Archives de catégorie : Chroniques

SP38 & X | Proliférez

Le document que nous présentons est un montage photographique des installations presque performantes — perforantes — réalisées par SP38 à travers les murs du monde. SP38 a débuté sa campagne mondiale d’affichage en 2008 lors du festival Instin dans tous ses états à Arcueil.

Et si le Général était un passe-muraille ?

Nous présentons ici le montage (mort sous X) tombé de la septième livraison de la revue Gestes.

Nicole Caligaris | Les funérailles du météore

Le texte que nous présentons ce jour a été lu lors de la rencontre ‘Instin’ qui s’est déroulée le 7 mai 2010 dans le cadre des rencontres Remue.net.




Les Funérailles du météore
Conférence sur la conférence sur l’autorité du Général Instin
Addendum à la conférence (qu’on trouvera ici)

L’histoire a commencé pour moi au Val-de-Grâce, au cours d’une recherche aux archives, pour un de mes livres, Les Hommes signes, alors que je travaillais sur les mutilés de la face du conflit mondial de 14-18, par une enveloppe égarée dans un dossier auquel, pour des raisons chronologiques, elle ne pouvait appartenir. Dans cette enveloppe que j’ai eu la curiosité d’ouvrir, j’ai trouvé les notes préparatoires pour une conférence sur l’autorité, à destination des élèves officiers, avec un bordereau de commande du ministère de la Guerre, portant le nom du général Instin dont je venais tout juste d’entendre parler pour la première fois, par un ami qui commençait l’historiographie combinée de cette figure disparue des mémoires et, comme j’ai pu l’apprendre par la suite dans mes propres recherches, des registres, tout au moins du programme de l’École d’Instruction des Officiers : la conférence du général restera à l’état de notes éparses, citations, extraits d’ouvrages disparates dans leur nature comme dans leur chronologie, fragments de récits dont je dois avouer n’avoir pas encore pénétré la logique qui les relie ou devrait les relier à une conférence sur l’autorité. Elle ne sera jamais prononcée, cette conférence. J’ai trouvé depuis un document qui permet de comprendre pourquoi mais ce n’est pas l’objet de nos rencontres et je n’en parlerai pas ici.

Le discours prononcé aux obsèques du général par le président du comité technique génie nous apprend que c’est dans la ville d’Orléans, où il exerça son expertise dans la construction militaire et les fortifications, qu’il obtint ses galons de colonel. Et ce que les circonvolutions d’une recherche favorisée par le hasard nous enseignent, c’est que ce colonel Instin avait lié amitié avec le plus discrètement excentrique des notables du lieu.

Conduite aux archives municipales d’Orléans par une curiosité pour les distilleries d’anisette, contractée à l’Anis Gras d’Arcueil en septembre 2008, voici que je trouve, dans une des boîtes portant le nom de la famille Lausollée de la célèbre Anisette Suprême Lausollée & Siger, un courrier du général Instin adressé à Edmond Lausollée, patron de l’Anisette Suprême mais aussi folkloriste local, courrier dont la lettre a été perdue et auquel le brave homme avait seulement commencé de répondre, interrompu par sa propre mort. À l’intérieur de cette réponse et pour cela sans doute passés encore inaperçus, trois feuillets de la main du général Instin, réunis sous un titre, “Les funérailles du météore”, et que leur organisation et leur facture portent à verser au corpus des notes préparatoires à la conférence sur l’autorité, documents constitués de lettres dont je n’ai retranché que les formules de politesse et d’un rapport de police que j’ai allégé des répétitions, introductions et tournures d’un formalisme administratif qui risquait de lasser le lecteur d’aujourd’hui.

