William Radet www.william-radet.fr
Habite à Paris.
Typographe devenu Polygraphe.
Gros lecteur.
Voici « quelques bribes folles ou molles saisies lors d’une rencontre improbable et fortuite. Le Général Instin et Le Flou… à peine discernables dans un petit brouillard laiteux. »
J’étais assis sur une pierre tombale particulièrement avenante… à contempler le crépuscule. Le dernier étage de la tour s’embrumait mollement. Une douce torpeur m’envahissait tout tandis qu’une douce grisaille noyait la ville. Je baignais dans le coton avec une envie sourde de mourir en souplesse, ici, de suite. Mon Nagra dormait contre ma cuisse. Fidèle… L’idée me vint aussi de rester aussi tard que possible pour capter les sons qui peuplent un cimetière dans la nuit.
Mon capteur/enregistreur diabolique en action, un casque sur les pavillons, j’attendais… Me suis-assoupi ? Toujours est-il que mes sens furent soudain en alerte. Un bourdonnement singulier semblait venir d’une masse à peine plus sombre que le brouillard et en augmentant la capacité de réception je perçus des voix…
Deux voix sourdes, équilibrées, posées. Depuis quand parlaient-elles ?
LE FLOU
« Le génie, la puissance inventive et génératrice, suppose que l’homme laisse vivre en lui les deux sexes de l’esprit : l’instinct des simples et la réflexion des sages… qu’il soit en quelque sorte homme et femme, enfant et mûr, barbare et civilisé, peuple et aristocrate. » Michelet. Jules… à peu près. Je raccourcis.
Général INSTIN
Un génie ne saurait être flou… Je vous ai peut-être un peu vite attribué des qualités extrêmes, tout ébaubi que j’étais de voir et de lire avec quelle adresse vous détournez les choses les plus nettes, le plus évidentes… Un génie ne saurait être flou…
LE FLOU
Pas plus qu’il ne saurait être trouble…
Rien dans ce monde n’est ni clair ni net ; vous le savez bien, Général.
Je ne dis point Mon Général… Tout simplement parce je ne possède aucun titre de propriété sur un homme en général… Ni en particulier d’ailleurs.
C’est net.
Si j’ai quelque génie ma foi, c’est de savoir détecter LE FLOU partout et de le montrer pour qu’on perçoive mieux LE FLOU des choses.
Général INSTIN
Vous m’expliquerez ça.
LE FLOU
Alors que votre génie s’est épanoui dans le trouble…
Général INSTIN
Je ne saisis pas bien où vous voulez en venir, même si cela nous rend un peu confrères… Nous sommes un peu des spécialistes, chacun à sa façon, du mystère mou, du non-dit, du mal vu, de ambiguïté.
LE FLOU
Quand vous dites mal vu, vous voulez dire brouillé…
Général INSTIN
Votre marotte de la polysémie vous perdra… brouillé comme le regard trouble, brouillé par LE FLOU…
LE FLOU
Votre marotte à vous c’est de brouiller les cartes… de troubler, de faire surgir les conjectures.
Vous avez commencé tôt ? Ne répondez pas !
Votre réponse serait floue et je serais trop à l’aise dans son détournement.
On ne naît pas troublant. Donc vous l’êtes devenu.
Par quel cheminement êtes-vous parvenu à une telle maîtrise du trouble ?
Général INSTIN
J’étais jeune savez-vous…
LE FLOU
Mais vous l’êtes resté !
Général INSTIN
La flagornerie n’est guère floue. Elle est toujours nettement intéressée et vous me flattez pour que je reste clairement en phase avec la mémoire de ma jeunesse et que je me livre à vous. Libre à vous, mais si je vous conte quelques secrets, c’est que vous me semblez que vous digne de les recevoir sans vous troubler.
LE FLOU
Il m’en faut beaucoup plus pour me troubler, pour déranger mon système.
L’idée même de découvrir la genèse de votre génie de la dissimulation programmée simultanément visible et incontrôlée m’intrigue et m’invite à la jubilation confraternelle. Donc…
Général INSTIN
Donc rien. Rien. Rien de rien. Un piaf. J’étais jeune je savais guère où me situer… Rien.
LE FLOU
Le rien n’est-il pas le terreau le plus propice à l’émergence des idées les plus folles… ?
Général INSTIN
Rien chez moi n’évoquait la folie… Le plus fort est que j’avais en mon faible intérieur une forte propension à détester le désordre, le trouble…
LE FLOU
Au même âge probablement… j’ai crié très fort dans mon faible intérieur « Y-a-il une âme qui vive ? » et je suis resté sur le qui-vive.
Général INSTIN
Ne m’interrompez pas. Vous me feriez perdre le fil.
LE FLOU
C’est pour cette même raison que je vous ai interrompu. Un fil. Pardonnez-moi.
Au même âge probablement… on me disait « Arrête de parler de toi ! » et je répondais « Oui, mais quand j’arrête, les autres parlent d’eux ! » Je vous écoute.
Général INSTIN
Je ne me complaisais que dans un certain ordre des choses tout en donnant l’apparence extérieure d’un doux désordre qui désorientait ma bourgeoise famille.
Imaginez la surprise de mon père répétant à l’envi « Adolph est bon à rien » quand j’ai manifesté clairement mon désir d’épouser une carrière militaire.
Les recruteurs en képi possédaient-ils des dons de divination ? Toujours est-il que dès ma première mission on m’expédia dans des régions improbables pour mater par la force les troubles permanents qui perturbaient la stabilité politique.
LE FLOU
Votre premier contact avec le trouble…
Général INSTIN
Je n’avais connu que certains des troubles bénins d’un tout autre genre. Adèle…
Toujours est-il que c’est là, au contact direct sur le terrain que les fauteurs de troubles me sont devenus familiers. Leurs actions maladroites et floues étaient animées par un sens de la justice si sincère que, je dois le reconnaître, j’ai été touché. Tous ces agités qui troublaient l’ordre établi, l’ordre artificiel !
LE FLOU
Vous en avez donc conclu que le désordre était plus juste !
Général INSTIN
Exactement. Plus juste que l’ordre général.
LE FLOU
Plus juste que l’ordre, Général !
Général INSTIN
J’ai analysé avec beaucoup d’attention la moindre des situations troubles que je combattais sur ordre supérieur. Après la consternation, la découverte. Une ferme et intime conviction. Mon envie la plus sourde, la plus profonde, ma position morale la plus naturelle : maintenir l’ordre du désordre.
LE FLOU
Le désordre nécessaire…
Général INSTIN
C’est à ce moment-là que nous nous sommes rencontrés !
LE FLOU
Je me souviens. C’était dans un château des Carpates… Vous fêtiez votre promotion.
Général INSTIN
Et vous êtes passé par hasard ? Vous ne vous êtes jamais expliqué.
Je vous ai vu entrer dans la salle de bal.
Vous aviez un petit sourire à la 4,95… pas tout à fait cinq…
Et vous avez invité ma cavalière à danser… et tout est devenu flou tout à coup.
J’ai bien vu que vous semiez le trouble, je m’y connais. Et pour elle, un ravissement…
LE FLOU
… comme celui de Lol V. Stein allez-vous me dire. Son histoire était encore inimaginable même si Freud commençait à faire des siennes, même si Proust piaffait devant ses aubépines…
Général INSTIN
… et toute les choses guidées, dirigées, ordonnées pour la fête avec une minutie et un sens du détail bien rare en cette époque troublée sont devenues molles, folles, folles et molles.
Vous arriviez en trouble-fête et vous étiez accueilli comme un ami de toujours.
Vous apportiez avec vous un flou… artistique, insaisissable, indéfinissable.
LE FLOU
Je mène une vie de flou. C’est une vocation.
Général INSTIN
Vous ne m’avez jamais adressé la parole. Vous n’aviez d’yeux que pour les femmes.
LE FLOU
Elles saisissent mieux l’importance du flou. Sa part esthétique. Sa part de rêve.
Général INSTIN
Et elles provoquent le trouble, en général !
LE FLOU
Je vous observais… Je vous observe depuis longtemps.
Tout homme peut voir, très peu savent toucher. Je ne sais plus qui a dit ça.
Considérons que cette maxime vaut pour nous deux.
Silence un peu long.
J’ai cru un instant que Négrita (le doux nom que j’attribue à ma machine à capter) était en rade… Puis la voix du général…
Général INSTIN
Voulez-vous parler plus fort, mon cher, je ne vous comprends plus.
Votre voix monocorde devient un souffle. Plombée.
LE FLOU
Je ne dirai rien de votre voix d’outre-tombe.
Général INSTIN
Vous êtes bien le seul à la percevoir en direct.
LE FLOU
Performance exceptionnelle que celle d’une voix disparue qui se fait toujours entendre.
