémoire d’encrier (une version révisée et augmentée de Vers l’Ouest). Il a complété en 2010 un doctorat en cotutelle entre l’Université du Québec à Montréal et l’Université de Poitiers. Son site personnel, Le dernier des Mahigan (mahigan.ca), se veut un lieu d’exploration de l’écriture et de l’image.
Le Roman artificier
Une fois la voix « première » du texte acceptée comme vraie – je parle ici de la voix narrative, présentée comme authentiquement auctoriale ou autobiographique –, tout devient possible, puisque c’est sur la base de sa crédibilité que repose l’efficacité de tous les artifices que le roman mettra en œuvre, pour ainsi dire « secondairement ». On verra ainsi se déployer, depuis la parole narrative légitimée, tout un arsenal d’artifices qui vont concourir à la production d’une véritable « scène de visibilité » – la notion de « visible » débordant évidemment la seule perception optique pour désigner un « faire voir » ou un « montrer » plus global. Dans le Destin des images, Rancière établit une belle passerelle théorique entre la parole et la vision :
[L]e régime le plus courant de l’image est celui qui met en scène un rapport du dicible au visible, un rapport qui joue en même temps sur leur analogie et sur leur dissemblance. Ce rapport n’exige aucunement que les deux termes soient matériellement présents. Le visible se laisse disposer en tropes significatifs, la parole déploie une visibilité qui peut être aveuglante1.
Peut-être la première option (le visible se disposant en tropes) correspond-t-elle à ce que Rancière appelait ailleurs le « réalisme », alors que la seconde option (la parole déployant le visible) renverrait à l’« artificialisme ». En tout cas, la visibilité de Daewoo procède bien de la parole, plus spécifiquement de la parole narrative légitimée. Et elle se fait éventuellement « aveuglante », c’est-à-dire puissante, éclatante, mais aussi, par là même, artificieuse et illusoire.
Le mot « artifice » est composé des racines ars (art) et facere (faire). C’est le faire de l’art (alors que l’« artefact » serait le fait de l’art). Ou plutôt : c’est faire avec art. D’où l’on comprend qu’il s’agit d’un rouage « sophistiqué » de la grande mécanique de la langue mise en place par Bon de livre en livre – et, aujourd’hui, au-delà du livre, dans l’espace Internet et numérique. L’efficace créatrice du « roman artificier » procède de l’installation de dispositifs fictionnels perfectionnés qui ont pour fonction de produire l’invisible, c’est-à-dire de le rendre visible et même jusqu’à l’aveuglement, dans une optique quasi guerrière que suggère le terme d’« artificier » (puisqu’il faut « faire face à l’effacement »).
Il s’agit en somme de faire la guerre avec art, avec l’art. Afin d’observer les formes concrètes de cette guerre, on analysera maintenant quatre dispositifs, quatre machines de guerre2 : la machine ambulatoire, la machine herméneutique, la machine enregistreuse et la machine théâtrale.
1. La Machine ambulatoire
Le mouvement (concept apparenté à celui de « mécanique ») constitue sans doute la première manifestation ou la première utilisation de cet espace de jeu (le jeu de la guerre) de la fiction. La parole narrative se met en mouvement. Elle tourne autour de l’usine. Elle va d’une ville à l’autre ou d’un lieu à l’autre d’une même ville reconstruite. « Après le rond-point où l’usine était encore surmontée du mot Daewoo, deux cents mètres plus loin à gauche, l’école primaire » (DA : 21). Le mouvement permet de percevoir les signes du monde – le « mot Daewoo » par exemple, même s’il est promis à l’effacement (« encore surmontée »). Il force le monde à se révéler, parce que décrire un mouvement oblige à produire la succession des images, des percepts qui le composent.
C’est ainsi que la fiction peut créer de toutes pièces des « ambiances ville », en l’occurrence une certaine perception de la ville en mouvement. Par exemple, dans le fragment intitulé Fameck, Cité Sociale et ambiance ville :
À Fameck, l’usine bleue c’était chaque fois mon premier arrêt, aussi bien les deux premiers voyages où au culot j’avais pu y entrer, que la troisième fois et les suivantes, quand j’étais resté coincé à la porte.
Après l’usine, la ville. Et pour entrer dans Fameck, d’abord la Cité Sociale : les petites annonces, les affiches, l’ambiance, je passais voir et puis en route.
Juste derrière l’école primaire désaffectée qui héberge la cellule de reclassement (second étage, au bout du couloir), une salle de forme presque cubique, avec des escaliers de carrelage qui peuvent faire gradins, et un plafond technique pour les soirs de danse et de fête. (DA : 37)
La déambulation demeure, pour la littérature, le meilleur moyen de se transporter dans la ville. Mais les signes, les arrangements, les géométries qu’elle révèle ne sont plus ceux de Baudelaire ou de Benjamin. Tout tend désormais à l’effacement, au laminage. La salle de la Cité Sociale préparée pour la fête en est le syndrome :
Ce ne sont donc pas, les villes de la Fensch, des villes forcément en gris et noir, et si on souffre plus que sa part, sur le vieux sol de fer, on a su offrir aussi ces compensations et ce partage qui constituent une communauté : des fêtes, même. N’empêche que si on parle de Daewoo, à la maison des jeux, les visages se détournent, on vous dit qu’on n’a pas vraiment remarqué de différence entre l’avant et l’après, et si telle ou telle femme venait et ne venait plus, ou le contraire. On vous dit, quand vous insistez, que les gens viennent ici des communes alentour, que les ouvrières de l’usine n’habitaient pas forcément cette ville-ci, et puis qu’on ne demande pas aux gens ici qui ils sont et d’où ils viennent. (DA : 38-39)
Ce n’est pas comme dans Germinal de Zola, non plus : la misère n’est pas visible, pas « en gris et noir ». Le monde tend à masquer les signes de la rupture dans le divertissement (la fête, les jeux) et derrière une certaine uniformisation des villes, qui rend les individus indistincts, interchangeables, presque quelconques (« telle ou telle femme »). Or, la déambulation permet de recréer ce jeu des signes qui se retirent et d’une langue qui les tire (voir comment le narrateur doit arracher les mots de la bouche des parleurs : « si vous insistez »), ce jeu du trait et du retrait nommé, au début du roman, la « si vieille tension des choses qui se taisent et des mots qui les cherchent » (DA : 10), réactualisée au contact du monde présent.
On a vu dans le fragment précité des esquisses rapides d’intérieurs (couloirs et salle de la Cité Sociale). La machine ambulatoire investit, en plus des rues et des routes, les espaces les moins visibles du monde, ceux qui se cachent derrière des murs. Certains de ces espaces sont publics : la Cité Sociale bien sûr, mais aussi l’école primaire, la Cellule de reclassement, etc. D’autres sont privés : ce sont en particulier les appartements où le chômage se terre, où l’on « attend le facteur » (Fameck, mai 2003 : l’attente du facteur, et Sylvia). L’important, dans cette première phase de la stratégie guerrière, c’est d’investir les espaces, de pénétrer. La fiction a alors fonction de bélier : elle entre, de force s’il le faut. Au plus fort de l’attaque, c’est l’usine elle-même que la machine ambulatoire tente d’investir. J’ai cité un passage où le narrateur raconte ses trois tentatives – deux réussies, une contrée – pour se faufiler en douce dans une usine Daewoo. C’est manière de franchir fictionnellement la clôture qui sépare le dire et le montrer de l’univers réservé de l’effacement. Dans le fragment Ambiances villes, intérieurs usines, et de la question « à quoi bon remuer tout ça », le récit superpose les tentatives passées de pénétration et une nouvelle tentative, présente. Le narrateur se bute à une gardienne avec chien, signe que l’on entre dans un espace gardé. Au-dedans, c’est le vide qui intrigue, pour sa force artistique (sont aussi dits présents, en des temps superposés, l’ami photographe Schlomoff et le metteur en scène Tordjman). Car c’est au vide que la fiction de Daewoo a affaire; c’est de là même qu’elle naît, de là qu’elle tire sa nécessité, parce qu’il n’y a rien d’autre à voir ou à montrer.