…/…

Lettre du Dr Rocheport à un confrère de Tours pour lui confier un patient

Nous remontions le fleuve avec deux jours de retard. Notre navire était entré dans un brouillard si dense que nous ne distinguions plus nos propres mains. Équipage et passagers, nous étions groupés sur le pont comme en esprit, nos corps disparus dans cette atmosphère épaisse à quoi le printemps donnait une clarté d’absinthe et que la prudence nous faisait traverser à la vitesse du pas des bœufs.
Du reste, sans le savoir, nous avons dû nous approcher trop des berges. Impossible, à cette vitesse, et dans cette brume de savoir exactement où nous étions.
Ce que nous entendîmes tous, et qui sembla monter soudain du fleuve lui-même, ou du ciel qui nous était tombé dessus, ce que nous entendîmes comme provenant du pont même de ce bateau possédé par le fleuve et sa maudite écume qui aura noyé plus d’un pauvre homme, ce que nous entendîmes, je ne saurais pas le décrire, mais ça n’était assurément pas le son d’une gorge humaine et je n’y reconnus pas celui des chiens.
Inquiets pour leur bateau, les hommes d’équipage n’eurent pas le temps de s’attarder sur le phénomène. mais nous étions quelques passagers que le capitaine avait accepté de prendre, selon cette cérémonie à laquelle cette fois il me fallut, en tant que médecin, prendre part, et que, quel que soit le maître à bord, j’ai toujours vu se dérouler de façon immuable, à commencer par le dépôt des pièces sonnantes sur la page du registre des comptes puis la longue minute sous la toise du regard qu’il y a intérêt à soutenir muettement, et puis la formalité d’une bénédiction médicale qui m’a valu à bord la meilleure couchette et sur le papier la ristourne pour l’ensemble de mon voyage.
Malgré cette impitoyable toise chargée d’écarter les faibles tempéraments, un homme a flanché, un commerçant de Taragone qui en garda une main noire et y perdit son nom que je n’ai jamais su, pour y gagner, si je puis dire, le sobriquet de Diablo, Diablo à la main noire, qui remplaça le nom de son père pour le restant de son existence.
Dans ces sons rauques et glapissants que le brouillard tantôt étouffait, tantôt portait dans l’air absolument silencieux, Diablo entendit une voix qui s’adressait à lui, pire, il y reconnut le grec de sa petite enfance, grec dont le médecin que je suis ne saisit pas une syllabe. Mais Diablo, qui n’avait peut-être appris de grec que le jargon de Thessalonique, identifia avec certitude dans cette inintelligible syntaxe du hasard, du fleuve et du brouillard conjugués, la voix terrible d’Ulysse descendu chez les morts et qui les saluait un par un en leur rendant hommage au nom de Personne, avec à chacun la douceur due à son rang, et quand notre Taragonais entendit défiler les grands noms d’Espagne parmi lesquels était le sien, dûment flanqué de son prénom exact et de la date de naissance que lui fêtait sa grand-mère et que son état civil ne mentionnait pas, il le laissa couler, ce nom, dans le néant qui entourait notre bateau, et accepta de s’en séparer sur-le-champ pour sortir de ce cauchemar avec ce nom et cette main de singe, certes, mais vivant, l’âme encore chevillée à sa bedaine, libre de son commerce et de ses mouvements dans le pays dont il finirait bien par toucher la terre ferme.

…/…

Lettre de l’instituteur des Aulnaies à l’inspecteur d’académie pour lui demander l’autorisation d’entreprendre une construction, avec ses élèves, dans la cour de l’école communale

