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Marie Simon • Les pieds nus


Maire Simon. Les pieds nus. Note de lecture

Le genre de l’intime est l’un des plus difficiles à faire vibrer sur une page — mais il convient parfaitement au récit. Au récit en tant que genre, je veux dire, c’est-à-dire : qu’écrire touche au désir, comme à l’angoisse ou à la folie, bref ce que tentent de tenir quelques pages reliées dans un petit parallélépipède très serrés, très carré, très circonscrit, c’est toute l’exubérance du monde.

Monde, au fait, quel est-il, quel pourrait-il être ? Quel pourrait être un monde dans lequel l’être aimé disparaît, a disparu ? Ce monde est impossible et c’est ce monde-là que Marie Simon cherche à nommer ou à désigner au travers de pages frappantes de retenue et de puissance.

Spectaculaire : non pas dans le sens d’une intimité dévoilée — et de l’obscénité qui en découlerait, mais spectaculaire dans le sens de la remarquable construction chorégraphique, a-t-on envie de dire.

Au moment où l’impossible fait irruption dans cette histoire simple : un homme, une femme, leur amour ; l’homme disparaît ; au moment où fait irruption cette mort (qu’il faut encore décrire, circonscrire), au moment où l’impossible vient recouvrir le récit de sa poisse morbide, hiatus1.

Deuxième partie, déjà. Toute la première est là pour poser le cadre, pour décrire la solennité et la complétude de cet amour. De la rencontre, de l’apprivoisement, de la jalousie peut-être (dit-on ça et là). Mais peut-être pas.

Avant nous étions trois à nous disputer ton amour. Je ne sais comment j’ai réussi. Peut-être que ce n’est pas moi. Elle a disparu ou tu l’as quittée, ou elle est partie. Je ne sais plus. Je savais que ça arriverait. Reste à trouver ce qui nous sépare encore. (24)

Et plus loin :

Très vite, elle n’est plus là. Cassée dégagée, partie. Sortie. Est-ce qu’elle nous aliés ou séparés ? Tu es là maintenant. Reste la mer. (36)

Le hiatus était déjà désigné, la construction est habile, et peut-être effectivement que ce n’est pas elle :

Tout est en train de filer et je dois fixer en même temps ces choses ce début le matin la soirée — je me disperse mais je sais que je dois les mémoriser — laissez-moi connards connasses — je suis seule.

La narratrice, l’amante, l’aimante, est seule, et seule depuis le début du livre, c’est-à-dire depuis le début. Tout l’art et la tâche, difficile, sera de rendre la mémoire, l’hommage rendu à son amour disparu, Quentin, marin de son état (voir la litanie des « Mon mec… », p. 43-47).

On est déjà surpris, désorienté peut-être, par la simplicité de cette situation : il est marin, il disparaît en mer. La mer a pris l’homme à la femme (son épouse) qui l’aime. On est ensuite touché de la sincérité du texte. Et de sa (sans doute, inhérente) violence.

Cet amour débordant qui opère sur la narration même.

Je chantonne je suis ton seul livre je suis ton seul livre. Parce que je n’aime pas ce que tu lis. Ou que tu ne lis pas. D’ailleurs tu ne lis pas. Tu vois, je suis ton seul livre. (24)

C’est qu’un monde se brise, et avec lui cette unité.

Obnubilée par l’amour — ce qui n’est pas un reproche ici — cette femme amoureuse s’en remet au récit. Or le récit ne l’entends pas de cette oreille. Il porte le hiatus, il a faim de séparation. Il est mer, lui-même, fatal, inexorable.

Je sais que c’est en train de filer je sais que je ne peux pas tout savoir me souvenir de tout que tout sera cher et rare très vite juste une chose juste une phrase juste une attends s’il te plaît dis-moi […] (47).

On ne résiste pas au récit. Et la phrase pas plus que les humains. La suite est d’autant plus touchante que la vérité de la mer (la vérité du récit) a parlé. Il n’y a pas d’issue possible, on ne peut lutter contre les vagues, la chaîne des évènements, contre le flux du récit.