On ressent dans une usine vide presque la même ivresse que dans une cathédrale. Et de ces objets arbitraires mais plastiquement magiques comme, entre les deux halls identiques, ce passage par une porte de plastique épais, dans une armature de fer : l’image pure et abstraite d’un rectangle rouge barré de noir, sur le fond gris du passage, avec la bande orange des bords, un Rothko. (DA : 69)
C’est de l’art, de l’artifice même : on recrée, comme à la ville, une « ambiance », en l’occurrence une ambiance de cathédrale. Et puis on peint, on ajoute des couleurs (beaucoup de couleurs : du rouge, du noir, du gris et du orange), sans masquer le travail plastique (les mots « plastiquement » et « plastique »). Un peu plus loin dans le même fragment, le narrateur raconte avoir vu, à Hayange, une « série de photographies prises dans une salle de cinéma vide et noire [du Japonais Hiroshi Sugimoto], où on projette le film à l’affiche » (DA : 72) : « Quand on développe la photographie, l’écran est blanc : surexposé, mais vivant. Par contre, toute la salle est devenue visible, éclairée à rebours par l’écran de cinéma, le temps complet de la projection » (DA : 72-73). Alors vient cette question : « Dans l’usine vide, ce que l’œil capte à chaque instant, est-ce que ce n’est pas cette histoire à l’envers, cette histoire maintenant invisible? » (DA : 73) Une révélation négative, une production de l’invisible, obtenues au moyen d’un dispositif complexe, artificieux : n’est-ce pas là le propre de Daewoo?
Ainsi va la machine ambulatoire, passant du dehors au dedans ou arpentant les intérieurs évidés et épurés des usines. C’est une machine qui marche, qui roule (sous la forme d’une « Peugeot break ») et, comble de l’illusion, c’est aussi une machine qui vole! Le fragment En avion, Fameck vu d’avion est très audacieux. Il ressaisit la ville depuis les airs, comme Bon le refera plus tard autrement dans l’expérience Buffalo3. En janvier 2004, le narrateur prend l’avion pour le Japon4 1994)? « Le Japon : un hérissement sauvage troué de roches nues aux sommets enneigés, et la mer cernant partout cette très mince frange à reflets de métal, au bord, qui devait être le Japon des villes » (DA : 224).]. Du haut des airs, il regarde sur son ordinateur des photos aériennes de Fameck. Au moyen de ce dispositif technique composite conjuguant aéronautique, photographie et informatique, Bon déploie une vision très précise et localisée de la terre depuis l’avion, vision que le réel ne pourrait offrir de lui-même avec une telle acuité. La littérature recrée ainsi, dans son propre domaine de jeu – on citera Perec, qui a laissé en blanc, pour ses successeurs, l’approche de la ville par les airs (DA : 225) –, une illusion aussi excitante et aussi nouvelle que les vues télescopiques de Google Earth.
On verra ainsi repasser, selon une perspective basculée à la verticale, les ronds-points, la cité d’immeubles, les lotissements, les stades et bien sûr l’usine, effacée : « Et Daewoo bleu avec son enseigne (on ne peut pas lire, mais on voit qu’elle est là) » (DA : 229). C’est dans la fiction, dans la séparation même de la langue et du monde, que le visible advient : « Si loin de l’immuable silhouette des hauts-fourneaux d’Uckange, si loin du mur bleu de l’usine Daewoo Fameck, ces photographies que j’explorais sur l’écran familier de l’ordinateur, séparées de ce qu’elles représentaient, la ville enfin devenait visible? » (DA : 225)
2. La Machine enregistreuse
Une fois que la machine ambulatoire a investi l’espace, elle s’immobilise et les autres machines peuvent prendre le relais. Et d’abord la machine enregistreuse. Selon le Littré, le mot « registre » vient du latin « regesta, regestorum : choses reportées (de regerere, de re, et gerere, porter, d’où livre où on les reporte ». En-registrer, c’est reporter des « choses » dans le livre. Bien sûr, cela participe encore de la même mécanique artificière. Le paradigme de l’enregistrement, très présent dans Daewoo, sert à créer l’illusion de la non-fiction, de l’enquête, à faire passer le livre pour un registre de « choses vraies ».
On recense deux formes majeures d’enregistrement dans le roman : la photographie et la phonographie. La fiction se présente en effet soit comme enregistrement d’images, soit comme enregistrement de voix. Ces processus commandent une approche des « appareillages » du texte narratif, à l’exemple de celle qu’a proposé Marie-Pascale Huglo dans le Sens du récit5.
Le narrateur semble toujours avoir un appareil photo avec lui dans ses déplacements. À Fameck, il tombe sur un groupe de jeunes au pied d’un bâtiment :
Des jeunes sont là, en survêtement, pas des lycéens mais des adultes par groupes de trois ou quatre, et quand vous passez près des premiers ils s’arrêtent de parler. Ils sont sur le passage, qu’on les dérange et ça tournera mal, qu’on les fuie et ça tournera à votre désavantage : moi je me suis planté là et j’ai pris carrément la boutique en photo, c’est comme ça qu’on a engagé la conversation. (DA : 40)
L’immobilisation apparaît comme un préalable quasi indispensable à l’enclenchement de la machine enregistreuse. Ici, on assiste à un phénomène plus fort encore que la simple immobilisation : il s’agit d’un ancrage (« je me suis planté là »). Comme un char qui s’arrête stratégiquement avant de tirer (le rapprochement entre appareil photo et arme à feu est un vieux topos littéraire), la fiction narrative s’ancre dans le sol avant d’enregistrer ses images (« j’ai pris la boutique en photo ») et ses voix (« on a engagé la conversation »). Ainsi :
Je parle avec eux, parce que le plus grand m’a lancé : « C’est vraiment que vous trouvez ça joli, monsieur? », puisqu’ils m’avaient vu photographier le bâtiment avec les commerces (mais avec cet appui sur le monsieur qui vous réduit à rien). Et un autre : « Vous êtes journaliste, ou quoi? » (le ou quoi pour reprendre pied, et que journaliste ou autre chose ça n’avait pas ici autorité). (DA : 40)
On donne l’impression d’enregistrer fidèlement des mots du réel. Et on les analyse, on les décortique comme une matière vraie. Par ailleurs, le mot « journaliste » ne vient pas sur la page sans une certaine ironie : il rappelle le dispositif de fiction, qui emprunte à la forme apparemment journalistique du reportage, mais en même temps il le désamorce à moitié, puisque le journalisme se montre là impuissant comme le reste (il ne fait pas « autorité »).
On pourrait commenter encore bien d’autres scènes avec appareil photo. Dans le fragment Ambiances ville, intérieurs usines déjà cité, par exemple, l’enregistrement photographique est encore rapporté à l’opposition mobilité/immobilité :
La seconde fois que j’étais entré chez Daewoo, nous étions trois, dont un ami photographe, équipé d’un Rolleiflex qui lui demandait de l’immobilité, et moi, avec mon petit numérique, accumulant plutôt les détails, les recoins, les inscriptions, les bureaux vides, les panneaux d’affichage, la cantine, tandis que le troisième, puisque ce que nous souhaitions c’était d’abord le théâtre et qu’il en ferait la mise en scène, flairait, regardait. (DA : 69)
C’est une véritable batterie militaire qui s’installe chez Daewoo. L’arme lourde (le Rolleiflex) se campe au centre de l’usine, libérant la possibilité, pour l’arme légère (le petit numérique), d’une certaine mobilité. Mais il ne faut pas oublier qu’il n’y a, chez Bon, de force guerrière qu’artistique, d’où la présence du metteur en scène et de l’idée de théâtre : le jeu, l’illusion seront eux-mêmes résistance.
En fin de compte, la présence thématique de la photographie n’est que l’indice d’une fonction plus large, qui motive l’écriture de bout en bout : faire image de l’invisible. L’extrait suivant le montre bien, puisque la photographie elle-même s’y révèle insuffisante et pourtant, malgré cela, le « rien », l’« invisible » et le « vide » (chaque mot y est présent) accèdent au visible :
Un instant il n’était donc plus resté que la lettre W, mais ce W géant, hommage à un auteur qui m’est cher et aux financiers tripatouilleurs de Daewoo, n’était rien (j’ai photographié, mais de loin on ne voit pas vraiment bien), enfin l’encadrement de cornière presque invisible sur le haut du fronton bleu tout plat et maintenant vide, lui aussi soulevé par la flèche de la grue. Et trois hommes eux aussi de bleu sous casque jaune qui se détachaient dans le ciel : l’usine ce matin-là avait perdu son nom. (DA : 78)
Le paradigme de l’enregistrement phonographique reproduit pour sa part une fonction parallèle, à savoir : faire parole du silence. On a vu, en analysant la scène de la rencontre d’un groupe de jeunes à Fameck, que la phonographie n’avait pas non plus besoin d’appareil pour devenir effective. Il n’empêche que, comme dans le cas de la photographie, la narration photographique se présente, dans ses variantes les plus ostensibles, sous une forme « appareillée » (Huglo). Les « entretiens » comptent parmi les plages textuelles les plus importantes de Daewoo. Le narrateur pénètre dans un espace public ou privé, rencontre une figure, un visage. Une voix alors raconte, témoigne, que le narrateur enregistre sur son Sony MiniDisc ou dont il transcrit les mots sur ordinateur ou dans un carnet. À l’école primaire, par exemple :
Je suis entré et ai serré la main des institutrices. Maryse P. est arrivée au moment presque de la sonnerie, ses deux fils ont rejoint leurs classes, nous sommes entrés dans le bureau qu’on m’avait proposé pour l’entretien. Nous avons d’abord échangé comme on explore, sur l’usine, la chaîne, les contremaîtres, la description du travail. Et puis, sur une phrase, j’ai demandé la permission d’enregistrer, ai sorti mon Sony MiniDisc. (DA : 22)
S’ensuit le témoignage de Maryse P. à propos de Sylvia, la morte, foyer d’ombre central du roman. Bien sûr, il s’agit d’un faux témoignage, comme tous les autres témoignages d’ailleurs (qui a l’habitude de l’écriture de Bon y reconnaît d’ailleurs sa manière). Qu’importe : la parole est légitimée comme témoignage et l’écriture, comme enregistrement. On fait de la fiction, on met des paroles là où il n’y a que silence. Mais cette fiction, ces paroles sont acceptées comme vraies; elles font illusion.
