Milène Tournier est née à Nice, en 1988. Elle est docteure en études théâtrales. Sa thèse, dirigée par Hélène Kuntz, s’intitule “Figures de l’impudeur: dire, écrire, jouer l’intime (1970-2016)”. Son texte « Et puis le roulis » est édité aux Editions Théâtrales. Son texte « Nuits », un monologue insomniaque, est édité aux Editions La Ptite Hélène. Elle pratique l’écriture vidéo et partage régulièrement son travail sur Facebook et sur Youtube. Certains de ses poèmes sont publiés dans la revue de poésie contemporaine « Place de la Sorbonne ». En 2017, elle tourne dans « Automne malade », un court métrage réalisé par Lola Cambourieu et Yann Berlier. Elle est par ailleurs professeur documentaliste dans un lycée professionnel. Elle participe en 2019-2020 au programme de résidences d’écrivains de la Région Île-de-France. Son premier recueil de poésie, « Poèmes d’époque », a été édité en 2019, dans la collection « Polder » de la revue «Décharge », préfacé par François Bon. Son second recueil de poésie, « L’autre jour », paraîtra au printemps 2020 aux éditions Lurlure. En 2019-2020, elle écrit, sur une commande de Lena Paugam, « Lamentito » (festival d’Avignon 2020, théâtre du Train bleu), une pièce de théâtre épistolaire, une lettre écrite et dite à l’intention d’un spectateur inconnu, dont on ne sait plus rien, qui a disparu depuis longtemps et qui, peut-être, est dans la salle.
Sortes de “pain du jour”, je marche et filme des bouts, des moments de ville, à partir desquels, le soir, j’écris. Je voudrais, iphone en main, débusquer la poésie du quotidien, la vitalité du banal. Le souvenir, pour ces marches d’écritures, des fugues de Rimbaud, de Charleville à Paris. Le souvenir de sa fuite, un matin quitter l’Europe. L’autre continent, comme godillot gauche et droit, de l’Afrique, l’Abyssinie finale, le rêve de Zanzibar. Il n’y a pas de nouveau monde à découvrir qu’à creuser celui ci qu’on a là sous l’ongle, et comme des Antigones aller déraciner les lumières. Quel nouveau rapport inventer, au temps, au flux, lorsqu’on a avalé l’idée de la fin, de toute fin, en même temps que celle d’éternité, de sans doute quelque part l’éternité ? Quand zoomant à deux doigts sur l’écran et la petite pupille de la ville reproduite, j’écarquille, sans l’éponger, un mystère. A l’inverse des « influenceurs » de Youtube, être influencée, infusée, et livrer ville et je à la youtubéance.
Né à Angers en 1971, Jolyon Derfeuil s’est d’abord découvert une passion pour la poésie dès l’adolescence, au sein de l’atelier théâtre de son lycée, reprenant des textes de Raymond Queneau pour les jouer sur scène. Il découvre aussi Pierre Reverdy, Antonin Artaud et les poètes surréalistes. Dans la foulée, il fréquente plusieurs ateliers d’écritures et intègre la rédaction de diverses revues… Après des obligations malheureusement militaires, il entre à l’université d’où il ressort avec une maîtrise de lettres modernes et surtout l’envie de faire des films. Il réalise un premier court-métrage, « L’homme qui sentait les livres » qui obtiendra le grand prix du festival du film artisanal de Joyeuse enArdèche.
La suite de son parcours s’illustre dans l’associatif, l’écriture de scénarios, la réalisation de films ou de clips mais toujours dans un esprit d’indépendance sans pour autant délaisser l’écriture poétique.
De 2005 à 2010, il anime entre autres des émissions de radio consacrées auSlam et au cinéma sur la radio angevine alternative « Radio G » et fait des improvisations poétiques en direct dans une autre émission dédiée au Free Jazz. En 2012, il crée son association, les « Films d’Albert ». Depuis 2016, il intègre le Collectif du Printemps des Poètes d’Angers ou il crée des performances poétiques mêlant textes et vidéos comme « Poèmes & Pixels », « La Tignasse » ou « La gorge».
Filmographie sélective : « l’Homme qui sentait les livres » (2001) ; « Cœur à la peau dure » (2003) ; « Une pièce unique » (2012), « Poèmes & Pixels » (2015)
1. Le même en bleu
J’étais un réfugié
Dans un ciel de passe
Un dieu ventriloque
Me disait la route
Au sortir du rêve
La terre se retournait
J’étais un insoumis
Qui mourrait de faim
Avec les fantômes
Un vent bien monté
Me faisait marcher
Et les mots toujours
Etaient les premiers
J’étais dans un mauvais rêve
Où de lents miroirs
Reflétaient le soir
Un oiseau sur l’oreiller
Me regardait parler
C’était avant la mort
La vie des paupières
J’avais comme survivant
Mon chien d’étoile
Compagnon précoce
Qui pissait sur mes silences
Et l’odeur me remontait
Comme la mémoire
Revenait par la pluie
J’étais un petitgarçon
A l’école despoux
Un maîtrebuissonnier
Me faisait laleçon
Et j’apprenais à courir
Pour devancer l’aube
2. Murmures desecours
Pas d’orage ce matin.
Mes oreilles dans l’embuscade du silence.
Dernière dédicace du jour, sur une route de campagne
Celle qui glace et glace encore
Même à midi pile.
Sur ce territoire qui n’est plus le mien
Un futur peut-être, jettera l’éponge.
En route vers de nouveaux canaux.
Des récifs et des coraux de terre Gravent dans ma bouche
Le vœu de la soif ou de la corne.
Je ressuscite le vieil instinct des hommes.
Un ciel blanc tourmenté de corbeaux
Eclaire les ruines de mon ancienneurbaine.
Comme la solitude est propre
Pendant le corps immobile,
Celui que j’ai défait de mon ombre solaire
Et refait sous les rayons de lune.
La langue tourne à vide.
Projet de viande, sons des papillons Un peu d’enfer pour revivre.