Les vieilles gens de la région se rappellent avoir vu, dans leur enfance, se produire un forain piémontais dont la remorque s’ouvrait sur un chaos de lignes noires tracées sur fond blanc du sol au plafond, dont les triangles et les obliques faisaient paraître l’intérieur immense comme un cosmos.
Et c’est d’après leur récit que je voudrais construire, avec mes garçons de grande section, le modèle réduit de cette remorque.
On raconte qu’au centre de cette galaxie créée par les biais de la perspective, se trouvait un homme dans une tenue dont les dessins le faisaient disparaître à l’intérieur du décor de ce tour dont le but devait être la vente d’un tissu tout nouveau, prétendument venu de Chine, qui ne se déchirait ni ne s’usait s’il était porté comme il faut, qui se nettoyait sans lavage, au seul contact de la lumière, et dont le forain proposait à bas prix les coupons, il avait, paraît-il, un succès fou.
Faite d’enfants, de femmes en tablier, l’assistance était invitée à se taire. Et rien ne pouvait commencer tant que n’était pas observé par tous le plus profond silence.
Dans ce silence on fixait le jeu hallucinant des obliques noires croisées sur les parois blanches de la remorque où l’homme se tenait strictement immobile et, au bout d’un temps dans cette vibration de lignes, où il devenait indécelable.
Comme seule dans cette toile, l’assistance était invitée par un murmure du forain ganté de blanc qui restait dans son dos, à lancer une date du passé proche ou lointain.
Quand elle avait assez longtemps résonné se produisait le phénomène : l’homme qui n’était plus qu’une voix, une voix qui semblait provenir de l’assistance elle-même, entrait dans le récit décousu, monocorde, expulsé en un souffle, des événements petits ou graves qu’avait connus l’année qu’on lui avait lancée en pâture. Événements dont le forain jurait que les historiens de la faculté de Bologne avaient passé trois années pleines à authentifier le répertoire complet et qu’il tenait, à la disposition de qui voudrait, les certificats émis par la science, bien que les jeunes gens malicieux qui avaient réussi à tromper son œil d’acier pour se glisser plusieurs fois dans la remorque prétendissent avoir reconnu les mêmes scènes distribuées selon la fantaisie chronologique du moment.
Je suppose que l’homme avait appris de mémoire un kaléidoscope de récits qu’il agençait à l’intuition, ce qui fait que dans la conscience des enfants, des paysannes et des nourrices, l’histoire du pays était, dans chaque bourgade où avait tourné le numéro, faite de scènes identiques délivrées dans un récit différents, dans un récit tissé d’obliques et d’angles qui le feront toujours dévier de la ligne scientifique, dont les innombrables agencements feront toujours varier l’histoire qu’ils rendent instable comme une potion chimique et dont il font apparaître, par illusion, le monde des aïeux tantôt idéal, tantôt heureux, tantôt terrible en regard.

…/…

Main courante du registre de police du commissariat central de la ville d’Orléans

Suite au cortège obscène illicite dit “des funérailles du Roi temporaire”, ce jour, 673 déferrements de femmes et d’hommes.
Les témoins, bourgeois de la ville d’Orléans, déclarent avoir :
Vu une potence dressée sur la berge à l’aube de ce jour et à notre grand effroi.
Vu, sur le bras de cette potence, clouer le corps vivant d’un épervier.
Ce même jour, vu, sur des barges amarrées en travers du fleuve, installer des balançoires de construction précaire, leur nacelle au-dessus de l’eau.
Ce même jour, vu dix vieilles femmes en jupons, portées sur leurs épaules par dix jeunes gens à demi nus menant cortège silencieux par la ville.
Ce même jour, vu déposer les vieilles femmes sur les nacelles par les jeunes gens entrés dans le fleuve jusqu’à la ceinture.
Vu la foule massée sur la berge dans un silence recueilli.
Vu les vieilles femmes commencer leur balancement par des poses lascives, sous la poussée des jeunes gens enfoncés dans l’eau.
Vu décrocher l’épervier de la potence pour le porter en terre cérémonieusement.
Vu recouvrir de limon l’emplacement de la fosse.
Entendu le “ci-gît”.
Entendu le mot “météore” — incertitude du témoin.
Entendu chanter les vieilles femmes se balançant au-dessus de l’eau.
Entendu, dans le courant du fleuve, la voix éraillée des chanteuses chantant épouvantablement.
Vu les jeunes gens sortis de l’eau se livrer sur la berge à une course dont le prix est un rameau d’églantier.

…/…

Brouillon de lettre d’Edmond Lausollée au général Instin

J’ai vu encore, dans mon enfance, pratiquer ces cortèges interdits dans les villages où les gens paraissent avoir idée que la cérémonie provoque la fécondité. J’ignore sur quoi se fonde leur supposition mais ni la médecine, ni la science, ni l’administration du pays, ni les remembrements ne semblent pouvoir les détourner de cette conviction.