Bon pousse la stratégie à la limite du retors quand il écrit, dans un passage qui fait retour sur les entretiens :
On m’a laissé prendre des notes, on m’a demandé souvent de ne pas faire état du nom, parfois ni du nom ni du prénom. Je ne prétends pas rapporter les mots tels qu’ils m’ont été dits : j’en ai les transcriptions dans mon ordinateur, cela passe mal, ne transporte rien de ce que nous entendions, mes interlocutrices et moi-même, dans l’évidence de la rencontre. Je notais à mesure, sur mon carnet, les phrases précises qui fixent une cadence, un vocabulaire, une manière en fait de tourner les choses. La conversation vous met d’emblée dans une perspective ouverte, tout ce qu’on suggère au bout des phrases, et qui devient muet si on se contente de transcrire. (DA : 42)
Pour ceux qui trouveraient les témoignages trop poétiques ou « littéraires », ou qui y auraient reconnu la griffe de Bon, le narrateur, qui se fait passer pour l’auteur, a cette réponse : je ne rapporte pas tel quel, je recrée l’esprit des entretiens, faute de quoi tout resterait « muet ». Le dispositif est astucieux, qui force à accepter la fiction au nom même d’une fidélité au réel.
Dès lors, toutes les inventions et tous les montages deviennent possibles. Comme l’enchâssement de « phrases (prétendument) recopiées » (DA : 62-68) ou l’alternance, dans un même entretien, du récit de rêve et du récit d’événement, jusqu’à la confusion (voir le fragment intitulé Vente aux enchères de Daewoo Fameck, contenu et contenant, et ce qu’ensuite on en rêve). Au long des entretiens, on retrouve partout de ces phrases qui se dressent comme des écrans de fumée : « Je retranscris plein texte, sans raccourcis : quand on écoutait Géraldine, on avait l’impression d’un livre ouvert, où les figures, événements et faits auraient été le monde même » (DA : 89). Ou encore, au terme des fictions d’entretien : « Moi je n’ai jamais su pourquoi, Sylvia. / Et cette phrase-là, je sais que je la recopie exactement comme elle fut prononcée » (DA : 238). Le roman tente ainsi de rétablir, in extremis, l’authenticité et l’exactitude phonographiques, après s’être permis pourtant tous les écarts.
La distinction photographie/phonographie est utile et signifiante au niveau « matériel » de l’appareillage du roman. Mais sans doute s’effondre-t-elle au niveau plus organique de la machine, de la mécanique de la langue. Faire image et faire parole, rendre visible et rendre lisible, dire et montrer, ne sont-ce pas après tout, dans le domaine de la littérature, deux aspects d’une seule et même opération ?
Mahigan Lepage • La machinerie du roman (‘Daewoo’, de François Bon) (1/3)
Né en 1980, Mahigan Lepage a publié des livres numériques aux éditions publie.net (Carnet du Népal, Vers l’Ouest, La science des lichens) ainsi que des livres papier aux éditions du Noroît (Relief) et chez Mémoire d’encrier (une version révisée et augmentée de Vers l’Ouest). Il a complété en 2010 un doctorat en cotutelle entre l’Université du Québec à Montréal et l’Université de Poitiers. Son site personnel, Le dernier des Mahigan (mahigan.ca), se veut un lieu d’exploration de l’écriture et de l’image.
Au lieu des usines
En intitulant Daewooson roman paru en 20041, François Bon a inscrit son travail littéraire sous le signe d’un référent connu, socialement partagé. On connaît tous ce nom, raison sociale d’un groupe industriel sud-coréen qui fabrique des télévisions, des fours à micro-ondes, des voitures… En France, c’est devenu le nom d’un traumatisme et d’une indignation : au début des années 2000, le groupe fermera ses usines de la Lorraine, sans égard aux ouvriers – et surtout aux ouvrières, majoritaires – licenciés, réduits à la pauvreté et au chômage.
S’agissant d’un auteur comme Bon, déjà souvent étiqueté comme un « écrivain engagé » ou un « porte-parole des sans-voix », il n’en fallait pas plus pour orienter la réception de Daewoodans une direction sociologique et à l’occasion éthique. Dans les critiques journalistique et universitaire du roman, on trouve partout les mêmes lieux communs : François Bon a donné la parole aux vaincus, aux dominés, aux exclus; il s’est fait le scribe d’une mémoire ouvrière en déshérence; il a voulu dénoncer les excès de l’industrie néocapitaliste; et ainsi de suite. Dans tous les articles savants, on met d’abord l’accent sur la représentation du réel, du social – de la « réalité sociale »2. Récemment, les auteurs d’un papier paru dans la Revue des sciences humaines sont allés jusqu’à comparer point par point Bon à Bourdieu, en faisant dire au premier que son entreprise s’inscrivait dans une « perspective radicalement sociologique »3 ! Et si l’on évoque l’art, la littérature dans ces articles, c’est comme un « moyen » ou un « médium » employé au service du social : « [François Bon] entreprend de sauvegarder la mémoire de la classe ouvrière grâce à la littérature »4 ; « Son écriture témoigne d’une haute idée de la littérature et illustre l’importance d’un art qui prend la langue comme médium5 ». Ce qu’il y a d’artistique dans Daewoo est alors considéré comme relevant de ce que l’on appellera « esthétisation », « fictionnalisation » ou « subjectivation ». On parle ainsi d’un « regard et [d’]une description esthétisants »6, d’une « forte présence de la subjectivité7 », de « distorsions », ou encore d’une « stylisation8 ».
La littérature n’« esthétise » pas; elle est d’emblée esthétique. En parlant d’« esthétisation » – sous différents vocables –, on enrôle de force la littérature au service d’un projet – sociologique ou éthique – qui n’est pas le sien. Ce n’est pas de cette façon que l’on dépassera le dilemme, posé par Liesbeth Korthals Altes notamment, entre formalisme ou esthétisme, d’une part, et politique ou éthique, de l’autre. Herbert Marcuse et Jacques Rancière ont déjà montré la voie, en réinscrivant le politique à l’intérieur même de la sphère esthétique : « c’est dans l’art lui-même, dans la forme esthétique en tant que telle, que je trouve le potentiel de l’art », écrivait Marcuse9; « les formes définissent la manière dont des œuvres ou performances “font de la politique”, quels que soient par ailleurs les intentions qui y président, les modes d’insertion sociaux des artistes ou la façon dont les formes artistiques réfléchissent les structures ou les mouvements sociaux », précise Rancière10. Si l’on veut apprécier la portée politique de Daewoo, il faut d’abord interroger l’invention esthétique. Cela ne revient pas du tout à proposer une approche purement formaliste – laquelle élude complètement le problème politique –, mais à réaffirmer la préséance de l’esthétique dans le domaine artistique. Toute potentialité, toute proposition politiques passent, dans la littérature, par un travail de la forme.
Il est temps de revenir au « geste esthétique » de Daewoo. C’est de lui, on le verra, que découle l’illusion même du réel dans le roman. Daewoo s’appelle ainsi parce qu’il se fait usine : il fonctionne comme un ensemble de dispositifs et de machines fictionnelles qui concourent à produire une illusion du vrai et font de la forme elle-même une force politique.