Sara Bourre écrit et se produit régulièrement sur scène avec le collectif CLN (projet musical au sein duquel se rencontre poésie, matière sonore et visuelle), et le groupe Crashing Dolls.
Elle a publié des textes poétiques dans plusieurs revues, ainsi qu’un livre aux Éditions du Cygne « À l’aurore, l’insolence ».
Elle est actuellement en master de création littéraire à Paris 8.
Sous quel soleil te caches-tu
si tu te caches
si tu cueilles un à un mes cheveux dans la nuit
si le sable au coin des yeux te fait rire comme un fou à l’approche des tempêtes
je pense à toi comme on dérive
avec beaucoup de sang dans les paumes de main à force de m’accrocher aux branches
dans quel désert ton corps se plie
ma peau fantôme
ma peau de crime et de sueur
avec quelle main la sèches -tu
et quel regard donner à l’amour qui sans prévenir
se balance des falaises
donc tu me laisses
tu pars
tu avances dans l’oubli de mes yeux
parfois la nuit je te devine
la chambre bleue vacille
tu manques à ces murs
tu manques à tout ce que je touche
dans le sommeil je te sais droit et fière
les yeux plein d’un soleil rouge
les mains ouvertes aux fracas des mémoires des rires des cris
tu m’attends
lettre après lettre je trace l’histoire
je remonte à l’envers le chemin du corps
je joue à me crever les yeux à coup d’absence et de désir
je marche comme une aveugle
comme une morte
comme une folle – ils disent
avec leurs voix de fer
ils disent voilà la folle et je me courbe
je me découpe à l’intérieur
avec les dents je m’arrache et me donne à bouffer aux chiens
voilà la folle – Annabelle la putain
la sœur de crime et de nuit
la traînée l’indécente la furieuse l’impossible
voilà celle qui ne regarde rien
et qui se vautre dans toutes les ombres
je trace ton corps
je trace ta route et chaque matin
je t’attends sur la pierre brûlante
derrière la maison
là où aucun regard ne se pose
sous quel soleil marches-tu
Quelle routes
Quels vertiges
Est-ce qu’entre tes lèvres
mon nom encore
comme une prière
un appel
un chant
un cri
me voilà nue
bercée par le brouhaha des souvenirs
les pulsations de l’enfance
secouée comme une garce
par les mains larges de la honte
me voilà sans visage
et revenue de tout
me voilà sans raison
la peau du frère jetée aux marées noires de l’oubli
ma propre peau en vrac
dans la lumière crue
et la bouche
la grande bouche de ma mère qui
depuis ce jour
ne parle plus
juste le geste et faire mine de ne rien comprendre
ne rien savoir
ne pas cligner des yeux face à celui qui
sans un regard
un matin
ferme la porte et un pied devant l’autre
s’en va
la route sur laquelle je marche plonge dans la mer
je suis bête et violente au dedans
je suis abrutie par l’odeur de mon propre corps
qui sans toi continue
sa mascarade
son théâtre de pacotille
ses histoires à dormir debout
à l’envers
et qu’importe le sens de la marche
j’avance les lèvres sèches
assoiffée
bête et violente au dedans
voilà la folle – Annabelle la putain
la sœur de crime et de nuit
la traînée l’indécente la furieuse l’impossible
voilà celle qui ne regarde rien
et qui avance
avance
avance.
Marine Riguet est chercheuse en Littérature et en Humanités Numériques. Elle est l’auteure de textes poétiques, d’une pièce de théâtre (Talk to me, mise en scène par Laurent Cazanave en juin 2012 au Théâtre Côté Cour), d’un texte sonore (La Souterraine, illustrée par Emma Duffaud et performée Galerie POS en 2018), et pratique l’écriture audiovisuelle.
Tu seras sauvage
Tu garderas tes histoires comme des odeurs
à même la peau
Ta voix aura l’épaisseur des pierres qu’aucune nuit, qu’aucun jour ne perce
Tu habiteras les chemins qui ont ton allure
Tu marcheras le dos rond
le ventre lourd
comme la terre porte sa semence
Tu seras plein de ton royaume
des connus, des croisés, des souvenus et des invisibles
peu importe les noms
Tu emprunteras des langues, des bancs, des toits
et des traces de chaleur
Tu seras partout ce qui demeure
(On m’a appris que chaque homme portait au fond de lui un point de rupture vers lequel il ne fallait pas aller, pas creuser. Qu’on apprenait à travestir en suivant les routes tracées, en écartant de soi la vieillesse, les tremblements, l’insoluble. On m’a appris que chaque homme portait sa folie comme le fruit son noyau et qu’il ne fallait pas l’ouvrir. Je l’ai cru longtemps.)