Benoît Vincent | Novembre c’est moi(s)

1. |

1. 1. |

1. 1. 0. |

1. 1. 1. 1. 1. 0. |

Comme un programme | |

Comme un programme en langage binaire. | || |

Comme si ||| comme s’il y avait de la joie dans la répétition. Du binaire. || || | | comme si la litanie des chiffres, celle qui s’érige en rythme, comme si des bras levés ou des éclats d’obus, ou comme des bâtons, des lances, des fusils dressés pour | || C’est une troupe, un régiment, un convoi, une horde. Les hommes : leurs armes font comme des statues ou des piliers, avancent comme scolopendre ou scutigère, et dans leur dandinement articulé et ridicule, la tortue ou la quinconce, ils cherchent à reproduire la maison. Il se réclusent, tout encombrés de leurs armures ou leur harnachement, dans le domestique. |

Joie dans la répétition. Two words falling between the drops and the moans of his condition ||

Cette meute bâtit son propre monument. | || | || ||| Leurs corps tranquilles-sans souffle, deviennent la raison pour laquelle d’autres montent au front. Ce dehors ils en font un dedans, ce dedans est leur dehors, ils rythment. || || | || Binaire. Rythme. Battement. || ||| | |

Le monument est la maison de la guerre. Ce qui est se meut dans l’alternance des 1 et des 0, dans le binaire, le rythme ou le battement, c’est tout le possible de parler, d’écrire. Des traits noirs sur du papier blanc. || 11/11 ça me parle. | 11/11 c’est mon mois, c’est moi(s). || | || | || ||| | 11/11 c’est lili. | || |||| | || lIlI. || | ||| Tout se répète. Tout se reproduit. | || | ||| || C’est tout le possible de (se) reproduire | ||| | || || | || | |

Ma question est grave, terrible. Elle est le malheur de ton existence. Elle met en doute ta réponse. Regarde la ville, les noms des rues, les monuments. | || | || || Ce monument. Je suis ce monument, de colonne érigées, de bras levés, de fusils dressés. Les pieds battent, les cœurs pulsent, le régiment, la cohorte, la litanie avance. |

« Novembre c’est moi ! » Novembre c’est moi, et chaque année je répète ce rituel à présent bien établi. La rencontre du maire, du conseiller qui se dit général, du sénateur. Leurs mains moites et leurs cheveux gras. L’obséquiosité de leur trompettes. | || | ||| | | ||| Code || || || | | || || | || | | ||| | | Leur regard livide et obscène. | | ||| Barre | Qu’en savent-ils, au fond ? | | Quelles obsèques ! Chaque année remettre le couvert et quand je rentre, éméché, du monument, je ne peux que m’assoir devant le manoir, sur le monticule ou dans le gazon, en songeant aux espoirs des hommes jetés dans la boue comme des chiffons qui se déchirent. ||

L’espoir est une denrée périssable, voilà ce que je dis, et je ||

Ma vie entière s’est placée devant moi comme un fantôme. Flaubert, Novembre.

Alain Subilia | Un singulier collectif

Le général instin est un sujet collectif singulier. Evoquons brièvement la proximité du général instin avec la figure d’un totem et disons qu’il est homme, visage d’un homme, mais que, dans son passage à l’au-delà, il a sans doute perdu toute assignation à un sexe et qu’il est aujourd’hui autant homme que femme, et ni l’un ni l’autre. Il se dépasse lui-même et se place à la jointure des temps.

Tout en préservant son originellité mystérieuse, il s’ouvre aux multiplications et aux divisions, à des formules algébriques et musicales savantes et populaires. Il « s’attache » à tout ce qui fait transition et communique avec son fonds le plus ancien. Il se métamorphose instantanément. Il lui pousse de nombreux bras, d’innombrables jambes et des infinités de têtes. On peut y voir des descendances et des ascendances. C’est une hydre. Il dépasse l’humain pour rejoindre le transcendant et l’immanent, pour rejoindre l’infra-humain : animal divin essence formule image icône. Il ne parle pas haut et fort, mais bas et doucement. On ne sait si sa voix s’éteint ou commence. Il n’a pas encore rassemblé sa matière. Il ne connaît pas sa raison d’être. Il s’interroge sur sa présence ici. Il se demande quoi. « A qui ai-je l’honneur ? »

Car parler du général revient forcément à poser la question de sa définition, et à dire instantanément que sa figure nous pose la question de sa définition et la question de ce qu’est une définition, et à dire en même temps que sa figure enlève notre capacité à le déterminer ou à le caractériser une bonne fois pour toutes. C’est même son projet, sa raison d’être. C’est-à-dire d’être sans raison autre que celle qui est à chercher au sujet de lui-même et de son projet, nous ouvrant à son être indéfini. Par cette incitation, et à travers son invitation, le sujet constitue un appel auquel nous nous sentons conviés et même pourrait-on dire convoqués.