Daewoo fait bien sûr « référence » aux usines qui ont fermé leurs portes dans la vallée de la Fensch, en France. Mais ce nom, ce référent est d’emblée transposé sur le plan de la langue et de la forme. Transposition qui trouve son expression la plus parlante dans l’image de l’enseigne DAEWOO dont les lettres disparaissent une à une au fil du récit :
La disparition progressive des six lettres, d’abord comme on efface à la machine, enlevant les dernières lettres. Quand j’étais arrivé, c’est un O majuscule qui se promenait dans le ciel, soulevé par le bras jaune de la grue au-dessus du rectangle bleu de l’usine : et DAEWO puis DAEW puis AEW puis EW, enfin ce seul W au lieu de DAEWOO, écrit en géant sur l’usine. (DA : 77)
Le nom référentiel est ainsi rapporté à l’écriture (« comme on efface à la machine »). Il devient un mot, lourd de sens certes, mais un mot tout de même : c’est dans la langue que se recueille le monde, y compris en ce qu’il compte de rupture, d’effacement. D’ailleurs, à la page suivante, le narrateur ne manquera pas de dire comment le « W » restant lui rappelle Perec. Cela n’est pas sans signification. Il faut prendre « au pied de la lettre », si je puis dire, la locution adverbiale « au lieu » : « ce seul W au lieu de DAEWOO ». C’est manière de dire comment le livre vient remplacer le monde, ou se faire monde lui-même, ordonnance de tensions. La locution « au lieu » apparaît d’ailleurs dès la deuxième page de Daewoo : « Au lieu de quoi vous marchez encore » (DA : 10). Au lieu du monde, poser cette marche, cette progression qui n’est que de langue et même de fiction (le « vous » renvoyant ici à une instance purement littéraire). Au lieu de l’usine qui a fermé, c’est-à-dire en son lieu même et à sa place, la littérature s’impose comme machinerie autonome, au sens propre : qui produit sa propre nomination. N’est-ce pas, après tout, ce à quoi doit viser l’écriture de l’usine? Non pas mimer ou transposer une réalité séparée, mais faire de l’écriture même une usine, suivant la « renverse » annoncée et amorcée dès Sortie d’usine, « qui basculait l’écriture de l’usine en l’usine comme écriture11 ».
On constate d’ailleurs des symétries très fortes entre Sortie d’usine et Daewoo, deux textes qui, à vingt ans de distance, abordent tous deux le thème de l’usine de façon fictionnelle ou « romanesque » – contrairement à Temps machine qui l’aborde de façon non fictionnelle. La première séquence de Daewoo est parfaitement symétrique au dernier fragment de Sortie d’usine :
Pourquoi appeler roman un livre quand on voudrait qu’il émane de cette présence si étonnante parfois de toutes choses, là devant un portail ouvert mais qu’on ne peut franchir, le silence approximatif des bords de ville un instant tenu à distance, et que la nudité crue de cet endroit précis du monde on voudrait qu’elle sauve ce que béton et ciment ici enclosent, pour vous qui n’êtes là qu’en passager, en témoin? (DA : 9)
Comment ne pas repenser au portail ouvert de Sortie d’usine12, au moment où le narrateur revient sur les lieux désertés du travail? D’une fois à l’autre, on retrouve la même distance infranchissable (« qu’on ne peut franchir »), la même « présence » mais extérieure, donnée seulement à celui qui vient « en passager, en témoin ». Or, par l’inversion symétrique de la « clôture », qui figure ici, sous la forme imagée du portail, au tout début du texte, l’écriture bascule dès le commencement de l’autre côté, c’est-à-dire dans le vide, dans l’absence, dans le « rien » :
Rien. Le grillage au long de la quatre-voies, sur un trottoir sans bitume, tandis que des camions aux lourdes remorques isothermes (Renault Magnum, Mercedes Actros, Volvo FH12 ou Daf XF, la litanie des marques et types que vous n’avez jamais su empêcher de vous traverser la tête) vous frôlent au passage, assourdissants. Croire que la vieille magie de raconter des histoires, si cela ne change rien à ce qui demeure, de l’autre côté du grillage, fixe et irréversible, et négligé désormais de tous les camions du monde, lequel se moque aussi des romans, vous permettrait d’honorer jusqu’en ce lieu cette si vieille tension des choses qui se taisent et des mots qui les cherchent, tandis que vous voudriez pour vous-même qu’un peu de solidité ou de sens encore en provienne? (DA : 10)
Il y a, à cet endroit précis du monde, une vacance que la langue peut investir et scruter (« les mots qui cherchent »), pour y travailler et y produire, là même où il n’y a plus ni travail ni production.
Cela est dit explicitement et très densément dans certaines autres phrases du fragment : « Refuser. Faire face à l’effacement même » (DA : 9). À un monde qui se refuse, opposer une langue qui refuse. À un monde qui s’efface, opposer une langue qui fait face. La littérature se pose ici comme « machine de guerre »13, extérieure et autonome (« cela ne change rien à ce qui demeure, de l’autre côté du grillage, fixe et irréversible »). Machine d’un genre très particulier, qui ne s’affronte pas à des présences ennemies, mais à l’absence, à « l’effacement même ». C’est cette machine, ou plutôt cet ensemble de machines qui compose ce que j’appellerai ici la machinerie du roman, et qu’il s’agira de démonter pour en exposer les ressorts.
Des univers invisibles
La vision initiale de l’usine clôturée et vidée n’est pas la représentation d’un lieu spécifique, géographique, mais déjà une image poétique, qui impose sa propre puissance de condensation et de révélation. L’image de l’usine fermée résume un certain rapport au monde, ou ce que Rancière appelle un « partage du sensible » :
C’est un découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience. La politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles des temps14.
La politique de Daewoon’a rien à voir avec l’« engagement littéraire » ni avec quelque résurgence marxiste15. Il s’agit plutôt d’un partage esthétique, sensible, qui détermine un ensemble de relations entre le visible et l’invisible (« les lettres de l’ancien nom encore visibles sur le mur bas » – DA : 10), entre la parole et le silence (« le silence approximatif des bords de ville » – DA : 9), ainsi qu’un certain ordre de l’espace et du temps. Rapports, relations, ordres ou répartitions partout marqués, dans Daewoo, au sceau de l’effacement, du retrait. La rupture même s’est faite « discrète » : « Signes discrets pourtant et opaques, rien que d’ordinaire » (DA : 9). Rien ne se montre, rien ne se donne à dire. Et pourtant, il y aura parole, il y aura travail esthétique, c’est-à-dire réagencement de ce qui peut être vu et de ce qui peut être dit, ainsi que proposition d’espace et de temps.
Cela que l’image de l’usine résume poétiquement concerne aussi la ville et le monde plus large. Dans un monde en rupture de travail, partout l’effacement et l’invisibilité gagnent. Des univers humains deviennent inaccessibles, parce qu’ils sont particularisés et relégués à la solitude du privé, du non-visible. Ulrich Beck a dit cela, en termes sociologiques, dans la Société du risque :
Dans le contexte de l’individualisation, le chômage de masse est vécu comme un destin personnel. Les gens ne sont plus touchés par le chômage de façon collective et socialement visible, ils en sont victimes dans certaines phases spécifiques de l’existence. […] Dans ces existences individualisées et privées de leurs référents de classe, le destin collectif se transforme d’emblée en destin personnel, en destin individuelqui s’inscrit dans une société que l’on n’aborde plus que de façon statistique16 2001, p. 195.].
« On comprend donc que la nouvelle pauvreté se terre entre les quatre murs des maisons, qu’elle continue à dissimuler activement ce que l’événement a de réellement scandaleux17 ». En termes esthétiques, le chômage se traduit comme un problème de visibilité et de subjectivité. Le deuxième fragment textuel du roman (Daewoo en Lorraine, repères) repasse à grande vitesse les statistiques qui prétendent épuiser la réalité des fermetures d’usines : chronologie des faits, nombre des licenciés, chiffres d’affaire, etc. Au bout du compte tombent ces mots : « Fin. Mais pour elles, mais pour eux? » (DA : 18) Là commence le travail de la littérature, qui, comme les autres arts, a le pouvoir de rendre visible ce qui ne l’est pas et de capter dans ses rets les trajectoires individuelles. Dans ce cas-ci, la discrétion, l’effacement même des signes du monde obligera l’écriture à faire usage de la fiction. Pour reprendre le dilemme énoncé par Rancière, elle sera forcée de privilégier « l’artificialisme qui monte des machines de compréhension complexes » au détriment du « réalisme qui nous montre les traces poétiques inscrites à même la réalité »18.