Je me suis trompée
Je repars du début, de ma mort, je remonte
J’ai quitté mon nom
J’ai quitté les miroirs
Suis-je d’eau et de mots
Suis-je des gravats d’histoires
Et les graviers que je prends le soir dans mes chaussures pour des photos d’enfance
Ou toutes les figures de papier, de peau, de béton dépliées en villes
Suis-je dans chacune des traces qui me balisent
Comme des points de croix, de non retour
Des déchets que personne ne réarticulera
Suis-je la chaussée pour les jours migratoires
La vacance entre le ciment et les pierres
Ou les os qu’on noie dans la mer
Comme les pièces dans la fontaine, accrochées à un voeu
Et que fait-on des ombres qui se restent sur les rives avec nos haillons en plastique
Est-ce qu’elles se revêtent, est-ce qu’elles se portent encore
Ou s’évaporent
Dans le soleil
Suis-je l’arbre quand tu viens
Quand tu t’appuies debout
Un instant
Ventre de haut en bas
Racines écorces
Qui respirent en poussant
Un instant
Sommes-nous devenus des fugitifs
À quel moment
Ma mère m’avait dit : tu n’auras pas d’enfant
Tu n’auras pas d’enfant, ma fille
Pas toi
Parce que ça ne peut pas être autrement bien sûr, la fille mère de sa mère
Tu as choisi, tu es la fille et la mère de ta mère
Tu n’auras pas d’autre enfant
Tu n’auras pas d’autre enfant dans ce ventre
Pas toi
Jusqu’à ce jour…
Je ne saigne plus
Je ne saigne plus
Plus de sang entre les cuisses
Tout à l’intérieur qui reste et qui grandit
Mon enfant
Je suis ta chambre noire du cœur à l’os
Mes jambes forcissent pour te porter
Et mon dos et mon ventre comme deux coques, comme ciel et terre autour de toi
Et mes seins qui s’emplissent et se tendent pour toi
Mon corps après le passage de l’homme
Après l’amour et les peaux qui se boivent se confondent s’agrègent
Mon corps ouvert et fermé, resserré sur lui, empli par lui
Après ce trou creusé par l’homme qui se retire et s’en va
Aimé jusqu’au sillon
Mon enfant de chair d’entrailles de réconciliation
Tu seras la mémoire des champs travaillés par nos mains et qui ont besoin de trois saisons pour mûrir
Des tiges qui montent dans le matin bleu, que les fleurs font plier
Et qu’on égraine en juillet en frottant dans des draps
La mémoire de la sueur sur l’échine, du blé parmi la paille
Et de la farine blanche dans la pliure des doigts
La mémoire de l’homme qui m’a prise pour refuge
Du midi qui se lève
Tu seras
Mon enfant
Ils répètent ils insistent comme une maladie
Ils répètent : plus rien qui ne coule ni ne vient
C’est dans les nerfs et non le ventre, le corps qui fait semblant
Et qui grossit d’inexistence
Ils répètent comme on cogne la pierre
Plus de blé, plus de terre
Ils répètent comme une maladie
Comme ma mère qui m’avait dit : tu n’auras pas d’enfant
On ne parlera pas
de ses mains au volant
de ses épaules apprises dans l’embrasure des matins et des soirs
en trois gestes
sa présence dans trois gestes
capitonnés de cuir de clim de pastilles à la menthe
et l’air émaillé de la ville entre vous
On ne parlera pas
entre vous
Seulement l’autoradio
Non, on ne parlera pas du père
apparaissant quand on se penche sur le rétroviseur
et le regard ailleurs
jamais droit jamais dit
mais dehors toujours dans l’arrière-pays
toujours dans les pierres
toujours ce que l’on quitte
Sohie Nivet fait de la poésie sonore. Voici deux extraits d’une soirée organisée par Julien d’Abrigeon lors des cafés littéraires de Montélimar (tous deux sont membres du collectif BoXoN). Elle nous livre deux textes autour du panda, symbole malgré lui de la lutte des “écologistes intégristes” et logo du World Wild Fund for Nature (WWF). Après l’avoir entendue, nous lui avons proposé de venir consolider notre dossier sur écologie et philosophie — ce qu’elle a accepté — et nous la remercions. Merci à M. D’Abrigeon, également, pour le soutien technique.
« Le panda géant, Ailuropoda melanoleuca (« pied-de-chat noir et blanc »), est un mammifère habituellement classé dans la famille des ursidés (Ursidae), indigène dans la Chine centrale. » Wikipédia, article Panda géant.
Gonzague de Montmagner est écologue et possède son propre bureau d’étude pour l’analyse des enjeux et menaces des aménagements sur la nature. Il est membre d’Hors-Sol mais possède également son propre blogue, µTime, qui une extraordinaire ressource sur l’écologie entendue comme pensée, pratique et politique. Nous avons choisi de reprendre ici l’un des textes publiés sur ce blogue, qui sera peu à peu intégré à la charte graphique du nôtre !
“ […] une plante est un chant dont le rythme déploie une forme certaine, et dans l’espace expose un mystère du temps. ” Paul Valéry
La cuisine de ce petit blog : confronter des univers, poser l’artifice d’un cadre commun qui ne prétend pas au vrai, laisser se produire des effets, ouvrir des pistes à l’attention, à la curiosité combinatoire de chacun. Dans cette optique, interférences et petits ponts pour des chaussées où cheminer, cette semaine marquait la conclusion du séminaire du collège international de philosophie sur les horizons de l’écologie politique, le botaniste Francis Hallé était l’invité de l’émission « A voix nue » sur France Culture. L’occasion pour nous d’un petit tissage, en marchant, autour de Spinoza, la plante et l’écologie.
***
First, les horizons de l’écologie politique, et l’opportunité qui nous est offerte de broder autour de l’intervention du spinoziste Pierre Zaoui. Lors d’un billet précédent, nous avions déjà retranscrit quelques uns des fragments introductifs d’une problématique que l’on pourrait rassembler comme suit : des promesses d’un gai savoir écologique à une nouvelle espérance politique ?
Suite donc. Si l’écologie politique est autre chose qu’un nouveau réalisme, à partir de quelle philosophie la penser ? Interférences communes avec les orientations qui nous animent ici, une pensée écologique sur un mode spinoziste (l’homme n’est pas un empire dans un empire) est-elle soutenable ?
La réponse de Pierre Zaoui à cette interrogation s’appuie ici sur les travaux d’Arne Næss, philosophe norvégien fondateur de la deep ecology. Une retranscription partielle et très synthétique de ce temps du séminaire est proposée ci-dessous.
Afin de constituer ce que l’on pourrait appeler une ontologie écologique, Næss s’inspire d’une lecture naturaliste de Spinoza. Quelques mots sur le projet de Næss. Celui-ci est d’abord un projet écosophique. C’est-à-dire qu’il vise à ce que tout individu, dans sa singularité, puisse articuler ses convictions, ses rapports au monde, avec ses pratiques quotidiennes. L’écosophie nous apparaît donc ici comme une question de style de vie, un certain art de composer son mode d’existence à partir des relations que chacun peut établir dans la nature. En cela, cette approche qui englobe dans un même élan les différentes sphères de la vie humaine (psychique, sociale, biologique) diffère totalement du projet de l’écologie de surface : la gestion de l’environnement en tant qu’extériorité, la gestion des effets externes d’une crise écologique elle-même conçue comme extérieur à l’individu (qui la pense).