Les pages de la seconde partie sont hantées. Bien que ce soit la vie, qui a été choisie (je ne resterai pas sans bouger, nous dit-elle), cette vie est fantomatique, elle est celle d’un revenant.

Parce que la mer loin, et surtout parce que je t’ai tenu contre moi, tout mouillé, tout vulnérable, tout pâle — mort. (99)

Il n’y a pas d’issue possible, l’amour se brise net, comme le récit de l’amour qui le porte. (Je suis seulement mal habituée, dit elle encore).

Puisque tu ne le peux plus, c’est à moi de te raconter des histoires. (91)

On cherche une autre lieu, on cherche un autre corps, on tente de se distraire, de s’occuper l’esprit. Mais ça ne marche pas. C’est toute la troisième partie qui en vérité revient toujours sur le passé.

J’espérais autre chose (112)

Et surtout :

Le temps ne passe pas.

C’était pourtant écrit, elle l’avait même dit, cette amoureuse, cette aimante excessive, c’est elle qui l’écrit.

En fait, je serai toujours ta femme. (56) Et la page suivante : Tu es encore MON mari.

Nous ferons ce petit voyage dans l’intimité. Pas d’indiscrétion pas de larmes pas d’invités. Rien que des remous et de l’iode. J’ai peur, mais je ne le montre pas. Tu dois avoir encore plus peur que moi. Toi et moi. Je serai près de toi, contre la boîte […] Ce sera bien presque. A un moment, on me l’a dit, tes amis se tourneront vers moi. Ça voudra dire que c’est maintenant. Et ce sera trop court. Je t’embrasserai, et encore. Encore ce matin, encore toi et moi dans le matin, devant l’eau. Tes amis regarderont ailleurs. Et puis ils te soulèveront et moi j’enlèverai mes chaussures et les tiendrai serrées contre moi et puis ils te mettront à l’eau. Ce ne sera pas triste, non, certainement pas. Toi et moi. Parce que nous nous reverrons, nous nous retrouverons et nous nous embrasserons, comme d’habitude. Ce ne sera pas vraiment fini. Tu es mon mari, j’ai mis une robe, et je t’aime. (67-68)

Pieds nus, pourquoi pas, pour dire que ça y est, on a passé le hiatus. Mais ce n’est pas ça qui compte, pour moi.

Je pense à une jeune femme qui aurait cherché dans sa vie les traces tangibles de ses rêves. Elle aurait écrit et, prise par le récit, aurait petit à petit, très subrepticement, sans s’en rendre compte le moins du monde, elle l’aurait quitté, ce monde, et ce monde : elle ; comme il est écrit dans Tristan et Iseult.

Moi aussi je voudrais que tu me racontes une histoire. (128)

Elle aurait touché par extraordinaire le rêve de sa peau nue, puis le rêve s’est évanoui, et tout le réel serait alors cette recherche, cette recherche insensée, éperdue, vers son amour disparu. Elle l’aurait cherché dans le sommeil comme dans la mort. Elle aurait écrit. Elle se serait, tout simplement, endormie. Elle se serait tue. Elle aurait attendu, puis écrit (145).

C’est en ce sens que la vie n’est qu’un songe, une fable mensongère, ou encore une histoire racontée par un idiot, comme le dit Macbeth2.

Parham Shahrjerdi & Benoît Vincent • M.A.

Elle s’appelait                                     
                   Maurice
                   Robert
                   Jackie
                   Dionys
                   Marguerite
                   Elio
                   Roland
                  
                   Thomas
                  
                   Maurice
                  
Tour à tour Elle

était la certitude de ceux qui n’étaient Elle
       était,     oui,       la

voix retentissante des absents qu’elle
       était.

Elle
       était

Lutter, venir, inter-
venir, elle le savait. Quand il le fallait. Elle

rappelait la joie
mais aussi le chagrin Elle
       était
le chagrin qui nous
sourit. Elle

       était l’équilibre manqué.

La mémoire des temps oubliés      ô combien Elle
       l’
                   était.    