La Légitimation de la fiction
Aussi peut-il paraître étonnant, de prime abord, que tant de lecteurs et de commentateurs aient vu en Daewoo un « roman réaliste ». Quoique, tout bien pesé, c’est plutôt la preuve que l’« artifice » a bien fonctionné. L’ensemble de la machinerie du roman repose sur un dispositif ingénieux qui fait en sorte que la fiction revêt les apparences de la non-fiction. Plusieurs s’y sont laissés prendre, qui ont cru que Daewoo relatait fidèlement une « enquête », au sens quasi-journalistique du terme. Roger Godard cite par exemple Martine Laval, qui a écrit dans Télérama : « François Bon a construit un roman enquête, un roman réalité19 ». Mais Godard semble avoir lui aussi du mal à bien faire la part de la fiction : il note des « distorsions20 » dans la relation des paroles et des faits, mais tout montre qu’il considère l’enquête et les entretiens comme des substrats véridiques de l’écriture. Or, Bon a confirmé, au colloque de Saint-Étienne, avoir tout inventé. « Je suis allé en Lorraine, il n’y avait rien à voir, alors je suis rentré chez moi et j’ai écrit », a-t-il dit en substance (je cite de mémoire). Je ne cherche pas à coincer les critiques et les lecteurs qui ont cru en la non-fictionnalité de Daewoo, mais seulement à mettre en évidence, par le biais de leur erreur, l’efficacité du dispositif. La fiction, pour fonctionner, c’est-à-dire pour faire illusion, doit se présenter comme vraie. Bon a exposé ce fonctionnement déjà dans l’entretien qu’il a accordé à la revue Scherzo en 1999 :
Se rendre compte que l’état dominant de la fiction est un fait littéraire très historicisé, et que notre langue est une de celles dont le champ hors fiction est par tradition à la fois très vaste et historiquement fondateur : Saint-Simon, Bossuet, Sévigné, mais les notes de Mallarmé, les explorations mentales d’Artaud ou Michaux. Et, paradoxalement, c’est souvent en mimant ou empruntant cette légitimité de l’écrit non fiction que le roman, dans son histoire, Proust lui-même, renouvelle ou pousse plus loin sa propre convention, pour se faire accepter comme illusion21.
Le roman se renouvelle, demeure une forme vivante, en repoussant sans cesse sa propre convention. Cela, il peut le faire en puisant dans le réservoir des formes non fictionnelles de la littérature. Daewoo emprunte sa légitimité à la forme spécifique du récit d’enquête à la première personne. Un « je » raconte les recherches qu’il a menées sur le terrain des usines Daewoo et des villes de la vallée de la Fensch : repérage, notes, entretiens, photographies, recherches documentaires, etc. Bon n’a pas construit une fiction à partir de Daewoo, comme eussent pu le faire nombre de « romanciers » d’aujourd’hui22. La fiction romanesque eut alors été reconnaissable comme telle, aux apparences fragiles des personnages et de la fable. Mais pour créer une illusion de réalité qui ne soit pas un simulacre, le mécanisme de la fiction doit pouvoir reposer sur des bases autres que celles de la convention romanesque. L’illusion de Daewoo ne tient pas du convenu ni de l’acquis. Elle procède au contraire d’une conquête, d’un élargissement du champ romanesque à une forme traditionnellement réservée au domaine de la non-fiction. Le récit d’enquête à la première personne peut sembler à première vue un peu trivial. Il peut même rappeler « l’Universel reportage » de Mallarmé. Il n’en jouit pas moins, dans l’horizon culturel de notre époque, d’une présomption de vérité dont le roman peut à son tour profiter.
La forme pronominale de la narration compte pour beaucoup dans le fonctionnement du dispositif fictionnel. Käte Hamburger a révélé, dans sa Logique des genres littéraires23, le statut ambigu de la narration à la première personne. Pour elle, rien ne permet de différencier, dans la forme intégrale de l’énoncé, un récit autobiographique authentique d’un récit fictionnel au « je ». On trouve dans Parking une première formulation du rapport entre la fiction et la non-fiction, corrélée précisément avec le concept d’« autobiographique » : « La fiction doit se présenter comme son contraire pour produire son propre espace de jeu. Chez celui qui a poussé au plus loin cette dimension paradoxale, tout se présente comme autobiographique, mais il faudra attendre que le monde ait retiré les échafaudages de la vision immédiate pour mesurer la reconstruction, et l’art de l’illusion qui nous l’impose24 ». C’est à Thomas Bernhard, grand artisan de cette illusion « autobiographique », que Bon fait ici référence. Dans cette idée d’une fiction se présentant comme une écriture autobiographique, on tient le rouage essentiel de la machinerie de Daewoo. Hamburger désigne comme une « feintise » (Fingiertheit) le récit de fiction à la première personne. C’est une expression qui peut convenir à Daewoo, à condition de ne pas y voir, selon une optique platonicienne, un désir de « tromper ». En construisant une fiction aux allures de non-fiction, Bon fait certes œuvre d’illusionniste. Mais « illusion » n’est pas synonyme de « simulation ». Alors que le simulacre est un objet factice se faisant passer pour vrai, l’illusion est un jeu (l’« espace de jeu » dont Bon parlait dans Parking), l’action de « jouer dans », selon l’étymologie qu’indique le Littré. Ce jeu peut bien sûr être sérieux, mais à titre de jeu uniquement. Il s’agit en somme de jouer le jeu de la fiction au lieu même des usines closes, dans l’espace vacant et inapparent du retrait.
Alvaro García de Zúñiga • Le fabuleux intestin d’Instin
Poète, Garcia de Zúñiga a fait de la langue (des langues) la matière première de son travail créatif, une langue musicale, visuelle, une langue inventée, vidée, détruite-reconstruite, génératrice de sens/sons multiples. Une langue passe-partout finalement, une langue sans nationalité spécifique qui s’amuse à se croiser avec d’autres langues, à des-hiérarchiser les conventions linguistiques. Une langue élastique où la norme ne s’impose pas et la différence est la bienvenue. Une langue régie par trois mots: Étrange, logique, musique. Plusieurs de ses textes ont été l’objet de mises-en-scènes de l’auteur et/ou de lectures publiques. Il a réalisé plusieurs films, pièces audio et de théâtre radiophonique/art acoustique. Avec Teresa Albuquerque il crée en 1996 blablaLab, un laboratoire de projets transversaux et multidisciplinaires développés fondamentalement à partir de ses textes.
Le texte que nous présentons provient du projet Manuel, programme de théâtre radiophonique/art acoustique, realisé par Alvaro García de Zúñiga et Hein Brhül, produit par le Studio Akustische Kunst de WDR en 2003 et 2004.
Manuel — mi-homme, mi-mode d’emploi — essaye de comprendre la réalité à travers les livres. Et vice-versa (à travers les livres la réalité). Et vice-vice et versa-versa (à travers les livres les livres et à travers la réalité la réalité). D’abord fixé dans la fixation, Manuel pense à y penser pour finalement dire qu’il faut parler. Trop tard.
Court et droit au but.
Comme son instinct.
Généralement on parle des instincts du général,
mais il s’agit d’une erreur majeur
dit le capitaine Manuel,
qui a été son quiroproctologue
qui reporta, procta logue est,
quelques troubles qui troublèrent
corps et esprit (pompier)
des instances d’Instin
quand il était déjà bien plus que colonel.
Manuel a signalé
(avec son index majeur,
mon commandant) :
iléus paralytique
mégacôlon toxique
Hirschprung
Crohn1
enterovirose
parasitose
chólera
et pire que tout
(dit colérique) :
invagination intestinale
ou intussusception.
Pas sympathique,
comme système,
parasympathique du tout.
Vaguement vagal,
dit Manuel, tonique.
Ainsi, le destin
de l’intestin d’Instin
s’est voulu
lypotimique
et phénoménalement sujet
à des phénomènes colitiques
diarrhées,
vomissements
et larmes,
pleure Manuel.
Pascal Quignard
Mat Hild • Facebook touch
Mat Hild, sous son habile pseudonyme (elle est enseignante et éditrice), est une observatrice avisée de la petite communauté de Facebook. Son regard est perçant, parfois cinglant, jamais amer, toujours juste. On se régale, on se retrouve, à la lecture de ces portraits, de cette typologie des utilisateurs de Facebook.
Les “Facebook touches” ont tellement bien fonctionné sur Hors-Sol que Mat Hild a eu la chance de les publier en recueil. On ne saurait trop conseiller ce volume, préfacé, excusez du peu, par Claro.
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Guillaume Vissac est écrivain, auteur d’un livre très remarqué chez Publie.net : Accident de personne. On ira visiter son site, Fuir est une pulsion, avec délectation. Il nous livre un texte intense, peau(x), sous forme de “vers justifié, clin d’œil à Lucien Suel”, qu’on salue au passage !