« Par une écosophie je veux dire une philosophie de l’harmonie écologique ou d’équilibre. Une philosophie comme une sorte de Sofia, ouvertement normative, elle contient à la fois des normes, des règles, des postulats, des annonces de priorités de valeur et les hypothèses concernant l’état des affaires dans notre univers. La sagesse est la sagesse politique, la prescription, non seulement la description scientifique et la prédiction. Les détails d’une écosophie montrent de nombreuses variations dues à des différences significatives concernant non seulement les faits de la pollution, des ressources, la population, etc, mais aussi les priorités de valeur. » Arne Næss
Pour toute singulière que soit la démarche écosophique, écosophie T voire utile propre, Næss prend néanmoins le soin de baliser le chemin de diverses normes communes et dérivées.
-> La norme n°1, la plus haute, consiste en la réalisation de Soi. Il s’agit là d’une certaine reformulation du conatus spinoziste. Pour Næss, chaque chose tend à se réaliser elle-même, quand pour Spinoza chaque chose tend à persévérer dans son être, c’est à dire à augmenter sa puissance d’agir. Ce conatus, cet effort d’exister, constitue l’essence intime de chaque chose. Trois hypothèses sous-tendent cette première norme posée par Næss .
H1/ Plus on atteint à une haute réalisation de Soi, plus l’identification avec les autres est grande et profonde. Cette première hypothèse fait écho au 3ème genre de connaissance de Spinoza. A savoir que, plus on persévère dans son être, plus on comprend Dieu, et surtout, plus on comprend Dieu à travers les choses singulières.
H2/ Plus on atteint à une haute réalisation de Soi, plus sa croissance à venir dépend de la réalisation des autres. Cette seconde hypothèse, que l’on pourrait également exprimer comme le développement des autres contribue au développement de Soi, permet à nouveau un retour partiel sur Spinoza. Pour ce dernier, et pour le dire vite, rien n’est plus utile à un homme qu’un autre homme vivant sous la conduite de la raison.
Ce qui est le plus utile à l’homme, ce qui s’accorde le plus directement à sa nature, c’est l’homme. Cette proposition nous renvoie au concept de notions communes, à savoir que ce qui est commun à toutes choses, se retrouve dans le tout et dans la partie, ne peut se concevoir que d’une façon adéquate. Or l’homme partage le plus de notions communes avec l’homme. C’est ainsi que dans tous les cas « de la société commune des hommes, on peut tirer beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients » (Éthique IV, proposition XXXV Scholie).
« C’est lorsque chaque homme cherche avant tout l’utile propre qui est le sien que les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. Car plus chacun cherche l’utile qui est le sien et s’efforce de se conserver, plus il est doué de vertu, ou ce qui revient au même, plus grande est la puissance dont il est doué pour agir selon les lois de sa nature, c’est-à-dire pour vivre sous la conduite de la Raison. Or c’est lorsque les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils s’accordent le mieux par nature. Donc les hommes sont les plus utiles les uns aux autres, lorsque chacun cherche avant tout l’utile qui est le sien. »Spinoza, Éthique IV, proposition XXXV, corollaire 2
H3/ Troisième hypothèse, la réalisation de Soi, complète et pour chacun, dépend de tout ça. Conclusion : j’ai donc besoin que les autres se développent pour me développer.
-> La norme 2 découle de la norme 1, il s’agit de la réalisation de Soi pour tous les êtres vivants. Autrement dit, la persévérance de mon être dépend de la persévérance de chaque chose singulière.
A partir de Spinoza, Næss nous propose donc une arme pour penser l’écologie. A sa base, une résistance profonde à tout catastrophisme éclairé, à sa pointe, il s’agit de pouvoir développer et multiplier des rapports de joie dans et avec la nature : « (…) le problème de la crise environnementale a pour origine le fait que les êtres humains n’ont pas encore pris conscience du potentiel qu’ils ont de vivre des expériences variées dans et de la nature », Arne Næss.
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Compléments sur la formule de l’homme est un Dieu pour l’homme chez Spinoza :
« Proposition XXXV
Dans la seule mesure où les hommes vivent sous la conduite de la Raison, ils s’accordent toujours nécessairement par nature. Démonstration En tant que les hommes sont dominés par des sentiments qui sont des passions, ils peuvent être différents par nature et opposés les uns aux autres. Au contraire, on dit que les hommes agissent dans la seule mesure où ils vivent sous la conduite de la Raison; et par conséquent tout ce qui suit de la nature humaine, en tant qu’elle est définie par la Raison, doit être compris par la seule nature humaine, comme par sa cause prochaine. Mais puisque chacun, d’après les lois de sa nature, désire ce qu’il juge être bon, et s’efforce d’écarter ce qu’il juge être mauvais, puisque en outre, ce que nous jugeons bon ou mauvais d’après le commandement de la Raison, est nécessairement bon ou mauvais, les hommes, dans la seule mesure où ils vivent sous la conduite de la Raison, font nécessairement ce qui est nécessairement bon pour la nature humaine et par conséquent pour chaque homme, c’est-à-dire qui s’accorde avec la nature de chaque homme. Et donc les hommes s’accordent nécessairement entre eux, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la Raison.
– Corollaire I
Dans la nature, il n’y a rien de singulier qui soit plus utile à l’homme qu’un homme qui vit sous la conduite de la Raison. Car ce qui est le plus utile à l’homme, c’est ce qui s’accorde le mieux avec sa nature, c’est-à-dire l’homme. Or l’homme agit, absolument parlant, selon les lois de sa nature, quand il vit sous la conduite de la raison et dans cette seule mesure, il s’accorde toujours nécessairement avec la nature d’un autre homme. Donc parmi les choses singulières, rien n’est plus utile à l’homme qu’un homme, etc.