*

 

Oui, elle est la joie,
la joie triste, la joie simple, la joie concernée
par le désastre

Ce qu’elle ne porte pas forcément dans le mot,
Ses yeux
le trahissent.

C’
était
l’amour, l’amitié,
le don et l’aban-
don

Elle porte encore la voix.
Elle porte encore la voix tue
Tu portes encore la voix
Tu es la voix.

La voix est tue.

 

*

Enfin plutôt taire, enfin nous voilà nus, nous n’aurions jamais pu imaginer cela, et pourtant cela. Lorsque dans les ruelles nous balancions, au bras, puis c’était déjà la nuit. Le miel de lavande, les cartes postales, les petits livres
                   rouges,
                                          les petits messages.

Destinés en vain.

*

D’une certaine façon, nous le savions, n’est-ce pas, que le désastre finit par tout prendre.

Même vous, même eux, même mots.

Nous le savions et nous ne saurons jamais accueillir l’effacement même.

Un monde s’écroule. Et nous avec. Et
avant que l’oubli vienne tout effacer, nous effacer, nous penserons à M.A

À cette capacité, cette volonté, cette ferveur de garder
       intact
                   quelque chose, quelqu’un, quelques-uns

pendant des jours, des années, longtemps après leur disparition

— être-là toute une vie, après la vie.

Nous penserons à l’Impossible, à l’Impossible nous ne cesserons de penser.

À la discrétion qui manque, qui manquera toujours.

À ces mots : « Très bien », « Merci », « À bientôt », « Vous m’appellerez », « Je vous embrasse », « Au revoir, au revoir »…

Et puis nous penserons à ce que nous perdons à jamais : M.A. Et puis nous penserons à ce que nous gagnons pour toujours :

Rien.

Elle
appelait
M.A, Elle
appelait

Elle
s’appelait
M.A
rappelait
M.A,

Elle
était
tout un monde.

C’était M.A,
la nôtre, toute,
tout entière aux autres
l’incarnation de tout
le monde.

Un monde, qu’elle rappelait, s’évanouit dans un sourire. Un sourire triste dans l’air.

Elle
rappelait tout
un monde.

Un monde n’
est plus.
                  
                  

Manuel Candré • Autour de moi

Manuel Candré, Autour de moi • Note de lecture

Il faut deux ou trois jours pour encaisser ce livre, dont la lecture n’est pas très longue pourtant, mais dont le texte peut ravager, travailler, certaines âmes sensibles. Mais ce n’est pas cet écart entre la surface d’une page et le gouffre creusé par les mots qui frappe le plus.

Ce qui frappe est que cette autobiographie n’en est pas vraiment une. Qu’elle délaisse sans doute sciemment tout ce qui horripile dans l’auto de la biographie. Qu’elle échappe au grand défaut de l’auto de la fiction. C’est avec élégance que Manuel Candré évoque (« convoque » ?) une période de la vie, l’enfance, que rares parviennent à décrier, même, décrire. Il n’est pas facile, en effet, sans complaisance, de comparaître (allons donc sur ce champ), au-devant des autres, dans la mémoire noyée de l’enfant qu’on était ; il est encore moins de s’attraper soi à ce jeu qui peut vite glisser dans les petites médiocrités et les sensibleries.

Manuel Candré réussit ce tour de force : faire de l’enfance une matière littéraire. Une distance, pour cela, est nécessaire : ce sera la forme d’un journal, étalé sur plusieurs années (depuis 1973), avec des souvenirs éparpillés, je veux dire en cela qu’ils ne sont pas chronologiques. Deux ou trois points d’orgue, la mort d’un chaton, la mort de la mère, la mort du chien, la mort du père. C’est cela, ravager : cette table rase qui est aussi quand de l’enfant qu’on était, on accepte les minauderies ou les colères ou les astuces, et puis qu’on débarque un beau jour tout seul, face à soi seul et aux autres, seul.

Je suis frappé par l’exergue : et si l’enfance c’était ça : attendre ? Et plus loin :

Aujourd’hui rien. Et hier. Et demain, je serai là comme dans une éternité qui réclame d’être accomplie.