Je vous envie parfois. Etre connu sur la planète au travers d’étranges réseaux…
Susciter l’intérêt, la haine peut-être, la consternation, la crainte… la curiosité…
Général INSTIN
Mon but est pourtant simple : provoquer chez les humains
a) d’abord l’expectative
b) puis le doute
c) vers une prise de conscience
c) pour une révolte pacifique
LE FLOU
En somme nous faisons la même chose avec des moyens différents.
Je suis le fou du roi, j’amuse gravement tandis que vous faites une drôle d’éminence grise.
Général INSTIN
Et nous souhaitons tous deux la chute du roi. Ha ha.
LE FLOU
Sans être des génies nous sommes des trublions. Finalement nous utilisons tous les deux des techniques de communication et manipulation qui tiennent compte de toutes les dualités : homme et femme, enfant et mûr, barbare et civilisé, peuple et aristocrate.
Général INSTIN
Vous l’avez déjà dit… mais à chacun sa méthode.
Vous ne me ferez pas revenir en pleine lumière, pas plus que ne consentirais à vos jeux même si je sais que leur apparence puérile est un doux leurre.
LE FLOU
Contre la douleur. LE FLOU adoucit les contours… estompe les arêtes, amollit les angles, qu’ils soient droits ou aigus… adoucit la rigueur prétentieuse de certains concepts. LE FLOU, c’est l’imprécision volontaire pour lutter contre la transparence.
Le trouble a des effets presque identiques à ceux de l’ironie… il pousse à l’interrogation, à la recherche de l’au-delà des apparences.
Général INSTIN
Le trouble s’accommode aisément de l’ombre et peut même s’accentuer dans la nuit tandis que LE FLOU disparaît. Fondu au noir.
LE FLOU
« Dans le noir, on y voit plus clair » disait Thomas Bernhard…
Une ultime question saugrenue, Général…
Vous qui êtes familier d’un lieu où se côtoient tant de gens célèbres…
Savez-vous pourquoi la tombe de Sartre est jonchée de tickets de métro ? La vôtre provoque bien plus de sidération et questionnements.
Votre front derrière les craquellements attire irrésistiblement les scripteurs qui viennent ici pour se faire démasquer…
Général INSTIN
Ne sont pas encore nés ceux qui déchiffreront le sens réel de tout ça.
Quelques-uns y casseront leur plume… D’autres vont jeter l’encre.
Je les attends.
« Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à table et écoute.
N’écoute même pas, sois absolument silencieux et seul.
Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques. »
Kafka.
LE FLOU
Mais à en croire tous les pseudo-détectives qui sont à votre recherche ici-bas, vous êtes ici, ici ou là, là ou ailleurs. Vous êtes partout ! Certains milieux dits biens informés affirment même que vous dirigez la 22ème division secrète.
Général INSTIN
Je cultive une certaine ubiquité… L’ambigüité ne semble pas suffisante pour servir ma mission fondamentale, celle que vous devinez…
Bon. Je crois qu’il est temps de regagner nos univers respectifs. Le brouillard s’épaissit.
Au revoir Monsieur…
LE FLOU
Au plaisir d’une autre rencontre du même type, Monsieur… Au revoir…
J’ai coupé mon Nagra, je l’ai couché dans sa sacoche.
Je suis resté longtemps immobile.
Après un temps improbable,
J’ai pensé qu’au studio on me prendrait pour un dingue et que mon truc ne serait jamais diffusé mais j’ai ressorti mon Nagra pour noter à voix basse :
« Le devenir du monde dépend plus que jamais du trouble et du flou…
Les femmes et les hommes doivent apprendre à vivre dans le trouble et le flou,
À gérer l’incertitude et à appréhender la complexité croissante du monde engendrée
par une évolution technologique mille fois plus rapide que l’évolution des cerveaux…
mais qui ne freine en rien une barbarie montante d’un type indéfinissable ».
Benoît Vincent travaille Ambo(i)lati. Il rassemble des statuts Facebook sous le titre de Procès verbeux.
1. Les nouvelles étaient tellement mauvaises (crise, réchauffement climatique, violences, météo et Philippe Meyer) qu’il a mis La jeune fille et la mort, et dans la cuisine, a agité son corps dessus.
2. Le monde était tellement obscène qu’il était d’avance entendu que ce ne seraient jamais pour ses qualités littéraires qu’on apprécierait son prochain roman, libre adaptation de la vie pour le moins rocambolesque de John C. Holmes.
3. Et c’est ainsi qu’il partit trois jours en Ardèche, sur le plateau, pour une formation sur les Systèmes d’information géographique.
4. Des deux c’est lui qui préférait le pain — et se coltinait de devoir finir celui de la veille, car il avait horreur de gâcher quand, tout chaud, le quotidien craquait de désir presque érotique.
5. Sur la route, à dix kilomètres de distance, il a croisé soit deux salamandres, soit deux bracelets brésiliens géants.
6. N’avait qu’un rêve Antoine, être réincarné en un truc maigre. Réincarné en os. En os de poulet si possible.
7. Il s’est bien sectionné un doigt en cuisinant son premier chou farci ; mais les convives n’y ont vu que du feu.
8. Pascal n’avait pas abandonné son projet d’un roman mettant en scène Brunehilde, fille d’un paysan du VIe siècle, destin exceptionnel à la charnière des civilisations.
9. Intriguée par le sérieux boxon que faisaient les pois chiches qui trempaient, quelle ne fut pas la surprise d’Orcanette de découvrir, derrière la planche à découper, un réseau de prostitution de scutigères véloces.
10. Alors qu’il fouine dans la grange de son pépé Edmond, Kévin découvre, stupéfait, une collection de disques vinyles de post-punk et se demande bien à quoi cela peut servir. Il décide alors de se branler sur les pochettes.
11. Soudain Louis, alors qu’il coupait la betterave d’un bortsch en écoutant cet opéra pour Espagnol catarrheux, Tommy, fut submergé des larmes du matérialisme romantique. Il assassina sa femme et nourrit une profonde aversion pour tout ce qui se réclamait du corps social.
12. Eliette Faure disait qu’elle n’était pas de Forcalquier, mais de Banon, où son père avait eu le premier garage. En vérité sa famille venait d’Oppedette, et leur arrivée à Forcalquier était pour le moins obscure. Elle en récitait d’ailleurs le blasonnement lors de sommeils tortueux : « de sinople à un ours d’or ; coupé d’or à un pal de gueules ».
13. Serge avait mis en téléchargement illégal cinq Vissotsky différents, ou plutôt cinq fichiers différents du même disque de Vissotsky, en espérant cette fois qu’il n’obtiendrait pas que des vidéos amateurs de tuning ou de triple pénétration + éjac anale.
14. Chaque matin et puis chaque soir, alors qu’elle prend la route qui de Saint-Remèze mène à Vallon-Pont-d’Arc, où elle est hôtesse à l’OT, Marie-Hélène examine, ausculte et peaufine. La meilleure épingle. Le beau précipice. Le lieu plus sauvage. Les boustrigas. L’éboulis. Un beau vol, un beau vol et un bel atterrissage, loin, loin et glorieux, loin et glorieux et seule, hors-cadre, en dehors du monde, enfin soi-même.
15. Alors qu’elles rentraient du bal folk de la Tour du Pin, Maeva et Loana l’ont décidé. C’est le dessin de la guirlande lumineuse devant la mairie de Saint-Jean-de-Soudain qu’elles tatoueront comme un tribal juste au-dessus de leurs fesses.
16. Et Richard suit avec grande attention le petit-huit, le mouvement torsadé qu’a effectué le caillot de sang lorsqu’il l’a craché dans les toilettes. Soumis lui aussi aux lois physiques, s’en sort bien, esthétique, les mêmes lois qui règlent la maladie qui règne sur son corps.
17. Cependant, vers 7h40, alors que les gamins du premier rentraient du réveillon faits comme des kakis, leur grand-mère s’est mise à gueuler, a voulu à tout prix sortir de son grabat et s’est plantée sur le seuil en gueulant éructant grognant Moi aussi rrh je veux y aller rhh danser grrrhe. Le syndic dont les membres ont péniblement patienté minuit pour se fêter la bonne année s’est réveillé péniblement, et de mauvaise humeur. Il a décidé à l’unanimité, en séance extraordinaire tenue ce jour dans le couloir, qu’on extrade la vieille, à défaut de pouvoir la dépecer sur place.
18. Pino aime la bibliothèque municipale. Alors qu’il a quitté l’école à 13 ans, tous les jours il y fait sa sieste. Il y fait chaud, c’est propre et lumineux et il y a des jeunes filles de partout. Il se munit du sempiternel volume de Leopardi (ça lui rappelle vaguement quelque chose, ce nom), et ne le lit pas. Il s’endort dessus, en prenant soin de ne pas le tacher avec les écailles de la nuit.