– Corollaire II
C’est lorsque chaque homme cherche avant tout l’utile propre qui est le sien que les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. Car plus chacun cherche l’utile qui est le sien et s’efforce de se conserver, plus il est doué de vertu, ou ce qui revient au même, plus grande est la puissance dont il est doué pour agir selon les lois de sa nature, c’est-à-dire pour vivre sous la conduite de la Raison. Or c’est lorsque les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils s’accordent le mieux par nature. Donc les hommes sont les plus utiles les uns aux autres, lorsque chacun cherche avant tout l’utile qui est le sien.
– Scholie
Ce que nous venons de montrer, l’expérience même l’atteste chaque jour par de si clairs témoignages, que presque tout le monde dit que l’homme est un Dieu pour l’homme. Pourtant il est rare que les hommes vivent sous la conduite de la raison; mais c’est ainsi; la plupart se jalousent et sont insupportables les uns aux autres. Néanmoins ils ne peuvent guère mener une vie solitaire, de sorte que la plupart se plaisent à la définition que l’homme est un animal politique; et de fait, les choses sont telles que, de la société commune des hommes, on peut tirer beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients.»Spinoza, Éthique IV, proposition XXXV
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Suite du séminaire. Pourquoi cette lecture que fait Næss de Spinoza ne fonctionne pas ?D’après Pierre Zaoui, Næss force beaucoup trop Spinoza, et cela sur plusieurs points clés.
-> Premier point de friction, la conception de la nature. La Natura chez Spinoza n’est ni la planète, ni l’environnement, ni l’ensemble des êtres vivants de la biosphère, etc. La Natura est un concept désincarné : une nature aveugle et mécaniste, régie par des lois causales qui engendrent nécessairement des effets, d’où la géométrie des affects, et qui de plus, ne différencie pas l’artificiel du naturel.
Il n’y a donc pas d’identification possible entre le concept de Natura chez Spinoza et celui de nature chez Naess, sauf à confondre la substance avec le mode infini médiat (la figure totale de l’univers ou l’ensemble de la biosphère par exemple). Le Deus sive Natura de Spinoza est une pensée « dénaturante » si l’on entend nature au sens de Naess.
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Compléments sur la distinction Nature naturante / naturée chez Spinoza :
« Avant d’aller plus loin, je veux expliquer ici ou plutôt faire remarquer ce qu’il faut entendre par Nature naturante et par Nature naturée. Car je suppose qu’on a suffisamment reconnu par ce qui précède, que par nature naturante, on doit entendre ce qui est en soi et est conçu par soi, ou bien les attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c’est-à-dire (par le Coroll. 1 de la Propos. 14 et le Coroll. 2 de la Propos. 16) (…) J’entends, au contraire, par nature naturée tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine, ou de chacun des attributs de Dieu ; en d’autres termes, tous les modes des attributs de Dieu, en tant qu’on les considère comme des choses qui sont en Dieu et ne peuvent être ni être conçues sans Dieu. » Spinoza, Ethique 1, Proposition 29, Scholie.
Compléments sur le mode infini médiat chez Spinoza :
« Un mode donné doit son essence de mode à la substance et son existence à l’existence d’un attribut, si c’est un mode infini (E1P23) et à l’existence d’autres modes finis, si c’est un mode fini (E1P28). Il existe dans le système spinoziste un mode infini immédiat pour chaque attribut, l’entendement absolument infini pour la pensée et le mouvement/repos pour l’étendue. Il existe aussi un mode infini médiat (suivant non de l’infinité de l’attribut mais de l’infinité des modes) : la figure totale de l’univers pour l’étendue et probablement (Spinoza ne le précise pas explicitement) la compréhension infinie de cette figure pour la pensée. Cf. Lettre 64 à Schuller.
Pour exprimer le rapport de la substance à ses modes, on pourra tenter l’image de l’océan et de ses vagues… qui comme toute image a ses limites. L’océan serait la substance, les courants et les vagues ses modes finis. Chaque vague peut être considérée individuellement selon sa durée et son extension particulières, mais elle n’a d’existence et d’essence que par l’océan dont elle est une expression. L’océan et ses courants ou vagues ne peuvent être séparés qu’abstraitement. Le “mode infini immédiat” de cet océan-substance serait le rapport de mouvement et de repos qui caractérise la totalité de cet océan, s’exprimant donc de façon singulière en chaque vague. Le mode infini médiat serait le résultat global du mouvement et du repos des vagues de l’océan. Mais il ne faut pas voir là un processus, en fait tout cela s’imbrique en même temps, le “résultat” qu’est le mode infini médiat n’est pas chronologique mais seulement logique. »Source : Spinoza et nous.
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-> Second point de divergence, la conception même du conatus. La persévérance dans l’être, au sens de conservation radicale chez Spinoza, celle-ci diffère de la réalisation de Soi. Naess entend par Soi l’ensemble des êtres vivants, puis par extension l’ensemble de la biosphère. Outre le fait que chez Spinoza la différence entre l’artificiel et le naturel, le vivant et le non-vivant, ne fassent pas sens, le conatus, persévérance dans l’être au sens d’une recherche de toujours plus de puissance en acte, celui-ci permet, s’actualise à travers le développement technique, la prédation, la captation.
-> Troisième point, la notion d’identification (avec les autres, les non-humains ou les choses singulières) pose un problème d’ordre conceptuel. Chez Spinoza, il y a une essence de l’homme. C’est en ce sens que rien n’est plus utile à un homme que la communauté des hommes raisonnables. Soit là où se partage le plus de notions communes, et où peut donc se former le plus d’idées adéquates sur lois de la Nature. C’est-à-dire sur les causes qui nous déterminent à agir. Notons ici qu’avant d’atteindre le 3ème genre, notre connaissance de la Nature ne nous conduit qu’à la connaissance de nous-mêmes en tant que mode (modification), la connaissance de notre place dans la Nature, de nos rapports, et non à la connaissance de la Nature en elle-même à travers les choses singulières.