On ne présente plus Claro : auteur d’une dizaine de romans (parmi lesquels Chair électrique, Madman Bovary ou CosmoZ) et d’essais (Le clavier cannibale, Plonger les mains dans l’acide). Il est également fieffé traducteur, et pas de n’importe qui : William T. Vollmann, Thomas Pynchon, Salman Rushdie, John Barth, Mark Z. Danielewski, James Flint, William H. Gass et Hubert Selby Jr. Pas plus Pynchon que n’importe qui, il est Résident du blog Le clavier cannibale. La notion d’intraduisible a ceci de fascinant qu’elle semble intrinsèque à celle de langue, à la fois limite et secret, illusion et ennemi. Aux yeux du traducteur, elle est un soleil noir qu’il ne saurait crever, à l’instar d’une baudruche, sans s’éclabousser aussitôt des brûlantes paillettes du doute. Parce que la langue est communication, et ce pour des raisons économiques si évidentes que nous n’entendons bien souvent qu’un bruit de fond, blanc, il semble aller de soi que traduire n’est que seconder un type de transaction d’où découlent tous les autres. Parler, écrire, c’est établir les termes possibles ou discutables d’un commerce, quel que soit le gain. Mais le traducteur, aussi doué soit-il, opère d’emblée, ou en tout cas après déchiffrement, un travail de destruction. Il casse sa matière première, en fracture toutes les entrées, tord les clés à chaque tentative renouvelée, et doit forger alors de nouvelles serrures, en vue de portes différentes, menant assurément dans des pièces à la décoration quelque peu chamboulée – et ici la métaphore n’est qu’une illustration de ce qu’est la traduction : un tour de passe-passe, un bonneteau d’équivalences imposées au récepteur/lecteur. Parce que chaque langue est unique, c’est-à-dire, opaque, comme protégée par un code secret qui la rend inintelligible à qui n’a pas maîtrisé ses conditions d’accès, elle résiste, par principe, au processus de traduction. Elle ne saurait donc être « translatée » qu’au prix d’une désagrégation totale, irrémédiable, aidée certes en des cas particuliers par les ponts qu’entretiennent certaines langues du fait de leurs origines communes, même si les racines collectives d’où elles émergent sont souvent causes d’erreurs, et ne font que renforcer ce moment mystérieux où notre langue fourche, à force d’être naïvement bifide. Devant Babel, le traducteur endosse dans un premier temps le costume de Shiva, destructeur des mondes. Cet acte d’annihilation vise certes un objet précis – le texte – mais il n’est pas dit que sa virulence ne se retourne pas non plus contre celui qui en assume la responsabilité. En effet, la négation de l’original a pour effet de créer comme une tache noire, une tache aveugle dans le paysage langagier où évolue le traducteur. Ce qu’il efface s’efface également peu à peu de sa mémoire ; il scie la branche qu’il chevauche ; il tue l’objet aimé. Heureusement, c’est là une pirouette à laquelle, en tant qu’être humain, il est parfois roué. Le réflexe, alors, consiste à dissimuler le forfait. L’énormité du crime ne doit pas oblitérer l’objectif recherché : que se lève une deuxième fois le soleil. (Shiva, cécité, soleil qui se lève deux fois : oui, nous sommes bien ici sur le site du Projet Manhattan, quand Oppenheimer comprit ce qu’il avait déclenché en voulant traduire la guerre en paix au moyen d’une explosion nucléaire dans le désert du Nouveau-Mexique – or la traduction est fission, brûlure, magie.) Voilà pourquoi le traducteur, afin que ne s’ébruite pas le secret de l’intraduisible, doit endosser très rapidement et très naturellement le visage gracieux de l’Escroc, du faussaire. On compare souvent le traducteur, plutôt, à un traître. Soit. Mais encore faudrait-il déterminer en ce cas l’enjeu de cette trahison. Que trahit-il ? Pourquoi ? Pour qui ? Le terme de « faussaire » me paraît plus approprié, car il permet d’inclure la complicité des divers acteurs qui évoluent dans la sphère éditoriale. Avec l’assentiment de ses patrons, le traducteur fabrique un faux qui sera commercialisé et qu’on fera passer pour l’original, ou tout comme. Traduire est impossible ? Eh bien forgeons ! Car le faussaire-traducteur ressemble à ces faussaires qui, en peinture, plutôt que de copier à l’identique tel Titien ou Rembrandt, préfère travailler dans le style de Titien ou Rembrandt, et continuer ainsi l’œuvre, la prolongeant au-delà des âges. Le respect est à l’aune du talent, souvent, et la motivation financière ne suffit pas à expliquer l’absolue beauté des œuvres ainsi conçues. On peut aussi considérer ce tour de passe-passe consistant à duper l’œil et faire mentir la notion d’intraduisible comme une entreprise d’adaptation. Le traducteur, dira-t-on alors, « adapte », au prix d’une technique qui n’est peut-être pas si différente de celle du scénariste qui réduit en taille et fracture en images un texte pour l’aider à accéder à cette page surdimensionnée qu’est l’écran de cinéma. Ce parallèle appelle bien sûr une investigation qui n’est pas possible ici. Mais quelle que soit l’habit dont se pare le traducteur – destructeur, faussaire, adaptateur – il n’en demeure pas moins que s’il opère ainsi, c’est parce qu’il doit, moyennant destruction de l’original, faire un choix drastique, à savoir, si l’on en croit la doxa, garder le sens au prix du son. Bref, faire passer le message sans tenter de rendre la musique par définition induplicable de la partition. On peut, bien évidemment, décaler la problématique et arguer du fait que ce n’est pas le texte en soi qui est intraduisible, mais son environnement, ses conditions de production, autrement dit la chaleur qu’il dégage dès lors que la lecture lui permet d’entamer le long et complexe processus de déflagration sémantique et sonore. Ce qu’on nomme assez grossièrement le contexte, mais qui bien sûr est plus vaste, plus diffus et moins sujet à catégorisation. On doit, en conséquence, présumer une « compétence » du lecteur, un ensemble de coordonnées permettant de définir la « courbe » de sa lecture. On voit tout de suite quel genre de problématique découle de cette hypothèse. Tenter d’établir un portrait scientifique du lecteur c’est supposer de l’existence de celui-ci. Or toute littérature qui se respecte (c’est-à-dire s’invente et non se décalque) n’a-t-elle pas pour but de créer le lecteur ? L’enjeu de toute entreprise d’écriture n’est-elle pas, justement, au final, cette fabrique du lecteur ? Proust disait que tous les grands livres sont écrits dans une espèce de langue étrangère, et le fait est que quand on lit pour la première fois Proust, on commence par apprendre le « proust », cette langue étrangère nichée dans les anfractuosités de la langue mère, à la fois parasite, virus et organisme à part entière. Le travail du traducteur, du coup, serait proche de celui du chimiste. Décomposition, recombination, afin que décantent et se fixent les mêmes valeurs actives et réactives. Dans son livre intitulé Qu’est-ce que traduire ?, Marc de Launay se penche, dans le cadre d’une réflexion sur la notion d’intraduisible, sur le cas d’un vers célèbre de Mallarmé, et postule la chose suivante : « Il n’y a aucune chance que puisse se retrouver dans aucune autre langue la ‘réussite’ d’un vers de Mallarmé comme ‘aboli bibelot d’inanité sonore’1. » Plutôt que de trop nous appesantir sur l’étrangeté d’un terme comme ‘chance’ (mais il y aurait beaucoup à dire là-dessus…), décalons à notre tour l’optique mise en place par Marc de Launay, et citons le quatrain dans lequel ce vers « réfractaire » est prisonnier : Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx, De Launay cite ce passage de la correspondance de Mallarmé où le poète fait cet aveu étonnant au sujet du mot « ptyx » : « On m’assure qu’il n’existe dans aucune autre langue, ce que je préférerais de beaucoup à fin de me donner le charme de le créer par la magie de la rime. » (op.cit) Ne pourrait-on pas nommer « ptyx » non pas une unité lexicale irréductible par le sens et le son, mais un ensemble plus vaste, un énoncé/matrice, tout aussi résistant ? En ce cas, la traduction viserait quelque chose de l’ordre de la « magie » mallarméenne, elle se chercherait un « charme » capable de chasser ce symptôme du ptyx qui l’empêche de faire « rimer » les langues entre elles. Traduire pourrait être alors cette opération mystérieuse consistant à penser le phénomène chimique de la rime à un niveau différent, à un degré supérieur où sens et son seraient conservées dans leur pureté transcendantale, et ce dans une même impulsion. La nouvelle figure du traducteur serait, pourquoi pas, celle de l’alchimiste. Il convient ici de rappeler une autre dimension de l’intraduisible. Ce que la traduction ne peut rendre, apparemment, c’est la dimension historique de la langue (son affranchissement du latin, pour le français ; le brassage vernaculaire pour l’américain ; etc.). Citons une fois de plus Marc de Launay : « Puisque cette dynamique est en quelque sorte l’identité active de chaque langue, la rupture introduite apparaît insupportable2. » On notera, sans s’attarder dessus, la force du mot choisi par l’auteur : insupportable. Ce qui ici est mis à l’épreuve, fait problème, n’est pas la résistance du texte, mais du traducteur. L’intraduisible, c’est donc peut-être, aussi, quand l’acte de traduire renonce à trouver une équivalence économiquement « valable » pour préférer l’explication. C’est la fameuse dérive exégétique, la pathétique note en bas de page. Constat d’échec ? Echec de qui ? Du traducteur prisonnier de la tentation de l’irréductible ? Du lecteur supposé incompétent, en cours d’éducation ? Cette impasse a donné naissance, comme remède, à cette chose agaçante qu’on nomme « la trouvaille » dans le jargon pourtant quasi inexistant des traducteurs. La trouvaille comme parade à l’intraduisible. Autrement dit, la résolution d’un élément d’une