19. Mario aime la librairie Feltrinelli. Depuis qu’il est à la retraite, ça fait onze ans, tous les jours il y fait sa sieste. Il y fait chaud, c’est propre et lumineux, et il y a tous les journaux à disposition, et même un petit café (ou du reste il ne va jamais). Il se munit du sempiternel volume de Benedetto Croce (ça lui rappelle vaguement quelque chose ce nom), et ne le lit pas. Il s’endort dessus, en prenant soin de ne pas l’équarrir de ses gestes brusques de bête d’ouvrier portuaire.
20. Drame au 121 bd St Germain. Jean-René, passablement éméché, tenait le couteau à huître pointé sur son sternum et s’est mis à crier à Louis-Maurice : « si tu oses répéter que Jean Paulhan est de droite, je me fais hara-kiri ». Margarida, la bonne, ne savait pas si elle pouvait amener les cafés.
SARKOZY : PIRE QUE PRÉVU | LES AUTRES : PRÉVOIR LE PIRE
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ALAIN BADIOU
Dans ce septième volume de la série « Circonstances » Alain Badiou tire les enseignements politiques de la présidence catastrophique de Nicolas Sarkozy. Les prochaines élections présidentielles lui offrent l’occasion d’affirmer son opposition de principe au prétendu choix démocratique que constituerait le « vote ». Ce dernier ressortit selon lui à un pur et simple « choix forcé qui annule toute pensée autonome et tout désir vrai ».
Le vote se présente comme un choix démocratique. Mais la condition de ce choix, le choix premier, le choix du choix, c’est de voter, c’estd’avoir foi dans le vote.
Ce choix primordial, tenu en réalité pour une évidence (dont le nom usurpé est « démocratie »), est tout simplement l’acte d’allégeance au système politique existant. Il résume la religion dont nous devons êtres les fidèles croyants. Cette religion proclame qu’il n’y a rien de mieux à faire en politique que de participer au consensus « démocratique », dont le vote est la cérémonie. Nous crions en choeur « vive la démocratie ! », même si rien d’acceptable, encore moins de créateur, n’en résulte pour notre existence réelle – singulièrement l’existence des travailleurs ordinaires, pour ne rien dire ce ceux qui viennent de contrées démunies et lointaines –, exactement comme dans d’autres siècles même le plus miséreux des serfs devait crier avec ferveur « vive le Roi ! », « vive notre bon Roi ! ».
Que faire et que dire si l’on tient que cette foi est aberrante, comme on le voit tous les jours ? Comment résister aux délations et inquisitions qui, si vous vous soustrayez au consensus, vous désigne à la vindicte générale sous les noms que toute religion invente pour ses apostats (« Totalitaire ! », « Fasciste ! », « Stalino-maoïste ! », « Antisémite ! ». J’en passe, et des meilleurs.)
Nous pouvons au moins trois choses :
Profiter sans vergogne d’une conjoncture électorale particulièrement peu exaltante pour montrer que nous avons affaire à un choix forcé qui annule toute pensée autonome et tout désir vrai, et cela pour absolument rien. Il faut pour ce faire en passer par une critique décisive du concept de « gauche », qui sert depuis deux siècles à déguiser en « choix de société » une variante de la cérémonie politique en l’honneur du Capital.
Organiser la résistance à l’increvable argument : « en effet, le parlementarisme, ce n’est pas fameux, mais tout le reste est pire ». Argument qui revient à prétendre qu’il y a un pire qui est moins pire que le pire.
Montrer que se soustraire à cette convocation par l’État qu’est le vote est une condition subjective de la liberté. La liberté de créer obstinément les lieux nouveaux d’une politique d’émancipation.
Sommaire
VOTE ET SOULEVEMENT POPULAIRE
VOTE ET PARLEMENTARISME
UNE DROITE EXTREME
LA GAUCHE : ELEVATION DE L’IMPUISSANCE COMPLICE AU STATUT D’IDEE
Editeur : Éditions Lignes Prix : 9,50 € Nombre de pages : 96 pages Date de parution : 16 mars 2012 ISBN : 978-2-35526-101-5 EAN : 9782355261015
Mollusque avale\soleil insoumis.
Inversions délicates. Pures ; et de poids.
Monopole.
GI
Vers l’ou-est. Avons marché des heures jusqu’à rebours. Les Zautochtones racontent qu’à s’enfoncer par là (par là parlant pour l’ou-est) on tourne tête au temps. D’abord sous la semelle de nos bottes, les Zautochtones sont sortis des charniers où des clones de nous-mêmes les y avaient collés, ont découpé des dents les goupilles des grenades étrangères importées, ont aspiré les flammes dans ces coquilles de rouille, ont remis les goupilles dans chaque rouille (dans l’espace prévu pour) et ont rangé la pomme soigneusement dans la poche de leur jean (les pommes sont les grenades). Leurs vieilles Kalash en bandoulières pointées sur nous ont sucé hors des peaux (toutes les nôtres), chairs et muscles (celles idem) des balles folles tailladées en étoile. Z’ont grimpé seules, intactes, dans la matrice de leurs chargeurs. Et en réponse les hommes (les nôtres) ont aspiré les leurs (leurs balles), ont recollé des crânes (en pièces), remboité des mâchoires (matées). En cercle autour de leur village rouillé avons-nous vu valser les armes en préambule ? J’avance talon d’abord sans voir où le corps, sans moi, s’avance. Je sors des jumelles de pupilles noires mes yeux. Ils nous balancent des drapeaux blancs jurant qu’ils sont serècnis. Après coup je les crois.
Tempête du désert dans l’oeil, l’soleil est mi mollet, dit l’un des gars, les yeux dans le dos, visant sa pisse d’une flaque d’eau chaude au pied des dunes jusque pile dans la fente tranchant son gland en deux miches mauves près des deux pouces. Bientôt, je l’ai vu boire des litres à la gourde avant que l’eau froidisse.
J’ai reconnu le carnet que j’efface page à page sous mes souvenirs fanés. Il ferme : il ferme avec un élastique plastique. J’écris en blanc dedans au bic. Mes mots sont ceux qui sans saveur s’en vont sans dire un mot. Je fais revenir salive dans ma gorge et ma langue (autour) et fais des bulles avec avant reprendre la marche sous le cagnard d’hier.
Avons domestiqué l’assaut sur des cartes en 3D en couleurs en parlant. Telle âme prendra tel flanc prendra telle balle venue de tel canon précis pointé sur eux. Qui donc ? D’autres que nous, préparant leur massacre à la même heure que nous le nôtre, mais dans d’autres espaces et sous d’autres ciels blancs.
Tel qu’on me voit (devine) je réchappe d’une tentative de déstabilisation par un tireur isolé qui voulait, seul, loin de tous ses semblables, me choper une guibolle et me faire voir le sable d’un peu trop plus que près. Un des gars sec me sort de terre et m’attire vertical vers les cimes de mon crâne. L’oeil de verre du sniper sous la lunette clignote ; il fait craquer tout seul ses trois fois dix phalanges.
Quant au lieutenant Gamin, voilà son corps. Marchons, marcherons, avons marché sur les traces d’une embuscade au sable. Nuit noir dessus nos os poisseux. Les gars soufflotent avare de l’air, avare ou avarié viré. Les tranchés, tout autour, schlinguent : et la mort et la caque et le sang. Lieutenant Gamin, le fameux fils d’un Général Quidonc (mais influent le con). Le sang, la mort et noire la caque s’échappe en rade de son crâne mort et ses rêves vieux de quelques vingt hiver (ou plus, ou moins) remontent sous forme de matière noire et grise (et blanche, et sans grumeaux au fond). Le sable chiasse le sang, la mort, la surface molle et l’entonnoir fait d’os qui jadis bouchait le trou de la balle avant, après, qu’elle entre et splatch. Je garde toujours mon livre de codes sur mon petit coeur. Prêt à déchiffrer les messages, prêt à comprendre tout lorsque l’ordre d’en haut sera largué sur nous. Longtemps, longtemps avant, après, tout ce corps misérable. Les gars dévalent en vertical les dunes, de l’en bas vers l’en haut, et volent à son secours de con. L’os est bouché, le corps crépite, vacillé le cadavre à nos pieds tiédissant. Dans quatre, trois, deux, un, lieutenant Gamin, apnéique ou tout comme, soulèvera son squelette vers la nuit. Je le mets à l’abri sous mon casque et reset à mon tour.
Messicole Souvenir Ce carnet.
Roule pluie sous le col entre-deux chez soi.
Il n’y a pas d’alternatif.
GI
Il y a longtemps
Je pensais
rentrant d’une mission première
Jamais je ne serai
Général
Dans ma jeunesse enfouie
je mâchais mes refus
comme des graines
Alors je disais
revenant du pays inconnu
« Aucun remords. A toi. Quand tout.
Sera fini.
Sidonie.