Dans son immense solitude, la figure ne pouvait demeurer seule, elle nous réclamait, elle nous demandait. L’exhumateur d’instin lui-même dès le départ se sentit convié. Plus que convié, interpellé. « Que fais-tu là, sur cette terre, toi aujourd’hui que je regarde et qui me vois ? ». Mais lui non plus ne pouvait demeurer seul avec cette présence confuse, obscure, inconnue à l’intérieur de lui, pressentant que cette présence ne serait réellement présence que par l’évocation qui pourrait en être faite par d’autres, et qu’il lui fallait donc devenir figure collective si elle ne l’était pas déjà, en filigrane, dès son apparition singulière, comme une énigme posée à chacun de nous dans sa singularité. Le général dans son appel ne pouvait se satisfaire d’être une individualité. Tout son être exigeait dans sa question une réponse collective.

Reprenant la phrase interrogative survenue dès son apparition « que fais-tu là, sur cette terre, toi aujourd’hui que je regarde et qui me vois ? », l’appel pose la question de notre présence dans le présent, interrogeant précisément le passage de la vie à la mort et de la mort à la vie dans le temps présent. Car, rappelons-le, le général est un mort, ne l’oublions pas, le général est un mort, mais c’est un mort joyeux qui, par son souvenir et son absence surgissant ensemble, se situe entre la vie et la mort. Le mystère de sa figure interroge le temps de l’être. Or l’être ou le devenir être, dans son rapport à lui-même, ne sert à rien et n’a aucune finalité en dehors de la question de son passage sur la terre qui est son être même tout en étant son devenir. Son rapport à la mort et à la vie avant la mort est son seul rapport. Cette joie.

A cette question « que fais-tu là sur cette terre ? », qu’est-ce que peut répondre un collectif ? Un collectif peut-il répondre à cette question ? Ce qui entraîne les questions suivantes : Comment peut y répondre un collectif ? Et qu’est-ce que penser le collectif ? Et qu’est-ce qu’être un collectif ? Et qu’est-ce que penser le rapport au collectif ? Et qu’est-ce que poser la question du collectif d’une manière singulière ? Qu’est-ce que penser le collectif tout en étant singulier c’est-à-dire en partant non d’une question générale mais de l’apparition singulière d’une figure ouverte posant ces questions ? Une figure peut-elle réunir un collectif ? Et un collectif peut-il devenir une figure ? Un collectif peut-il répondre à ces questions ? Comment répondre à cet appel, à cette question du collectif ? Est-ce possible ?

Pour répondre à ces questions il faut en revenir à la figure interrogatrice de ce visage apparaissant et disparaissant qui en appelle l’autre, le tout autre, l’autre absolu dans son être présent au présent même d’aujourd’hui. Et l’on voit bien qu’y répondre de façon définitive serait refermer les questions que la figure dans son irrésolution nous invite à maintenir ouvertes. La singularité propre, originelle, du général instin est que les questions qu’il pose ne peuvent jamais être pensées ou discutées en vue d’une finalité qui les résoudrait mais d’une prolifération ou d’une continuelle progression ou irrésolution d’elles-mêmes. Il y a dans ces questions la pensée ferme que leur intérêt est qu’il n’y ait pas de réponse autre que leurs manifestations, appel à les relancer sous leurs formes diverses. Mais comment répondre à une question tout en n’y répondant pas ? La manifestation de cette réponse est qu’il n’y aurait rien à répondre mais seulement à poser encore la question de l’être et de son devenir. Et le collectif serait la manifestation de cette réponse.