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Complément sur les notions communes :
« Ce qui est commun à toutes choses et se trouve également dans le tout et dans la partie, ne se peut concevoir que d’une façon adéquate. (…) Il suit de là qu’il y a un certain nombre d’idées ou notions communes à tous les hommes. Car tous les corps se ressemblent en certaines choses, lesquelles doivent être aperçues par tous d’une façon adéquate, c’est-à-dire claire et distincte. » Spinoza, Ethique II, proposition 38« Ce qui est commun au corps humain et à quelques corps extérieurs par lesquels le corps humain est ordinairement modifié, et ce qui est également dans chacune de leurs parties et dans leur ensemble, l’âme humaine en a une idée adéquate. (…) Il suit de là que l’âme est propre à percevoir d’une manière adéquate un plus grand nombre de choses, suivant que son corps a plus de points communs avec les corps extérieurs. » Spinoza, Ethique II, proposition 39
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Conclusion de Pierre Zaoui, Arne Naess nous propose une conception trop optimiste de l’unité-pluralité et des joies de et dans la nature. Or chez Spinoza, la nature, entendue cette fois au sens le plus proche de la biosphère de Naess, celle-ci est oppressive, le lieu de la mortalité et de la servitude native, d’où l’obligation faite à l’homme, au nom de son conatus, de développer des techniques d’émancipation et de transformation en contradiction avec les objectifs de préservation. Au final, l’écosophie de Naess ne peut assurer le passage d’une éthique à une politique. Cette réalisation de Soi dans la nature n’est pas possible, si Spinoza a raison.
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Spinoza pour penser l’écologie de ce point de vue, non. Soit. Face à cette proposition, opposons quelques intuitions. Des intuitions, c’est-à-dire quelques rencontres. La figure végétale, une occasion de penser l’écologie, Spinoza, une occasion de penser la figure végétale ?
L’Ethique pour chacun, une lecture partielle et singulière de laquelle se dégage un climat, un complexe d’affinités. Alors voici la petite histoire d’un lecteur idiot qui remonte les images, expérimente le climat de l’Éthique comme celui d’un grand corps végétal et recherche des correspondances. Si l’Ethique n’est pas un manuel de botanique, un regard plus végétal sur le conatus pourrait-il nous permettre de penser une certaine formule écologique, après et à partir de Spinoza ?
Le conatus, l’effort vers un gain de puissance indéfini. Reconnaissons qu’il est assez tentant de rapprocher cette formule d’un toujours plus de l’ubris qui semble caractériser les sociétés occidentales modernes. Le conatus, ou en quelque sorte la formule de la démesure spinoziste. Captation, usages et transformation indéfinies de la nature afin d’émancipation, le manque de sobriété s’inscrit au cœur même du système du philosophe.
Je capture et gagne en puissance donc je pollue. Il flotte à l’endroit de cette proposition comme une vraie difficulté de notre mode de penser. Pour l’exprimer, sans doute est-il utile de revenir à l’énoncé suivant : parler d’écologie, c’est parler de l’homme, un animal biologique et politique. Or si nous demeurons relativement vigilent vis-à-vis de nos diverses projections anthropocentriques dans la nature, notre résidu de zoocentrisme semble quant à lui incompressible. Nous pensons, et nous représentons le monde, sur un mode essentiellement animal. Cette prédominance du paradigme zoologique révèle notre difficulté à penser l’altérité radicale, par exemple celle d’un mode d’existence tel que le végétal, c’est à dire une manière autre de gérer le temps et de capter l’énergie. A l’animal transcendant, le végétal immanent nous dit Francis Hallé, à l’animal la parole, au végétal l’écrit, pour Francis Ponge.
« Nous sommes face à une altérité totale. Et c’est précisément ce qui me touche tant. Ces plantes, si fondamentalement différentes, forment des poches de résistance à la volonté de contrôle de l’homme. Moi, ça me rassure, ça me permet de respirer (…). »Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
Quel(s) drôle(s) de rapport(s) entre le mode d’existence végétal et la pensée de Spinoza ?
Des correspondances et des interférences. L’expérience d’une musique aux vitesses et lenteurs communes, le commun restant ici un point flottant. Une attraction sans mot, quand bien même se questionnent derrière les notions d’individu et de frontière, le type de composition – appropriation, marquage et pollution – d’avec le dehors qu’implique une certaine immobilité.
Les végétaux, ces grandes surfaces d’inscription parcourue d’intensités multiples, ces grands corps décentralisés sans organes vitaux, qui opèrent par différence de potentiel (hydrique, chimique, etc.) et dont la croissance indéfinie n’épuise pas leur environnement. Notre intuition donc, pour penser l’écologie avec et après Spinoza, serait donc d’imaginer les effets d’un conatus hybride de type végétal, voire plus loin, d’une communauté humaine fonctionnant, à une certaine échelle, à l’image d’un méta-organisme végétal. Quelques pistes à développer.
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Piste n°1 : un conatus végétal
« Ils [les arbres] ne sont qu’une volonté d’expression. Ils n’ont rien de caché pour eux-mêmes, ils ne peuvent garder aucune idée secrète, ils se déploient entièrement, honnêtement, sans restriction […], ils ne s’occupent qu’à accomplir leur expression : ils se préparent, ils s’ornent, ils attendent qu’on vienne les lire. »Francis Ponge
Penser l’écologie avec et après Spinoza, ce serait tout d’abord s’intéresser à quelque chose de l’ordre d’un conatus végétal. Une certaine figure de la maîtrise de sa propre maîtrise. Le mode d’existence végétal, celui d’une croissance indéfinie (conatus) qui s’il transforme son environnement, ne l’épuise pas (sobriété). La plante synthétise et intègre quand l’animal capte et dissipe.