Il fallait que je parte.
Et là, serait le retour ?
Je
Je
Je meurs – Je
Je crois que je meurs Mais
c’est peut-être seulement
la mort de
Lucien de Jacques Emile
leurs corps au fossé
En souvenir
Images incrustées d’obus
Empire Ottoman
J’ai vu de loin
corps de Bachi-bouzouks
Beaucoup de tissus beaucoup
avec drapés vifs et ornés
Qui parle ?
Brume ici – Plus que brume c’est
Nuit noire sur Grande Courtine / et
petit redan
Reliefs / topographie émue
Sidonie ma sœur
– au pays
Je rentre
avec Noms-images
vivants
Cadavres roulés dans les redoutes
jusqu’aux traverses
Je ne connaissais par leur nom
Emile m’a remis le rapport
des hôpitaux
On me prie de dire
tous les noms
Sans exception
Je n’ai pas le choix et c’est
comme un supplice
alphabétique
Mais j’ai oublié l’ordre
Tant prisé par l’empereur
Il aime les registres
pointilleux
Soldat au 27e de ligne
80e de ligne 20e de ligne
10e bataillon de chasseurs à pied
Il y a eu cette explosion
Magasin à poudre
à la Courtine de Malakoff
Ce bruit
On a eu du mal
à trouver des cacolets solides
pour tous
98e de ligne 80e de ligne
La tour est tombée
avec mes songes
Ils avaient mon âge
J’ai
ce souvenir de toi
Ma sœur
dans tes robes déjà noires
Tu garderas la maison
où nous avions nos chambres
Car sans doute
Je meurs
Tu sais, le soleil criait fort
comme un sourd
là-bas
Je pense au soldat PHILIBERT
Ses mains parfaites
refermées sur sa peur
Paul et Léon ont rapporté 360 clichés
pris dans du papier ciré sec
Ils ont usé
du collodion albuminé
Ça tient mieux au jour je t’assure
comme tes couleurs à ma cervelle
attachées / Sidonie
Bleuets dans ta corbeille
Désormais tu iras
les cueillir toute seule
Près de Sébastopol
j’ai eu 24 ans hier
Sous la pluie
les images
n’épargnent personne
Jamais je ne serai
Général
Poète, Garcia de Zúñiga a fait de la langue (des langues) la matière première de son travail créatif, une langue musicale, visuelle, une langue inventée, vidée, détruite-reconstruite, génératrice de sens/sons multiples. Une langue passe-partout finalement, une langue sans nationalité spécifique qui s’amuse à se croiser avec d’autres langues, à des-hiérarchiser les conventions linguistiques. Une langue élastique où la norme ne s’impose pas et la différence est la bienvenue. Une langue régie par trois mots: Étrange, logique, musique. Plusieurs de ses textes ont été l’objet de mises-en-scènes de l’auteur et/ou de lectures publiques. Il a réalisé plusieurs films, pièces audio et de théâtre radiophonique/art acoustique. Avec Teresa Albuquerque il crée en 1996 blablaLab, un laboratoire de projets transversaux et multidisciplinaires développés fondamentalement à partir de ses textes.
Le texte que nous présentons provient du projet Manuel, programme de théâtre radiophonique/art acoustique, realisé par Alvaro García de Zúñiga et Hein Brhül, produit par le Studio Akustische Kunst de WDR en 2003 et 2004.
Manuel — mi-homme, mi-mode d’emploi — essaye de comprendre la réalité à travers les livres. Et vice-versa (à travers les livres la réalité). Et vice-vice et versa-versa (à travers les livres les livres et à travers la réalité la réalité). D’abord fixé dans la fixation, Manuel pense à y penser pour finalement dire qu’il faut parler. Trop tard.
Hors-Sol a rencontré Sylvain Coher et c’était un samedi après-midi. La veille, nous avions pu assister à une lecture de Carénage par l’auteur, présentée par Claro. Il revenait à ce dernier de pointer les éléments les plus justes, les plus touchants, au gré d’un grand virage poétique, d’une divagation ? N’est-ce pas d’ailleurs le rôle de la littérature que de produire cet écart, ce dérapage, et d’effleurer les sujets essentiels comme l’amour, la mort ? Car c’est un fait, que nous évacuons d’emblée, ami lecteur : le roman Carénage, qui raconte l’histoire d’un motard, n’est pas un roman sur la moto.
Cette même veille Sylvain Coher s’est exprimé sur les ondes de France Culture, racontant sa semaine, et la lecture à la librairie Charybde représentait un aboutissement. Et cet entretien, que vous allez lire, sans doute le pas au-delà.
C’était un samedi après-midi, et le soleil baignait généreusement le quatorzième arrondissement. Nous avons choisi le petit jardin de ville bordant le bar de notre rendez-vous. Alors que des passereaux nous assistaient en portant des brindilles comme s’ils réclamaient du feu, nous avons entamé un entretien mémorable, glissant sur le chemin du soleil jusqu’à sa disparition, qui fut aussi l’heure de notre séparation — les belles choses n’ayant qu’un temps.
Hors-Sol_ Je ne te présente pas HS, que tout le monde connaît et apprécie, mais je te restitue le contexte de cet entretien. Nous avons mis en place un vrai programme de lecture (ce qui est nouveau pour nous) et avons décidé en politburo de choisir deux ou trois livres de la rentrée et d’essayer d’en parler dans l’année. Tu fais partie de la sélection et tu es le premier à avoir répondu, donc tu inaugures cette année littéraire 2011-2012.
De la même manière, je te présente l’esprit de l’entretien : ce ne sont pas des questions très nombreuses ni très précises ; plutôt on tourne autour de quelques thèmes qui nous semblent surgir de l’œuvre, et on dérive ensemble, en ricochets, afin de préciser tel ou tel argument. Ce qui nous préoccupe, à HS, c’est la manière dont les livres sont écrits, qu’est-ce qu’ils amènent à la littérature, qui est déjà bien populeuse, au point qu’on va, par exemple, acheter un nouveau (sempiternel) roman.
Sylvain Coher_ Ok.
HS_ De fait, je te donne d’emblée les quelques thèmes autour desquels nous allons chercher à tourner, si tu en es d’accord : — le dehors ; — la vitesse ; — le silence ; — le fantôme ; thèmes simples, essentiels.
SC_ Ok.
HS_ Ce roman raconte l’histoire d’un jeune homme, Anton, qui ne parvient pas à rester en place ; marginal en société, il n’a qu’une passion : rouler la nuit, sur les routes des Vosges, à travers les forêts, dans les virages. Sa moto est une Triumph et il l’a baptisée L’Elégante. Il a une petite amie, Leen, qui semble aussi amoureuse d’Anton qu’elle est jalouse de l’Elégante. Le dehors est ce qui permet à la fois de décrire des paysages, bien entendu, mais aussi le sentiment d’Anton, prisonnier de sa vie, prisonnier de cette vie-là, et en quête d’absolu. Paradoxalement, harnaché comme motard, le voilà dehors prisonnier de son armure, dans son casque, derrière sa visière, lui-même enfermé dans le dehors. Alors perçons l’abcès tout de suite : ce n’est pas un livre sur la moto, tu le répètes à l’envi…
SC_ La moto a été un prétexte. Pour écrire sur la vitesse, entre autres choses. Le thème était rébarbatif pour un certain nombre de lecteurs. On m’a dit, dans quelques librairies, le blocage des lecteurs qui reposent le livre quand on leur dit qu’il s’agit de motos et de motards. Le thème est réfrigérant. Et c’est très singulier, ce rejet, car on n’a pas besoin d’aimer ou de ne pas aimer un thème pour lire un livre (ni de connaître la boxe pour lire Le Colosse d’argile de Philippe Fusaro ; ou la pêche pour Le vieil homme et la mer…) Passons. La moto, c’est mal.
Autre chose bizarre : pour ne pas écrire trop de bêtises, je me suis beaucoup renseigné, j’ai lu de nombreuses revues de motos, je suis allé sur les forums de motards sur le net, j’ai choisi l’Elégante comme si j’allais l’acheter pour de vrai ; et pourtant j’ai eu très peu de retours de motards sur le livre ; et parmi ces retours certains étaient négatifs ! La moto c’est un truc sérieux, m’a-t-on dit. On ne fait pas n’importe quoi avec. Nous les motards, on est des gens sérieux. On est prudents, etc. Pourtant, il suffit d’aller sur le net pour repérer très vite les tarés de la vitesse et ce qu’ils font avec des machines qui vont toujours un peu plus vite.