La question du collectif que le général provoque ne peut être posée que si elle est posée en des termes singuliers et ne peut s’énoncer que parce qu’elle s’énonce différemment pour chacun. Pas de voix d’unisson mais, à partir du lancer de la première voix, tout de suite d’autres voix s’élèvent, se font entendre et rejoignent des voix enfouies ou enfuies… Qui chante là ? Des voix qui perdent leurs noms dans l’espace de leur chant mais qui trouvent leur chant dans l’espace de leurs voix anonymes… Et c’est dans cet aménagement des voix multiples, originelles, qu’apparaît la figure, et aussi ce qui s’en dégage et ce qui la dépasse. A proprement parler le collectif. Ainsi, dans ce bond et ce jeu léger ouvrant la révolution que nous pourrions incidemment faire sur nous-mêmes, dans ce passage qu’est notre vie sur cette terre, au moment même où nous abandonnons les prérogatives qui sont censées nous être allouées, ici se situe le point de départ du collectif.

Recette de la pâte brisée (nationale) | GAM

 

 
Depuis les années 1960, on assiste dans tous les pays occidentaux à une étrange configuration sociale qui ne cesse de s’aggraver, qu’on pourrait décrire comme une sorte d’apartheid de classe. Les classes populaires ne sont plus représentées politiquement, syndicalement, et culturellement. Leurs intérêts sont sacrifiés sans remords dans le cadre des nouvelles institutions postnationales. Leur bulletin de vote ne sert de ce fait plus à rien. Même les référendums qui donnent les mauvaises réponses sont rejetés. C’est donc une double citoyenneté de fait sinon de droit. Se rajoute à cet abandon institutionnel et symbolique une ségrégation géographique où les métropoles et les zones touristiques deviennent réservées aux classes moyenne supérieure, qui ne fréquentent plus les classes populaires du cru rejetées dans les zones déclassées, mais juste celles issues de l’immigration, restées en banlieue proche, et qu’il leur sert de main d’œuvre bon marché et de caution morale. Les classes éduquées vivent donc désormais dans une sorte d’isolat social autocentré, isolé du reste du pays, une bulle hors-sol, encore renforcée par des médias et des institutions publiques qui ne parlent qu’à elles.
 


Sommaire
CausesEffetsSymptômes

Causes structurelles

  • La massification des études supérieures est un phénomène spectaculaire concernant toutes les sociétés occidentales contemporaines. Mais il est tout aussi massif qu’il n’est pas général : 30% d’une classe d’âge dispose d’un diplôme d’études supérieures, ce qui est très notablement supérieur à la situation précédente. Cette innovation entamée dans les années 60 ne progresse plus depuis les années 80, constituant ainsi une très forte disparité symbolique et sociale entre classes populaires et classes éduquées. Ce fossé devenu abyssal compromet tous les précédents processus démocratiques nationaux. Les classes éduquées refusent de se reconnaître solidaires des classes populaires avec lesquelles elles ne partagent plus aucune valeur commune.
  •  

  • Un facteur aggravant de cette division du corps social est la disparité liée au logement. Les années d’après-guerre virent les pouvoirs publics retirer au marché son rôle (qui était de loger les classes populaires et les classes moyennes sans patrimoine) devant son incapacité à faire face correctement à la demande, lançant un immense programme de logements sociaux. Les années 1980 inversèrent cette tendance jusqu’à nos jours, en confiant de nouveau au marché une bonne partie de cette mission, avec des résultats prévisibles, catastrophiques. Ce processus a conduit à une ségrégation physique des classes — ce qui est nouveau dans nos sociétés — et donc à une ignorance réciproque des classes entre elles. Et il ne s’agit pas que d’un phénomène lié aux banlieues ; c’est un phénomène diffusé aussi bien en zone urbaine que rurale, et sur l’ensemble du territoire. Tous les pays occidentaux sont séparés socialement, symboliquement, politiquement, géographiquement en deux : d’un côté les métropoles et les zones touristiques, hors de prix, et de l’autre les zones reléguées, périphériques, que l’emploi, privé et public, ainsi que les services publics désertent, les laissant littéralement à l’abandon.
  •  

  • Le vieillissement de la population vient encore renforcer le blocage conservateur de cette situation délétère, vitrifiée depuis des décennies.