Une croissance indéfinie … (comment fait-on mourir un arbre ? on le cercle de fer) …
« Le plus vieil arbre que l’on ait identifié pour l’instant, le houx royal de Tasmanie, a 43 000 ans. Sa graine initiale aurait germé au Pléistocène, au moment de la coexistence entre Neandertal et l’homme moderne. Le premier arbre sorti de la graine est mort depuis longtemps, mais la plante, elle, ne meurt pas, plusieurs centaines de troncs se succèdent sur 1 200 mètres. »Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
« Je pense que ces deux règnes [i.e. végétal et animal] se déploient dans des domaines différents. L’animal gère très bien l’utilisation de l’espace. Il est constamment en train de bouger. Le réflexe de fuite ou la pulsion de fuite dont vous parliez en témoigne. Les pulsions qui l’amènent à se nourrir ou à se reproduire correspondent toujours à des questions de gestion de l’espace. Leur adversaire, en l’occurrence la plante, n’a aucune gestion de l’espace, puisqu’elle est fixe. Mais par contre, elle a une croissance indéfinie, une longévité indéfinie, et est virtuellement immortelle ; ce qu’elle gère donc c’est le temps. » Francis Hallé in « L’Homme coloniaire et le devenir végétal de la société contemporaine »
… qui transforme son environnementsans l’épuiser
Art de la sélection et du recyclage, joyeuse chimie végétale des antidotes et des poisons qui transforme, sans l’épuiser, son environnement. A partir des éléments présents, azote et eau notamment, la plante co-produit son sol et son climat. Lorsque Deleuze parle d’éthologie à propos de l’Ethique de Spinoza, cette science qui étudie le comportement animal en milieu naturel, notre hypothèse est justement que l’on pourrait tout aussi bien parler l’éco-éthologie végétale.
« (…) L’Ethique de Spinoza n’a rien à voir avec une morale, il la conçoit comme une éthologie, c’est-à-dire comme une composition des vitesses et des lenteurs, des pouvoirs d’affecter et d’être affecté sur ce plan d’immanence (…) L’éthologie, c’est d’abord l’étude des rapports de vitesse et de lenteur, des pouvoirs d’affecter et d’être affecté qui caractérisent chaque chose. Pour chaque chose, ces rapports et ces pouvoirs ont une amplitude, des seuils (minimum et maximum), des variations ou transformations propres. Et ils sélectionnent dans le monde ou la Nature ce qui correspond à la chose, c’est-à-dire ce qui affecte ou est affecté par la chose, ce qui meut ou est mû par la chose. (…) »Gilles Deleuze in « Spinoza, Philosophie pratique ».
« L’animal est mobile, la plante pas, et c’est un sacré changement de paradigme : les végétaux ont dû développer une astuce largement supérieure à la nôtre. Ils sont devenus des virtuoses de la biochimie. Pour communiquer. Pour se défendre. Prenons le haricot : quand il est attaqué par des pucerons, il émet des molécules volatiles destinées à un autre être vivant, un prédateur de pucerons. Voilà un insecticide parfait ! Pour se protéger des gazelles, un acacia, lui, change la composition chimique de ses feuilles en quelques secondes et les rend incroyablement astringentes. Plus fort encore, il émet des molécules d’éthylène pour prévenir ses voisins des attaques de gazelles. Enfin, des chercheurs de l’Institut national de recherche d’Amazonie (INPA) viennent de montrer que les molécules volatiles, émises par les arbres tropicaux, servent en fait de germes pour la condensation de la vapeur d’eau sous forme de gouttes de pluie. Autrement dit, les arbres sont capables de déclencher une pluie au-dessus d’eux parce qu’ils en ont besoin ! »Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
« Toute machine, avec une entrée d’énergie, produit des déchets. Les thermodynamiciens, les physiciens l’ont démontré. Mais où passent les excréments des arbres ? On a dit que c’était peut-être l’oxygène, ou les feuilles mortes. Or il semblerait que ce soit le tronc, et plus précisément la lignine, qui constitue l’essentiel du bois. Il s’agit d’un produit très toxique que l’arbre dépose sur des cellules qui sont en train de mourir et qui vont se transformer en vaisseaux – ceux-là mêmes qui vont permettre la montée de l’eau dans le tronc. On peut donc dire que l’arbre repose sur la colonne de ses excréments : cette lignine qui donne aux plantes leur caractère érigé, qui leur permet de lutter contre la pesanteur et de s’élever au-dessus des végétations concurrentes. C’est très astucieux. Et c’est bien dans le style des plantes de tirer parti de façon positive de quelque chose de négatif. On dit souvent que l’arbre vient du sol. Mais en réalité, il est né d’un stock de polluants, puisqu’il est constitué à 40 % de molécules à base de carbone (le reste est de l’eau). L’arbre a cherché le carbone dans l’air, l’a épuré et transformé en bois. Alors, couper un arbre, c’est comme détruire une usine d’épuration. »Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
Piste n°2 : la communauté ou le méta-organisme végétal
A travers la figure végétale, nous avons accès à un certain type de conatus : la recherche d’un utile propre et d’un développement de puissance qui n’épuise pas son environnement. Par ailleurs, le paradigme végétal doit également nous permettre de poser un regard sur le faire communauté, c’est à dire l’art de composer ou d’associer les puissances.
« (…) Enfin, l’éthologie étudie les compositions de rapports ou de pouvoirs entre choses différentes. C’est encore un aspect distinct des précédents. Car, précédemment, il s’agissait seulement de savoir comment une chose considérée peut décomposer d’autres choses, en leur donnant un rapport conforme à l’un des siens, ou au contraire comment elle risque d’être décomposée par d’autres choses. Mais, maintenant, il s’agit de savoir si des rapports (et lesquels ?) peuvent se composer directement pour former un nouveau rapport plus « étendu », ou si des pouvoirs peuvent se composer directement pour constituer un pouvoir, une puissance plus « intense ». Il ne s’agit plus des utilisations ou des captures, mais des sociabilités et communautés (…) Comment des individus se composent-ils pour former un individu supérieur, à l’infini ? Comment un être peut-il en prendre un autre dans son monde, mais en en conservant ou respectant les rapports et le monde propres ? Et à cet égard, par exemple, quels sont les différents types de sociabilité ? Quelle est la différence entre la société des hommes et la communauté des êtres raisonnables ?… Il ne s’agit plus d’un rapport de point à contrepoint, ou de sélection d’un monde, mais d’une symphonie de la Nature, d’une constitution d’un monde de plus en plus large et intense. Dans quelle mesure et comment composer les puissances, les vitesses et les lenteurs ? »Gilles Deleuze in « Spinoza, Philosophie pratique ».