En même temps je n’ai pas de regret car en me plaçant dans l’univers d’un motard, j’ai trouvé et travaillé ce que je cherchais : une certaine représentation de l’extérieur, donc du paysage. Le paysage est omniprésent et du coup, le livre dépasse les aspects un peu idiots dont on vient de parler. C’est vrai, les motos ça fait du bruit, ça pue, c’est moche… mais les motards sont aussi des gens des grands espaces. Tout ce que veut mon personnage, Anton, c’est sortir de la ville, du brouhaha social. Et dehors c’est enfin le Far West. La nuit, la vitesse pure, la solitude. Il va prendre le « chemin des crêtes », la Ligne bleue des Vosges — qui est aux dires de beaucoup l’une des plus belles routes du monde ! Et le paysage défile : la difficulté de décrire tout ça s’est alors présentée. Je ne pouvais pas décrire l’espace dans la vitesse, il me fallait donc donner la sensation de la vitesse pour tenter d’obtenir la sensation du paysage. La description est assez rapide, lapidaire. Prends l’exemple de la forêt : il fallait rendre l’impression qu’elle était partout autour (d’Anton, du lecteur) sans se permettre de freiner le récit.
Pour le personnage comme pour toi et moi, qui venons de la campagne, le paysage a toujours un sens. La montagne, la foret ou la mer, ce sont de vrais personnages. Dans la partie des Vosges où j’ai posé mon histoire, la désertification va avec le paysage. Des villages déserts avec des chats pelés et des routes qui rejoignent d’autres routes…
HS_ On peut se demander alors si ce personnage est un signe avant-coureur de la civilisation, un pionnier, ou si au contraire, c’est simplement un marginal.
SC_ Un pionnier marginal, bien sûr. L’inverse m’ennuie profondément. Un livre accompagne toujours un ou plusieurs autres livres. Derrière Carénage, il y a, entre autres, De si jolis chevaux, de Cormack Mc Carthy. Une sorte de faux Western où l’espace est tour à tour synonyme de souffrance ou de délivrance. Et des mômes qui fuient on ne sait trop quoi pour se rendre on ne sait trop où. Bon, les chevaux, c’était fait et bien fait. Il fallait donc trouver autre chose. De si jolies motos, mettons. La difficulté était alors de gommer les descriptions trop explicites au centaure, par exemple, parce qu’après on tombe vite dans le cliché. J’ai dû enlever au maximum les métaphores équestres. Le poor lonesome cow-boy, mutique sur sa monture, dans de grands paysages, c’était le pire des clichés !
Et chaque chose devient facilement un cliché si on ne se méfie pas. Les grandes étendues, le centaure, la mécanique, la mort de la moto (un peu comme dans Christine), le type à poil sous son blouson de cuir noir… mais je recherchais cette limite et quitte à m’en servir, j’ai tenté de jouer avec les clichés mais juste en les effleurant, comme s’ils me brûlaient les doigts… Peut-être n’ai je pas assez de recul pour ne pas voir qu’en réalité le livre est réellement truffé de clichés !
Et comment faire ? J’ai un personnage qui part seul toutes les nuits sur sa moto dans les forêts vosgiennes. J’ai tenté l’usage d’un langage poétique, comme un contraste avec le cuir et le tatouage, et j’ai recherché ici et là la précision d’un lexique purement mécanique, pour crédibiliser mon personnage et permettre de contrebalancer la métaphore équestre. A chaque fois je devais mélanger les ingrédients avec parcimonie, ça n’allait pas de soi. Autant chercher à rendre poétique un atelier de mécanique.
HS_ Un personnage qui ne fait pas cliché, qui est très beau et très important dans le livre, bien entendu, c’est Leen.
SC_ Leen représente vraiment un personnage-type de lycée. Une fille jolie, un peu romantique, un peu frimeuse, un peu seule aussi, qui va s’enticher du gars le moins accessible, le plus ténébreux, peut-être le plus dangereux parce que son rêve est une lubie. Une obsession. Celui que les autres filles n’auront pas, dit-elle. Mais c’est un piège qui se referme peu à peu sur elle et son seul désir, au fond, c’est d’avoir un mec « normal » à la maison. Quelqu’un qui veille sur elle. Mais Anton est impropre à cette vie-là. Et il s’enfuit la nuit sur sa bécane plutôt que de rester avec elle.
Ce qui me plaît dans cette idée-là, c’est ce qui fait la difficulté de vivre une passion, quelle qu’elle soit. Ce qui rend certaines personnes attirantes, ce qui les distingue des autres, c’est également ce qui les isole le plus. En cela, je trouve qu’il y a beaucoup de points communs entre un motard, un peintre, un boxeur, un musicien, un joueur d’échecs, un collectionneur de timbres ou… un écrivain.
D’un côté c’est chic que ton nom se retrouve sur la couverture d’un livre, mais d’un autre côté on doit supporter tes humeurs changeantes ou que tu écrives chaque jour jusqu’à cinq heures du matin… l’heure qu’Anton choisit pour sortir, précisément.
HS_ Tu ferais un rapprochement entre Anton et Sylvain Coher ?
SC_ Oui et non. Anton a un courage que je n’ai pas. C’est un jusqu’au-boutiste. Il y a des écrivains très ordonnés qui peuvent écrire tant d’heures par jour, un peu comme des artisans. Pour moi c’est compliqué. J’ai toujours peur de m’y mettre. Je retarde comme je peux. Je suis dans la lune. J’attends que ça vienne. Parfois je ne fais que ça et puis j’ai de longues périodes où je n’écris pas ; j’ai besoin de bouger tout le temps et je dois occuper mes mains, donc je fais des trucs plus manuels avec une truelle et du ciment par exemple. Ce qui pourrait faire une ressemblance, c’est le fait que j’écrive la nuit, lorsque tout le monde dort. Lorsque plus rien ne peut me distraire, pas même sur Facebook…
HS_ Pour revenir aux motards, si c’est une caste, elle semble très solidaire, et très codifiée, un peu comme les geeks.
SC_ Je ne sais pas exactement ce que sont les geeks. Mais comme pour toutes les castes, ceux qui en font partie la prennent toujours très au sérieux. La moto dit quelque chose du monde et de l’homme aussi. Il y a tout un code effectivement, parfois romantique, souvent symbolique. Un lexique, des proverbes, des revues, un réseau. Mais le motard est plus isolé aujourd’hui. La route est nettement plus policée, et surtout la représentation de l’évasion telle que la société la fantasme se retrouve davantage – pour la jeunesse notamment – dans l’usage des nouvelles technologies. Le motard me semble d’un autre temps, et je ne pense pas qu’il représente encore ce qu’il a pu représenter autrefois. Beaucoup de papys bien tranquilles ont une Harley briquée à la brosse à dent dans leur garage et dans les villes le scooter est roi pour le simple déplacement. Les valeurs un peu old-school du motard ne sont plus dans l’air du temps. Là je parle du loup solitaire, d’Easy rider… C’est pour ça que j’ai choisi une moto de vitesse : c’était le motard idéal, le dernier chevalier errant, celui qui accepte à regret de prendre un passager [Leen, qualifiée de passagère], car il sait que ça nuira à ses performances.
HS_ C’est pourtant une “vraie” histoire d’amour…
SC_ A l’emporte-pièce oui, mais quand même, faut bien l’avouer, c’est une histoire d’amour. Mais une histoire d’amour à trois où L’Elégante s’interpose entre Leen et Anton. Une relation anthropomorphique – comme dans Christine, encore, où la voiture est assimilée à une femme.
L’amour vient en plus. Ce qui m’a intéressé, formellement, c’est d’écrire sur la vitesse. Dans un monde qui célèbre la vitesse et qui toujours va plus vite, on bride de plus en plus ce qui roule ; la vitesse, magnifiée dans les années 70, est aujourd’hui un enjeu sociétal de sécurité. On ne verrait plus un film comme Un rendez-vous (1976), de Claude Lelouche, qui roule à tout allure avec sa voiture personnelle et sans doublage ni autorisations dans un Paris endormi…
Dans ces mêmes années, la jeunesse (les garçons notamment) avait un amour immodéré pour la chose mécanique ; on démontait les brêles, on les remontait à coups de marteau et avec trois cassées on vous en faisait une qui roule. Aujourd’hui, pour les jeunes, c’est super ringard. Les jeunes aujourd’hui ont plein de trucs à faire à l’intérieur de la maison. Les parents savent bien qu’il est vraiment difficile de mettre un ado dehors ! A l’époque (et pour Anton encore, et quelques autres sans doute), il n’y avait qu’une chose qui vous attirait : c’était aller dehors. Loin. Vite.
En Lorraine, comme dans nombre de campagnes françaises, c’est à dire loin des grandes villes, il n’y a toujours rien à faire (pas plus que dans les 70’s, du reste). C’est un peu La vie de Jésus (le très beau film de Bruno Dumont) au quotidien.