équation, avec en général un certain brio. Mais il ne s’agit en aucun cas de la re-modélisation de ladite équation. La trouvaille est statique, elle indique que le processus traductant est interrompu, qu’au flux a succédé le temps de l’ingéniosité. Elle signifie que le traducteur est devenu, cette fois-ci, un bricoleur. Comme s’il réparait, retapait quelque chose. Partons plutôt de l’hypothèse inverse, à savoir : rien n’est intraduisible. Autrement dit : l’intraduisible est, par essence, impossible. En conséquence, il nous faudrait, il nous faut établir une hiérarchie des résistances, un tableau des nœuds réfractaires, une topologie des risques majeurs. On évitera soigneusement le terme de « difficultés », qui renvoie à une pure problématique de la maîtrise et de la compétence, pour lui préférer celui d’intensités. Je citerai ici le commentaire que fait George Steiner dans son livre Après Babel, à propos des textes-limites, et en particulier à propos d’un poème d’Isidore Isou. Steiner dit ceci : « On en retire une sensation inquiétante d’événements et de séismes potentiels affleurant la surface visible3. » Les termes fulgurants, ici, sont bien entendu « événement » et « séisme ». A eux seuls, ils nous indiquent non seulement quel enjeu surgit mais quel acteur véritable se profile sous cette impression de catastrophe : le corps, comme territoire/histoire. Une explosion a lieu sous la surface, et nous avons devoir d’en éprouver les trémulations, aussi imperceptibles soient-elles. Pour Steiner, toujours, l’intraduisible aurait trouvé son épitomé dans le Finnegans Wake de Joyce. « La dynamique de l’impénétrable est résolument nouvelle. Le poème pèse de tout son poids aux frontières de la langue4. » Ici, les termes « impénétrable » et « frontière » semble pointer vers une autre dimension. A peine a-t-on eu le sentiment de toucher à quelque chose de dangereux (le risque naissant de toute expérience des limites), que Steiner nous oblige à évaluer une autre dérive, situé au-delà de l’hermétisme. L’hermétisme, qui suppose un double mouvement de codification et d’initiation, demeure dans la sphère de la compétence. Tandis que ce que Steiner semble désigner serait de l’ordre de la « transgression ». On peut supposer que ce chemin mène derrière le silence, comme on dit derrière le miroir, et qu’il s’agirait, à l’instar de Becket, d’apprendre à traduire, aussi, le silence. Mais là aussi, cette voie nous entraînerait trop loin. On peut dire que, historiquement, traduire oscille entre deux aventures : le compromis et l’imitation. Le compromis tient le texte pour un lieu policé et y répond par une approche raisonnable. Le traducteur reste copiste. Citons ici Dryden, qui a cette phrase étrange et magnifique pour définir ce travail de patiente compromission : « C’est comme si l’on dansait sur une corde les pieds entravés : on peut éviter la chute à force de précautions ; mais il ne faut pas s’attendre à des mouvements gracieux : et quand tout est dit, ce n’est que stupide gageure ; personne de sensé n’irait courir un danger pour la gloire de s’en tirer sans se rompre le cou5. » Je laisse à chacun le soin de méditer cette phrase. Avec l’imitation (qui n’est en ce sens pas la servile copie mais au contraire l’écart sauvage), on court le risque de voir l’excès de « démarquage » mettre surtout en valeur la virtuosité du traducteur, faisant du coup de ce dernier un « singe savant ». Steiner : « MacKenna, le traducteur anglais de Plotin, dit qu’il y a dans cet art un immense anneau d’obscurité, une zone de ‘miracle6’. » Il parle même de métempsycose. Notons simplement qu’on court là le risque d’une mystique de la traduction, indissociable d’un retour au fantasme de l’inspiration. Il faut pourtant bien aborder, de front ou de biais, peu importe, ce qui semble résister à la traduction. Partons d’un fait incontestable : toute traduction est avant tout un processus de mise en déséquilibre, avant de devenir exercice de destruction inversée. La traduction fait « bégayer » dans sa propre langue. Et là, plutôt que de gloser sur ce bégaiement, je renverrai à la poésie de Gérashim Luca, par exemple, ou, plus spécifiquement, aux travaux de Gilles Deleuze. Il s’agirait donc de passer par un devenir-écrivain, et comprendre que l’écriture (et donc la traduction) est un risque tendu au corps. On le sait, Artaud a traduit Le Moine de Lewis avec une « liberté » qui mériterait une analyse systématique. L’auteur s’est expliqué dans sa correspondance sur son travail : « J’ai raconté Le Moine comme de mémoire et à ma façon. […] La présente édition n’est ni une traduction ni une adaptation – avec toutes les sales privautés que ce mot suppose avec un texte – mais une sorte de ‘copie’ en français du texte anglais original . » On le sent bien, cette « copie » dont nous parle Artaud est à prendre dans un sens, une perception, très différente de la notion habituelle. Son sens nous reste encore mystérieux, aussi s’aidera-t-on d’une autre notion, empruntée celle-ci à Chateaubriand, à savoir celle de vitre, quand il dit qu’il a traduit Le Paradis perdu de Milton « à la vitre ». Enfin, disons qu’on ne saurait en aucune manière faire ressortir de l’intraduisible des problèmes particuliers tels que les contraintes formelles (Pérec, Danielewski, Joyce…), l’allitération à outrance et outre-sens (William Gass…), l’historicité de la langue (Le Courtier en tabac, de Barth…), la complexité syntaxique (Pynchon…). Je donne ces exemples pour avoir travaillé dessus. Ce sont tous des problèmes particuliers qui appellent des résolutions particulières, globalement techniques, même s’il est évident qu’ils mettent à rude épreuve le devenir-écrivain dont j’ai parlé. L’intraduisible est sans doute le meilleur ennemi du traducteur, son double tremblé, sa ligne de fuite. En revanche, on pourrait imaginer une autre sorte de traduction, autrement plus pugnace, et destiné à contrer l’entreprise de négation de la langue à laquelle se livre l’édition globale, qui considère de plus en plus la traduction comme l’instrument d’une plus vaste opération d’import-export, de marketing aveugle. Pour l’instant, malheureusement, la plupart en sont encore à traquer l’intraduisible dans les contrats d’édition. La guérilla n’est pas pour demain. Pierre Antoine Villemaine est metteur en scène, écrivain, artiste et enseignant. Chargé de cours à l’Institut d’Études Théâtrales de Paris III, directeur artistique des Ateliers de lecture à haute voix de la Bibliothèque Publique d’information, Centre Pompidou (2001-04). A mis en scène des oeuvres d’Artaud, Bataille, Blanchot, Celan, Duras, Genet, Giacometti, Handke, Jabès, Kafka… A organisé et participé à des rencontres et colloques notamment sur Artaud, Jabès, Blanchot, Celan, Michaux… A publié de nombreux articles, récits et poèmes en revues : Remue.net, N4728, Ralentir/Travaux, Revue des Sciences Humaines, Revue d’Esthétique, Théâtre/Public, Europe, Le Nouveau Recueil, Sens Public, Communications … Une pensée est limitée par une autre pensée. Mais un corps n’est pas limité par une pensée, ni une pensée par un corps. (B. S.) * projetée par le déséquilibre, elle fit un pas sec vers l’avant, le haut de son corps oscilla puis s’abandonnant à sa faiblesse, entreprit une lente déposition : elle semblait danser sa chute, d’amples mouvements de bras ralentissaient son affaissement, dans son ignorance elle retrouvait des gestes morts, les gestes précis d’une chorégraphie ancienne, ses doigts effleurèrent le sol, un bref instant son corps fut en arrêt, comme en apesanteur, suspendu entre terre et ciel, figé en un tableau, instant, vie et mort confondues, capté en sa fragilité la plus intense, image gelée, éternisée, excessivement fictive qui ne cesse désormais de faire retour par saccade * « Mapping of Meaning » sous le cerveau la cartographie mentale étayages et consolidations contreforts et arcs-boutants les fers à béton de la pensée Fais sauter les cales de lumière : dans l’ajustement des rythmes les zones de sens se disposent une réalité recomposée se couche de travers dans le perdu là où la pensée cesse cela s’ouvrira * Il accueillait si intensément qu’il ne comprenait pas le sens de ces paroles. Cette voix dont l’expression excédait sa conscience le déportait vers ces contrées de l’émotion vague, puissante, abstraite peut-être ; le chavirait dans l’infini flottement d’un sens irradiant, un sens sfumato, là où les choses et les êtres s’approchent en fines émotions, en hypothèses d’affects discrets, en ce lieu où les images sont mouvements de l’esprit. * ceux pour qui la vie s’est transformée en écriture les yeux éteints l’appelant toujours de la même façon un corps de paroles se lève non encore assuré d’une forme réceptacle ce qui s’inscrit sur lui ici c’est continuellement l’aube promesse d’un visage ce qui revient fondu dans la langue se mêle au plus ancien qui perce d’un rêve visage sans lucide contour jamais rencontré jamais oublié Né à Angers en 1971, Jolyon Derfeuil a découvert la poésie à l’adolescence, au sein de l’atelier théâtre de son lycée, reprenant des textes de Raymond Queneau pour les jouer sur scène. Il découvre aussi dans la foulée Pierre Reverdy, Antonin Artaud, les poètes surréalistes, Baudelaire, etc. Puis il enchaîne avec des études de comptabilité qui ne mènent nulle part, le service militaire et quantités de petits boulots avant de faire une fac de lettres d’où il ressort avec une licence de lettres modernes. La suite de son parcours s’illustre dans l’associatif, l’écriture de scénarios, la réalisation de courts métrages sans pour autant délaisser la poésie. Il anime entre autres des émissions de radio consacrées au slam et au cinéma sur la radio angevine alternative « Radio G » et fait des improvisations poétiques en direct dans une autre émission dédiée au Free jazz.