« Comprendre l’arbre suppose d’opérer une révolution intellectuelle. C’est un être à la fois unique et pluriel. L’homme possède un seul génome, stable. Chez l’arbre, on trouve de fortes différences génétiques selon les branches : chacune peut avoir son propre génome, ce qui conforte l’idée que l’arbre n’est pas un individu mais une colonie, un peu comme un récif de corail. »Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
Un arbre c’est déjà une association de puissance. Rappelons que pour Spinoza, une chose, un corps est toujours le résultat d’un agencement singulier de parties. Une société, un livre, un son, tous sont des corps et relèvent comme tel d’une certaine composition de rapports de vitesses et de lenteurs entre les parties qui le composent.
L’arbre est une société de cellules très fluide (décentralisation, indépendance, redondance, totipotence, variabilité du génome, etc.) Une organisation coloniaire qui compose des puissances entre des parties très autonomes, chacune déployant son conatus, ce qui permet à l’ensemble une croissance indéfinie, la division ou reproduction asexuée. C’est ainsi que pour l’arbre, toute mort ne vient que du dehors.
« (…) qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui être spinoziste ? Il n’y a pas de réponse universelle. Mais je me sens, je me sens vraiment spinoziste, en 1980 – alors je peux répondre à la question, uniquement pour mon compte : qu’est-ce que ça veut dire pour moi me sentir spinoziste ? Et bien ça veut dire être prêt à admirer, à signer si je le pouvais, la phrase : la mort vient toujours du dehors. La mort vient toujours de dehors, c’est-à-dire la mort n’est pas un processus. »Source : La voix de Gilles Deleuze en ligne
« L’idée ici, en évoquant que les colonies sont virtuellement immortelles, signifie qu’il n’y a pas de sénescence. Il existe, bien sûr, au niveau de l’individu constitutif, une sénescence – par exemple l’abeille a une durée de vie assez courte – mais cette sénescence n’apparaît plus au niveau de la colonie elle-même. Si aucun événement extérieur massivement pathogène ne vient détruire la colonie, elle continuera à vivre indéfiniment : aucune raison biologique interne ne la fait acheminer vers la mort. Il en va ainsi de l’arbre : s’il se met à faire trop froid, il meurt, mais cela ne correspond pas à une sénescence interne. Tant que les conditions resteront bonnes, la vie va durer ; c’est en ce sens que j’emploie l’expression d’une potentielle ou virtuelle immortalité. »Francis Hallé in « L’Homme coloniaire et le devenir végétal de la société contemporaine »
Art de la composition des rapports et de la colonisation des milieux, le végétal est un être structurellement greffable, un être dont l’existence même consisterait à étendre l’espace possible des greffes infinies.
Des greffes, des symbioses et des imitations : la couille du diable, est-ce une plante ou une fourmilière, le corail, un animal aux formes de développement végétal, les transcodages qui s’opèrent dans la reproduction sexuée entre les plantes à fleur et les insectes. A une certaine échelle, fourmilière, essaim, ces groupes animaux optent pour des stratégies d’organisation qui nous apparaissent comme calquées sur le modèle du végétal fluide.
Du paradigme végétal, une certaine manière de tisser dans la nature la toile des relations qui porte son existence, de ses captures résulte des expressions, grille de lecture de formes itératives caractéristiques : coraux de l’architecture des humeurs, toile de l’internet ou des hyper-réseaux urbains, etc.
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Constatons donc à la suite Francis Hallé l’inspiration zoocentré de nos pensées : individu, volume, mobilité, pulsion de fuite, consommation et dissipation des forces, concurrence exclusive, etc. Conséquences, et avant même de penser toute politique, il nous est déja comme impensable d’imaginer le déploiement d’une puissance qui n’épuise pas son environnement, qui ne soit pas exclusive dans son occupation de l’espace, etc.
Or à l’aide du paradigme végétal, tout du moins de la lecture ou de l’image que nous pouvons nous en faire, il nous est pourtant possible d’avancer l’idée d’une maîtrise de notre propre maîtrise, de penser avec et après Spinoza une écologie des frontières mobiles et de l’autonomie.
Celle-ci implique une modification de notre utile propre, afin d’en conserver l’accès (un conatus qui n’épuise pas son environnement), mais également de continuer à gagner en autonomie dans la Nature, en composant de nouvelles organisations émancipatrices (associations de puissances fluides et décentralisées et modèle de la greffe).
L’arbre est une configuration d’interactions, dynamiques et singulières, appropriée aux conditions de vie de la forêt, la forêt est une association d’arbres dont les interactions produisent leurs propres niches écologiques, la forêt. Étrangeté, curiosité, altérité, les principes d’attention au monde et d’expérimentation sont vraissemblablement porteurs de plus de puissance que ses cousins de la responsabilité et autre précaution.
« (…) le problème de la crise environnementale a pour origine le fait que les êtres humains n’ont pas encore pris conscience du potentiel qu’ils ont de vivre des expériences variées dans et de la nature » Arne Næss
Jonathan Gowthorpe est musicien, sous le nom de Vompleud. Il participe à de nombreux projets qu’on peut retrouver sur sa page Myspace. Son dernier album, Mini melodies for polystyrenophone est sorti en 2008 sur le label Key on a records. Il propose une création electronica à partir du livre de Maurice Blanchot L’attente l’oubli.