 

 

Effets politiques

  • Le néolibéralisme est une nouvelle configuration du capitalisme qui vise à dépolitiser les pays qui se coulent dans ses dispositifs institutionnels (libre-échange généralisé conduisant à une division internationale du travail, financiarisation de l’économie et des budgets publics, remplacement de la souveraineté nationale – et des processus démocratiques qui allaient avec – par la gouvernance par traités supranationaux), afin de prévenir tout danger politique de remise en question de ces piliers.
    Or, ces institutions sont les vaches sacrées des classes éduquées. Il est pour elles hors de question d’en sortir (ce serait le « repli national », comprendre, pour elles, un film d’horreur). Les directions syndicales et politiques des partis politiques ne priorisent plus les intérêts des classes populaires. De ce fait, ces dernières rejettent le système de représentation actuel, procédant à des votes protestataires quand elles ne s’abstiennent pas. Les rares voix qui s’élèvent pour les prendre un tant soit peu en compte sont taxées alors de populistes, comprendre crypto-fascistes. Il est vrai que, comme aucune organisation de masse (qui demande toujours une participation significative des classes éduquées) ne vient structurer une représentation adéquate, des formations démagogiques viennent prendre cette place vide afin de récolter des voix (et donc des postes et du pouvoir) à bon compte. Mais c’est dû à l’abandon des classes populaires, et non pas à un changement idéologique des classes populaires elles-mêmes.
    Les années 30 du XXIe siècle sont devant nous… L’histoire ne se répète pas, mais peut néanmoins parfois bégayer. Inclure enfin politiquement et socialement les classes populaires dans la société moderne fut la recette d’une pacification spectaculaire des sociétés occidentales dans l’après-guerre, tout en mettant fin à la grave crise du parlementarisme de l’entre-deux guerres. Les reléguer de nouveau, tout en réactualisant le récit des « classes dangereuses » (comme au XIXe siècle) ne débouchera sur rien de bon, on peut en être sûr. Le flicage généralisé de la population semble pourtant la voie privilégiée de l’actuelle stratégie du chaos, dégageant un fumet de fin de règne nihiliste, sur fond de radicalisation généralisé.

 

 

Symptômes

  • La contre-culture, comme outil de massification de la culture officielle adaptée aux nouvelles classes éduquées émancipées de tout lien de solidarité avec les classes populaires, a accentué cette division en présentant une infinie galerie de personnages populaires (ouvriers et paysans) ridicules, bêtes, obtus, méchants, avinés, sexistes, chauvins, lâches, uniformisés par la consommation de masse, méprisables, incapables de s’élever aux nobles hauteurs du postnational woke et écologique.
  •  

  • La posture avantageuse de l’inclusivité et de « l’ouverture à l’autre » est l’un des phénomènes les plus notables de la question ; on accepte toute sorte de différences culturelles (si possible exotiques), d’altérité, mais jamais celle des classes populaires, décidément infréquentables.
  •  

  • L’écologie comme preuve que l’on est « citoyen du monde », le féminisme comme preuve que l’on s’est émancipé de toute aliénation, le choix de son genre comme preuve que l’on se choisit intégralement comme individu en tout auto-construit, la défense des migrants comme preuve de son « ouverture à l’autre », etc., sont autant de postures identitaires de distinction qui marquent la distance hiérarchique entre les éduqués du supérieur, qui se voient eux-mêmes comme émancipés, et les classes populaires du cru, aliénées puisque ne reconnaissant pas la priorité de ces causes et qui s’en tiennent à des vieilleries aussi éculées que la préoccupation de l’emploi, du niveau de vie, des conditions de travail, du logement, de la disparition des services publics de proximité, ou des préoccupations scandaleuses comme la sécurité, le contrôle de l’immigration ou l’assimilation des nouveaux entrants. Alors qu’elles pourraient consacrer leur énergie à apprendre l’écriture inclusive et à changer de genre, et économiser pour acheter une voiture électrique. Le gouffre idéologique vient donc rationaliser le gouffre social, politique et géographique, lui donnant les contours gratifiants du combat des valeurs et du progrès contre les ombres du passé. Et voilà comment on ostracise avec bonne conscience la majorité de la population, qui n’a pas le bon goût de s’engouffrer dans l’idéologie dominante avec tout l’enthousiasme requis…