C’était avant-hier. Ou alors il y a une semaine. Un jour brûlé du calendrier, un autre jour perdu, un dimanche ou un jeudi, je ne sais plus. Je l’ai rencontré à reculons, sur le boulevard désert. A ce moment là, j’étais dans mon spleen, je recomptais nerveusement mes joies, mes manies et mes tics…Et elle m’arriva comme ça, en pleine face. Un télescopage brutal. Je tombai à la renverse, me relevai avec peine, avec un gros bleu sur le front. Affolée, elle bredouilla un langage étrange, dont je ne compris qu’un mot sur quatre. Mais elle avait une forme humaine. Un grand corps frêle enfoncé dans un immense manteau de laine bleu. Elle n’avait pas de traits connus. Avec ce teint livide, ses deux yeux creux, sa grosse bouche, ses cheveux qui changeaient de couleur toutes les cinq minutes et cette peau rêche et ridée par endroit. …Sans parler de son pantalon déchiré et de ses pieds fourchus. Etait-ce un homme, une femme ? Je ne sais pas, je n’avais pas de lucidité envers cette forme. Pourtant, il y avait chez elle quelque chose qui m’était familier. C’est souvent comme ça, à chaque fois que je toise un étranger…Nous échangeâmes un silence courtois. Un silence de mort. Puis la forme se mit à rabâcher plusieurs fois la même phrase incompréhensible dans sa barbe, comme une formule incantatoire. Elle me regarda fixement. J’étais crispé mais séduit. Nous restâmes un bon quart d’heure à nous statufier l’un l’autre. Le temps pour le ciel de virer à l’orange et aux gens de la voirie de ramener leurs feuilles mortes aux arbres de l’automne. Je la raccompagnai en bas de chez elle. Je frissonnai. Il était midi et demi. Elle me tira la langue, sortit les griffes, émit un rire sardonique et je sentis comme une morsure sur les joues. Elle me prit par la main et nous courûmes jusqu’à l’ascenseur. A peine ouverte la porte de son appartement, je l’entraînai dans l’ombre, l’agrippai, l’embrassai dans le cou, léchai ses lèvres, chauffai sa crasse. Ses joues piquaient un peu. Elle se moqua de moi, comme un amant fatigué…Pourtant je la pris fougueusement dans une espèce d’urgence délirante ; mais au bout de quelques secondes, un sentiment atroce me gagna. J’avais l’impression de m’être blotti, nu, dans la carcasse d’un bœuf à l’abattoir, englué dans la chair et les os gelés …Je me jetai par terre, horrifié. Mais qui était-ce ? A la place de son sexe, il n’y avait plus rien. Je vomis lentement sur la moquette. Elle rit très fort, en se tirant les cheveux. Cette forme humaine me rappelait vaguement ma mère, qui haletait souvent après les coups de poings de mon père en furie, au fin fond de mon enfance. Ou alors un prof à l’école, un maton en prison…Dans la pénombre, il me semblai soudain voir une affreuse bestiole…Je remuai de l’air, je voulu me défendre, lui mettre une gifle, mais je n’y arrivai pas. Son image restait imprécise… J’avais soudain vérifié mes limites. La nuit tomba dans l’appartement. Elle m’invita à prendre un café dans sa cuisine, encombrée de cendriers et de cartes à jouer. D’un coup, elle devint plus complice dans la discussion mais toujours un peu indifférente ; présente mais totalement insaisissable… Non, ce n’est pas ça. En mémoire, c’est une autre horloge démente, dont le tic tac invite à la folie et qui succombe dans la maternité avancée du rêve…Elle me fit un autre effet. Elle me confia ses doutes, ses espoirs de solitude, sa viande froide pour le plaisir et elle s’accrocha à mon cou, ivre d’avoir trop attendu les autres. Leurs limites constituaient sa vie. Elle disait : « j’ai la tête pleine de toile d’araignée (…), quand je sens la mort toute proche, je mets un masque de clown pour qu’elle me reconnaisse vite, mais elle s’éloigne, elle s’éloigne, la salope !! » La forme me parla de ses diamants frottés derrière un miroir, des livres de philosophie sous son oreiller, d’un numéro de fœtus oublié, de ses crises hyper-lyriques, de l’introspection des mouches, du sel iodé, de la lessive, de mes repas de famille, de mes petites lâchetés quotidiennes, de cette habitude dégoûtante de mettre les doigts dans le néant… Tout en se livrant, elle se grattait la jambe droite de plus en plus, le sang la démangeait sous une plaie purulente… Je l’écoutai, je l’admirai, je la trouvai à la fois grotesque et sublime mais toujours, toujours elle sonnait juste à mes oreilles. Elle me disait une vérité nauséabonde mais inimitable qui me collait à la peau et me pétrissait à l’intérieur de moi. A l’issue de cette confession, elle pris ma tête dans ses mains, avec tendresse, et je la berçai. Avec délicatesse, la forme me pris dans ses bras, me souleva avec ses bras charnus et me déposa sur un lit de photos jaunies, entouré de jouets cassés. Nous fîmes encore l’amour mais cette fois en crachant par terre. Et ce fut encore plus violent, encore plus désespéré que la fois précédente. Mais quelle rage nous traversait ? Une seule envie nous pris : fuir dans le noir de la chambre, sur et sous le lit plus précisément. Comme c’était impossible, nous décidâmes de lécher les murs avec application. Après, nous retombâmes repus de cette intense activité de nettoyage par le vide. Folie, loufoquerie…le désir nous courait de nous acharné l’un l’autre à s’étonner le plus possible, à creuser dans nos êtres, jusqu’à mettre en exergue nos faculté de nous répandre dans le rien, le futile. Il était déjà plus de minuit. Je l’ai senti si seule à ce moment là. Alors quoi ? Elle descendit de son immeuble avec moi, fit quelques pas sur le trottoir et tomba amoureuse d’une vielle passante qui sortait ses chiens. Elle me cloua sur place et je restai hagard, comme contaminé par quelque chose qui n’existe plus. Je la vis partir sans se retourner et faire, dans ma tête, comme une illusion cruelle. Je mis ma main sur la bouche et souri à l’intérieur. Je fermai les yeux, les deux pieds joints sur un caniveau. Je n’ai pas compris ce qu’elle voulait. Je n’ai pas compris ce qu’elle était. Je pleurai. Je retournai chez moi me coucher. Après une nuit sans saveur à retourner des cauchemars absurdes, le lendemain matin, au réveil, j’avais déjà envie d’une autre forme…Déjà…
Guillaume Vissac | peau(x)
Claro | L’intraduisible : mythe ou réalité
Approche 1
Intermède 1
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)
Approche 1 (suite)
Approche 2
Intermède 2
Il s’agirait donc de réaliser une troisième voie, intermédiaire si l’on veut, entre la servilité et la cabriole, entre la métaphrase et la paraphrase. Mais l’opération en question est-elle purement technique ?
Qu’est-ce que ce miracle ? En quoi n’a-t-il rien à voir avec la mesquine trouvaille ? Là encore, je laisse ces questions ouvertes, car s’y engouffrer donnerait lieu à un autre texte, soumis à d’autres enjeux.Approche 3
Ouverture
Traduire pourrait être alors, en se réinventant, une forme de résistance à l’obscène « customisation » qui se met en place un peu partout. Les traducteurs sont-ils disposés à franchir un jour le pas et envisager un « réarmement » inédit ?
Pierre Antoine Villemaine | Mapping of Meaning
Jolyon Derfeuil | L’informe
L’Informe