Anton joue bien aux jeux-vidéos, comme un jeune adulte d’aujourd’hui, mais je n’ai pas trop poussé de ce côté-là : il n’y joue que pour se rappeler son jouet grandeur nature. Il a un travail, un pensum pour passer le temps et il trépigne au bureau en n’attendant que le moment, juste avant que le monde ne s’éveille, où il va pouvoir chevaucher l’Elégante et rouler à toutes berzingues sur les routes des Vosges. C’est peut-être ce que je lui envie le plus !
Il n’y a que a que ça qui l’apaise, qui l’attire et le maintient en vie. C’est sa véritable passion. Et bien qu’étant avec Leen (ce qu’il accepte volontiers) et quoi qu’elle fasse pour le séduire ou le retenir, elle passera toujours après l’Elégante.
HS_ Tu parles de la campagne. Là aussi c’est un espace singulier, une échappatoire, un espace pratiquement vierge (je veux dire l’histoire n’aurait aucun sens si les virées étaient urbaines). Cet espace est fait pour le dehors, si j’ose dire. Et ce dehors est animé, vivant, il est plein de mouvements de bêtes, des chasses, des obstacles (des entraves) qui a tout instant peuvent survenir. C’est le dehors qui pulse…
SC_ J’oscille toute l’année entre mon bord de mer et Paris. Mais dès que j’en ai l’occasion, je retrouve la campagne. Le ciel, le vrai silence, la véritable nuit.
La nuit, c’est là que le dehors est le plus vrai. On ne peut le connaître qu’à la campagne, dans le vide apparent de la campagne. La respiration de la nuit, la lumière d’un bout de lune, le noir tout autour, les bruits de la nuit. C’est tout un univers fantastique qui me fascine, qui ravive les peurs d’enfants, celles des contes d’enfants. Les loups sont toujours dans les campagnes…
Un autre sentiment dans la nuit et le dehors, c’est d’avoir tous les sens aux aguets. J’adore rôder la nuit et me promener dans le noir — il faut imaginer des habitations sans aucune lumières extérieures sinon la lune ou les étoiles. Au bout de quelques années pourtant, tu finis par prendre un chien même si tu n’aimes pas ça, juste pour justifier de te retrouver comme ça : seul, dehors, la nuit. Et ta présence dehors, nuitamment, n’est pas toujours appréciée.
Dans ces conditions, on touche aux limites de ce monde, on est dans un entre-deux entre la fiction et le réel. Tout peut se passer. Tout peut arriver, tandis qu’il ne se passe jamais rien. La campagne est ce vide où tout est toujours envisageable.
HS_ J’insiste sur le dehors, car tu viens de dire que tout peut se passer dans ces conditions ; précisément : ne peut-on pas voir dans la nuit, dans le dehors béant un espace particulièrement riche et particulièrement ouvert à la fiction : un lieu, d’où surgissent les loups, les monstres, les histoires qui font peur, les ogres, bref tout le fondamental de la narration, la littérature même ?
SC_ Dans le roman, il y a répétition d’une seule et même nuit. Dans cette unique nuit (comme l’attestent les statuts Facebook de la Passagère) la narration fait revivre (via le rêve ou la mémoire) plusieurs nuits, toutes les autres nuits. Alors oui, cet espace de la nuit coïncide avec l’espace narratif. Quand le personnage s’arrête, avec la nuit (quand la nuit et Anton s’arrêtent) c’est un arrêt définitif. Mais en tout et pour tout, le livre débute deux heures avant l’accident et sa lecture dure environ deux heures. Il y a une correspondance entre le temps de la narration et le temps de la lecture. L’espace central, c’est celui du rêve ou du souvenir.
La nuit c’est également le temps du sommeil. Leen, qui ne dort pas, envoie ses posts régulièrement sur FB. Elle imagine le pire, elle sait qu’il adviendra. Le temps du sommeil c’est celui de la terreur de l’accident, pour ce motard comme pour l’automobiliste ou le simple piéton. C’est là aussi que s’ouvrent les portes des limbes, les morts, les bêtes, les monstres et les fantômes que nous côtoyons.
C’est le temps figé « entre le pont et de l’eau ». Cette temporalité du curé d’Ars (1786-1859) qui est une magnifique suspension. Questionné par le parent d’un chrétien qui venait de se suicider, le Saint Curé dit : « Entre le pont et l’eau, il a eu le temps de se tourner vers la miséricorde de Dieu ». J’adore cette phrase ! Elle était prête à l’emploi ; il suffisait simplement de virer la « miséricorde de Dieu », qui gâchait un peu la fête. Et le tour était joué.
Reste cette idée de temps suspendu, comme une chance de plus. Ceux qui ont déjà eu un accident de voiture me comprendront. Entre le blocage des roues et l’impact, il peut n’y avoir que cent mètres et quelques secondes, quelques secondes à peine et pourtant ce temps minuscule vous semble infini. Quelque chose s’ouvre ici, d’essentiel. C’est ce moment-là qui m’a intéressé, c’est aussi le moment de l’irrémédiable et de ce que l’on nomme idiotement « les comportements à risque », pour les ados. Ce moment où tu vas te faire du mal pour chercher du mieux, c’est un temps subitement très différent, à la fois très court et très long.
Cela m’évoque également la verticalité de la chute. La vitesse est représentée comme ça, entre le pont et l’eau : comme une bille jetée d’un pont. En voiture, la vitesse est nettement une sensation horizontale. En moto, à cause de la proximité du dehors et de la vitesse, du risque encouru, c’est plus évidemment une chute. La moto est un sport vertical.
Tu connais Hors saison [qui reparaît chez Babel], c’est le premier livre que j’ai écrit et c’est celui qui est le plus proche de celui-ci. Ces deux livres se répondent à presque vingt ans d’intervalle, et pour moi ce sont des faux jumeaux. Dans Hors saison, le personnage central, Solenn, est une jeune fille morte qui n’arrive pas à tomber, ni à renaître. Un autre personnage, presque identique, à la frange près, vit ainsi avec le fantôme de Solenn, dans cet espace-temps de la suspension. C’est le revers de l’histoire d’Anton. Solenn peut revenir, mais à l’envers. Quand tu es entre le pont et l’eau, tu es dans cette immédiate éternité.
HS_ Un motif narratif récurrent, c’est l’hirondelle, qui représente à la fois la vitesse, mais aussi, je trouve, des oiseaux qui reviennent, qui reviennent toujours au nid. Est-ce qu’Anton ne tourne pas un peu en rond ? De plus l’hirondelle indique le présage chez les Anciens…
Dans Hors saison toujours, il y avait une mallette… on ne sait pas, on ne saura jamais ce qu’elle contenait. Et ici l’hirondelle est une sorte de mallette un peu mystérieuse. C’est un ingrédient de roman policier, ni plus ni moins. C’est aussi un vrai moteur d’écriture, pour moi, ce mélange des genres. L’entre-genre, mettons. C’est aussi très stimulant pour la lecture, ce fameux « présage » (bon ou mauvais). Le cerveau est toujours stimulé par des interrogations, quelles qu’elles soient. Et les hirondelles, dans Carénage, ce sont également les deux frères ennemis (Anton et Arman), mais c’est vraiment la plus simple explication. Personnellement, je préfère l’idée d’un oiseau mort qui serait transmis des mains d’un fantôme aux mains du mourant. Puisqu’on ne sait pas ce qui est réel, vécu ou pas.
Et puis je n’aime pas tout expliquer. Et je ne dispose pas non plus de toutes les solutions, souvent parce que j’ai la flemme de me poser des questions sur les pourquoi et les comment de l’histoire. Par dessus tout, je crois à ce que dit Bernard Shaw à la fin de son Pygmalion : pourquoi vous faudrait-il une fin, une explication, etc. Mon livre se termine simplement sur la victoire de Leen. C’est elle qui gagne à la fin. Pour l’amour, contre la machine, presque malgré-elle (ce dernier point reste une hypothèse). C’est elle qui leur survit, à tous les deux. C’est elle qui obtient Anton. Anton mort mais Anton quand même. Et c’est Leen qui triomphe enfin, sans mauvais jeu de mot, bien sûr.
HS_ Au point qu’on peut se demander si Anton n’est pas déjà mort — dès le début du récit.
SC_ C’est tout à fait possible.
Au départ, tout ceci ne prenait que trois lignes. Le propos du livre c’est d’abord un banal accident. L’histoire n’est que l’histoire d’un accident d’un jeune à moto, comme on en lit dans tous les journaux à longueur d’années. Le reste n’est que bricolage et fantasmes déraisonnables. Le reste est écriture, littérature qui s’agrège et qui fait apparaître des fantômes et des monstres.
Ce qui fait que je n’éprouve aucune gêne à dire que mon héros meurt à la fin, ou qu’il est déjà mort dans le livre. A quoi bon le cacher ?
Il y a les traces, évoquées au début : on peut tout à fait imaginer que Leen vit avec Arman et avec le souvenir d’Anton. Elle le poursuit, le désire, comme si tout était irréel.