Enfance revisitée dans le journal, et c’est le livre qui pourrait apparaître comme l’accomplissement. Cette écriture qui n’est certes pas là comme fonction thérapeutique (on n’est pas dans l’autofiction, j’insiste), mais dans l’ablation du singulier, au contraire, une écriture aussi nette que solide, pour arrêter tout ça, l’incomplétude, l’oubli aussi (« Comment j’ai pu oublier ça. Je le sais très bien comment »), la colère sans doute, la colère contre soi-même, avant tout.

Je suis là, les mains jointes, posté en une sentinelle anxieuse, à la frontière du royaume des morts. Je me tiens là, attendant qu’elle revienne.

Ne sachant plus si j’appartiens aux vivants car aussi bien je suis ce fantôme.


Peut-être oui, finalement, peut-être que c’est la figure de l’attente qui incarne le mieux ce qu’il reste à faire ; évoluer dans les méandres de cette chose qu’on appelle famille, y trouver une place, plutôt qu’une justification ; y affirmer sa singularité, à défaut du rôle qu’on assigne, jusque dans le dégoût ou la fuite, résister, en somme, aux assauts de la bouche, à la corrosion de son mucus, c’est peut-être aussi ça écrire. Résister à la dissolution.

Autour de moi finirait avec ça, plutôt qu’avec la mort du père (73), avec ce qui fait que la mort est là toujours présente, qu’elle s’avance avec nous, qu’elle avance en nous et qu’il n’y a qu’une manière de l’accepter, c’est de l’accepter. Qui a connu ça le sait.

Comment ça se fait que tout à coup je déboule dans la cuisine en hurlant papa je suis fou papa je suis fou sauve-moi papa je suis fou pour de bon. Je suis dans la chambre et c’est la que ça monte. C’est le soir. Je commence à me sentir bizarre, une sorte de détachement étrange, comme si le monde s’éloignait de moi tout à coup. J’entends un grommellement continu. C’est dans ma tête. Un grommelle grommelle grommelle qui roule comme un train dans ma tête. Je me sens vraiment bizarre. Tout ce qui m’était familier dans la chambre me parait soudain inadéquat. Plus rien ne colle. Non, le monde est biais, et tout ma chambre et tout ce qu’elle contient. La voix à mon oreille, qui se rapproche encore […]


Je pense à une lettre écrite à Jean Paulhan par Francis Ponge : « J’ai peur de devenir fou », et la réponse du maître : comme vous vous posez la question, vous êtes loin de la folie1. L’inquiétude est fondatrice, elle est aussi excitation, désir, faim 2. D’un certain point de vue, elle est même nécessaire.

Elle permet aussi d’entrer dans cette matière fantomatique et éreintante qui fait les familles : les douleurs des aïeux, les secrets, la mémoire, et cette incorrigible (et si difficile) question du devenir. On part avec de ces encombrements. Comment on s’en défait — comment d’autres peuvent s’en complaire aussi —, c’est un peu la question et la tâche.

Mon père c’était ça. Il était pétri des rêves de grandeur qui vous interdisent de faire quoi que ce soit. Cloué au sol par la toute-puissance, remâchant l’impuissance, la vie ratée scotchée sur un lit dans une cuisine à fumer des cigarettes en regardant le plafond avec la radio qui lui fait comme un cercueil.


Alors la colère. Oui, la colère, puis l’apaisement (un genre d’hébétude froide), mais pas encore l’écriture. Puis l’écriture, qui n’est pas le calme, pas la sérénité, qui est l’inquiétude consciente, affirmée même, pourquoi pas.

Ce livre, tout bref qu’il puisse être (et ce n’est jamais un reproche) est tout autant dense, et lucide — voilà le mot — et rejoint d’emblée les grands textes contemporains. Candré a réussi son voyage, passer de la terreur à l’inquiétude et de l’inquiétude à l’écriture.

Fou ? Moi ? Putain, ça m’ferait mal. (48 et 81)