HS_ C’est le caractère taiseux d’Anton qui frappe également, comme si ce dehors auquel il se voue, sauvage, vierge, n’était pas communicable, ne souffrait aucun mot — silence que pourtant il t’a fallu rendre. Je me demandais aussi si ce silence n’était pas celui du fantôme qu’il peut être ou de la machine qu’il aspire à devenir.
SC_ J’avais simplement envie d’un personnage silencieux. C’était un tout petit défi personnel, d’opposer un personnage silencieux à une prose plutôt bavarde et poétique. Car mon écriture peut facilement devenir bavarde ! Et d’autre part il y a la difficulté pour moi d’écrire des dialogues trop poussés. Anton devait être silencieux et cela me permettait également d’aller plus sur les descriptions, de me focaliser sur la vitesse et le paysage, etc. Et puis le silence collait effectivement à l’étendue, aux paysages et à la nuit.
Dans l’écriture, dans la littérature, je me sens proche du baroque, voire du kitsch et bien moins du factuel. Je choisis les thèmes et les formules comme on chine dans un grand marché aux puces. L’hirondelle, la moto, je suis simplement allé les chercher au pied de chez moi, lorsque j’habitais en Lorraine.
J’ai longuement hésité sur le monologue intérieur. Est-ce qu’Anton devait être le narrateur ? Ce n’était pas possible. Son « imaginaire » me semblait plus fade que celui de Leen, quelque part, mais je n’avais pas non plus envie que celle-ci porte à elle seule tout le récit. Du coup, j’ai choisi d’écrire du ciel (la formule est de Michon, je crois), c’est à dire de nulle part et de partout à la fois, et la voix qui porte le récit est autant celle d’Anton que celle de Leen. (Ni vu ni connu…)
HS_ Tu parles d’entregenre : est-ce que tu es influencé par d’autres genres, justement, que le récit ou le roman typiques ?
SC_ Je lis principalement de la poésie contemporaine, le roman m’ennuie souvent, son piétinement, ses émois qui sont rarement les miens… (Il y a quand même d’énormes exceptions, hein !) Je lis aussi des polars, du roman noir. Ce qui m’intéresse c’est la rencontre, les montages… Ce fameux « entregenre », pour moi, c’est lorsque la poésie fait naître mille histoires et lorsque le roman se met à faire sonner ses phrases comme s’il s’agissait d’un instrument. La première fois que j’ai lu Faulkner j’avais des frissons sur les bras, tu vois ? C’est l’idéal absolu, le frisson : c’est ce que je cherche à chaque page dans mes lectures. La poésie produit du désordre, et le roman, lui, en revanche, ordonne. (Il y avait une vidéo d’Oliver Rohe, sur le net, où il exprimait cela très bien.) Mon petit rêve à moi, c’est de réussir à mettre du désordre dans un roman apparemment bien rangé. C’est loin d’être évident. Mais ça permet d’écrire encore.
HS_ Parlons vitesse, justement. C’est un thème du livre, à l’intérieur du livre, mais c’est aussi sa lecture, qui est brève.
C’est le besoin de vitesse propre à notre monde. Nous sommes en 2011, et on va vite. La littérature qui piétine à longueur de pages, ça m’emmerde assez vite. J’ai également besoin que ça aille vite. Des gens m’ont dit : “Je l’ai lu en trois heures, Carénage”. Ça me convient, y compris pour ce qu’on a dit auparavant du temps de la narration et de la lecture. Et tant mieux si on saute quelques lignes.
HS_ Ça m’évoque la fin du chœur des habitants et l’excellent et final « finissez d’entrer ».
Pour le chœur, j’ai menée une petite recherche sur le patois lorrain, et sur les dictons que j’ai pu trouver. « La clef dont on se sert est toujours celle qui brille », c’est vraiment magnifique, non ? J’avais besoin à cet endroit d’une espèce de sagesse un peu déconnectée. Un truc à la fois compréhensible et décalé, sans pour autant jouer à l’imitateur rural, ce dont je ne serais pas capable.
Pour moi la clef du livre est dans cette idée : qu’est-ce qu’un comportement à risque ? C’est devenu un leitmotiv ces dix dernières années, alors même que l’objet de transgression s’est déplacé. Les jeunes et leurs fameux comportements à risque, qui te font penser que si tu donnes une cuiller à un jeune, il finira bien par se la planter dans l’œil ! Avant c’était la bagnole et ses accidents, puis ça a été le SIDA et les pratiques sexuelles que la bonne morale conspue. Depuis quelques années c’est devenu internet et aujourd’hui ça devient la peur de manger du bisphénol ou des antibiotiques. Anton veut juste vivre un peu plus, frôler la limite, cette fameuse limite qu’il ne faut jamais franchir… Et ce faisant il accepte l’idée de la mort brutale, de l’accident. Oui, ça peut mal tourner. C’est dans ce frisson même de la limite qu’il prend du plaisir, et c’est presque un plaisir amoureux, très intense. Personnellement, j’arrive à comprendre ça.
Avant l’accident, juste avant l’accident, il exagère. Il va trop loin (et il le sait) non pas forcément pour mourir, simplement pour aller plus loin, pour voir toujours plus loin. Voilà Anton : c’est un comportement à risque ambulant. Pour se dépasser, il doit toujours trouver un plaisir supérieur au précédent. Comme un banal actionnaire d’entreprise, finalement : toujours un peu plus, quitte à tout casser…
HS_ Se réaliser ?
SC_ En un sens, oui. Vivre plus. Travailler moins. Ce qui terrifie Anton c’est la solution, le bonheur qu’on lui propose c’est pire qu’une pierre tombale. Cela ne lui convient pas du tout. On peut le comprendre. Le bureau dans lequel je l’ai cruellement mis, auprès de cette Madame Edward qu’il me semble avoir croisé tant de fois, je n’en voudrais pas non plus…
HS_ Pourtant dans la scène finale, le personnage principal est bien Leen ?
SC_ La scène d’amour a été la plus difficile à écrire, non pour ce qui est du propos ou de la langue, mais pour l’impossible justesse des mots. Il fallait que ce soit ni vulgaire, ni macabre. Pour Leen, Anton n’est pas complètement mort, il est juste un peu moins vivant… Alors que ce type n’aura vécu que pour sa moto, cette fille qui l’aime va finalement le modeler pour elle-même, dans une scène d’amour qui est une révélation, l’épiphanie. C’est aussi une scène d’amour initiale, comme une première fois : il est gauche, elle le guide. C’est lent, laborieux mais doux. Du moins je l’espère pour eux…
HS_ Je répète souvent que ce qui importe dans l’écriture c’est l’entre-deux. J’ai été très content quand tu as parlé d’entregenre (on a ses petits orgueils). Cette scène d’amour marque pour moi l’investissement d’un espace pure-fiction que généralement on ne veut pas affronter, cette partie de réel qui nous échappe toujours. Et que le roman doit justement aller chercher, visiter, habiter, occuper.
SC_ La scène de l’accident se devait d’être bien avant la fin, elle ne pouvait pas conclure le livre. Le lecteur ingénu ou pressé n’attend qu’une scène romanesque d’accident, avec la mort, avec la souffrance, etc. Or j’avais besoin d’une scène finale qui déplace l’intérêt du livre vers cet entre-deux, et j’ai imaginé cette scène inespérée. Une scène d’amour finale. J’ai bien essayé de la déplacer, la scène de l’accident, mais cette scène d’amour était comme coupée, isolée et perdait tout son caractère… d’irradiation. C’est la raison pour laquelle le chœur des villageois se trouve au milieu, c’est lui qui fait l’articulation entre les autres scènes, celle de la mort, celle de l’amour.
En février dernier, j’ai essayé (le livre a été imprimé en mai !) d’écrire d’autres fins sur les épreuves. En vain. Pourtant j’aime bien les constructions symétriques dans les chapitres et ici le dernier est très court. Tant pis. Au moins, comme ça je dispose de plein de fins qui ne fonctionnent pas. Et seule cette construction “marchait” selon moi.
HS_ Une question sur les œuvres dont il est question dans le livre : les films ; on a parlé de Christine et de Stephen King, de Duel, Easy Rider, etc.
SC_ J’ai sciemment évacué d’entrée toutes ces références en les citant, pour passer à autre chose… alors passons à autre chose !
HS_ Pourtant il y a un livre et un film dont on ne trouve pas trace…
SC_ Tu ne vas pas me sortir Crash ?
HS_ Eh bien… justement, si, où est Crash ?
SC_ Tu peux chercher, il n’y est pas. Et je n’aime ni le livre ni le film. Si je pouvais me permettre d’être complaisant par rapport à l’imaginaire du danger, de la vitesse et de la mécanique, je ne voulais aucune complaisance par rapport à la mort elle-même. Leen est une véritable amoureuse et Anton est un vrai motard. Il est équipé comme pour un voyage en jet et il a une hyper perception du danger. Il a intégré l’idée de la mort comme son armure de motard. Mais il ne nourrit aucun idéal macabre du tout. Il est dans le défi. Il est très conscient du jeu dangereux auquel il joue (et il joue souvent, comme on le voit avec la scène de la roulette russe). On peut le voir comme un fantôme, on peut virer sur le fantastique ou l’étrange si on veut. Mais pas sur le macabre, comme Crash. Ça ne m’intéressait pas. Il faut vivre avec la conscience du risque, pas simplement la complaisance de le savoir là.
…/…
Après que le soleil eut fini de balayer le square, nous nous sommes levés ; satisfaits de cet échange. En retournant vers le métro, je me suis soudain rappelé d’une question que j’aurais voulu lui poser.
HS_ Ah, et une musique, une musique qui t’a accompagné dans ce livre. J’imagine pas Born to be wild ou Highway 61 ?
SC_ Tu ne le diras pas aux lecteurs d’HS, n’est-ce pas ?
Mat Hild, sous son habile pseudonyme (elle est enseignante et éditrice), est une observatrice avisée de la petite communauté de Facebook. Son regard est perçant, parfois cinglant, jamais amer, toujours juste. On se régale, on se retrouve, à la lecture de ces portraits, de cette typologie des utilisateurs de Facebook.
Les “Facebook touches” ont tellement bien fonctionné sur Hors-Sol que Mat Hild a eu la chance de les publier en recueil. On ne saurait trop conseiller ce volume, préfacé, excusez du peu, par Claro.
Est-Est-Est. Glaive indomptable.
Gracier la musaraigne — délester la Gueuse. Orant.
GI
Frimas. Du jour au lendemain, la saison a tourné. Mais trop tôt. Les hommes l’ont ressenti. S’en sont plaints. Mais que faire ? Je n’ai pas le pouvoir d’accéder aux cœurs. Je n’ai pas le pouvoir d’accrocher les cieux. Leurs souhaits sont vains. Il faudrait une requête à l’ordre/l’autorité, au Général Luimeme. Je ne suis que le messager, le modeste nocher de la nuit, du feu et du fer. Je ne suis que traducteur et toujours menacé de tradicteur.
Le dernier câble est toujours plus trouble que le précédent. J’ai fait prendre toutes les dispositions pour abreuver les hommes, signe d’un prochain massacre. Tout s’explique, leurs bouches offertes au sang ; leurs veuves ; l’espoir lié dans la mission. Sauve la musaraigne = boire boire boire, à s’en faire péter la peur, à s’en découdre le cœur et avancer, sous la merde qui tombe, sur la merde qu’on piétine, à travers la merde en flottement, la purée de pois, les corps déchiquetés, les bois brisés, les bêtes agonisantes et la pluie et les balles.
Boire boire boire parce que comme ça ce n’est plus un visage ou une main, mais tous les cauchemars prennent corps dans le combat. Boire boire boire.
Je connais le Livre des Codes, le revers secret des pages dissimulé dans nos Code canonique, Code de la Guerre, Code de la guerre civile, Code de la guerre de sécession, Code des armes, Code de la l’occupation et Code du terrorisme, et toutes leurs annexes comme le Guide de la guerre bactériologique, Le recueil des tortures, ou celui De la propagande.
Je prends la musaraigne entre mes doigts, son symbole éclair, son pelage qu’on mangerait, et à son évocation, et aux mouvements qu’elle impulse : orientation, et manœuvres et stratégie. Je ne perçois pourtant pas très bien encore pourtant le lien avec les autres instructions. Se peut-il que j’aie mal cerné les mots ? Se pourrait-il que la chaîne se rompe ? Se pourrait-il que le messager se soit trompé de destinataire ? Et si c’était un piège tendu par leurs araignées ?
Boire boire boire. Diluer l’angoisse dans la bouteille, diluer aussi le nom, et la parole. Ne plus avoir que des bêtes, rompues au, assoiffées de, revanchardes.
L’assaut à ce prix l’assaut à ce prix l’assaut à ce prix.
Que le mal devienne vengeance boire boire boire. Et la lâcheté résistance.
Verso d’emballage de caramel. Une astuce. Un jeu de mots, une blague. Sphinge dératée, réduite à fils de cuivre et potards fragiles et porcelaines, comme les des dents polies et brillantes dans la boue, pose ta question, venue des limbes, des sous-sols de l’histoire et dis-nous tout, dis-nous ce qu’on doit faire, et nous ferons, nous exécuterons tes ordres, pas de messager moins zélé, pas de mercure moins performatif, ordonne et j’obéis.
Sphinge de farce et attrapes, tirage au sort à la Foire du Trône. Mauvaise pioche. Combats. Front.
Je n’ai pas d’autre choix que de répondre. Répondre est ma mission. Répondre est opérer le calcul, accomplir le jeu. Je suis aux ordres.
& Réponse est mon nom. Même si je ne saisis pas tout, je suis tradicteur, aussi, traducteur, j’en saisis assez, le message est plus condensé au centre, les marges sont négligeables, pense à la frappe d’un obus, on ne vise jamais à coté de sa cible, on ne pisse pas à côté du trou. Les dommages collatéraux sont nécessaires. C’est l’état de guerre. C’est la mobilisation générale. Je ne suis pas ici pour plaisanter.
Réponse est mon nom. Qu’on leur serve du vin blanc.
Mission sp76jugi999 “Rosée profonde”
Rentrer. Promouvoir la rosée en instance, coopter la luciole, dépiauter du km.
GI
1er décryptage : le ventre La nuit est longue et le régiment affamé. GI pris de nouveau dans une guerre dont on ne connaît pas le nom. Les hommes ont faim. GI blêmit de les voir chétifs. La culpabilité est un ver solitaire, y mettre un terme serait aisé mais les ordres attendus ne viennent pas.
Non loin, ils le savent tous, il y a l’Auberge Bleue, l’aubergiste aux yeux rieurs, la natte repliée sur son front, les yeux si clairs qu’on pourrait croire qu’ils luiront dans la nuit.
Non loin – de l’autre côté d’une ligne de front, à moins d’un kilomètre, des vivres pour des jours. Gi dans la nuit reçoit du siège central un message en langue étrangère, le traducteur délire tant il est affamé. L’enjeu : s’ériger en maître de l’aube. Je répète : s’ériger en maître de l’eau. Variante : s’ériger en maître du lot. On sait de source fraîche que l’auberge bleue reçut en ces jours décisifs approvisionnement de victuailles, charcuteries, lait frais. La femme aux yeux très clairs acceptera d’en livrer bonne part. Un homme, à l’aube, s’il est assez vif, saura pénétrer en camp adverse, et on ne remarquera pas plus sa présence parmi les autres hommes que celle d’une goutte de rosée sur une herbe sèche, l’instant d’avant. A l’aube encore, ses yeux si clairs seront surcroît de lumière, d’une main experte elle puise dans le stock et remplit le sac de l’émissaire de chapelet de saucisses. Pour des raisons qui lui appartiennent, trahir n’est pas trahir
2ème interprétation : le cœur Ma petite clarté, mon ange, ma destinée. Les eaux montent. Je souffre de n’avoir pour toi que ces mots de deuxième main, quand tu attendrais peut-être l’une de ces longues lettres que les voies officielles ne me permettent de destiner qu’à mon épouse, mais je sais qu’au moins ces pauvres messages te parviennent, et que tu sauras réécrire, dans tes longues nuits solitaires à la flamme d’une bougie secrète, le message originel que je n’ai pu former de ma main. Je sais, que mon cœur parle au tien. Je ne rentrerai pas avant longtemps, ici la faim fait rage et les hommes n’en peuvent plus de marcher. Ma bien-aimée, ma lumière. Lorsque nous nous verrons, c’est toi que je dévorerai.
N’oublie pas, je t’en prie, de transmettre après l’avoir lu ce message à Qui De Droit. Toi qui as bien voulu m’initier, aux mystères verticaux. T’écrire est déjà Lui écrire.
3ème lecture : l’œil Cette lumière qui m’aveugle est ta présence et ton absence est ta présence et ton absence et ta présence est ton absence et ta présence. Au loin ventre de la distance incomptée en rose dont le cœur est distinct de son centre lumière ô petite clarté pénétrer en ton nom j’entends la rose et la rosie et tu écartes mon cœur et entre mes deux yeux j’y perçois un parfum au seuil-seuil qui me tue te conquérir enfin rentrer en ta présence et clore-pororter le souffle asphyxie pleine priczme tranchant tu épétales ma roseur mon sang-sève madé chihure de l’œilpeau quatre et clore essaimer rôtisme de lalu-noyée cination ra sept et douze au multiple coproi. tiocipiette bouffe-bouffe au digénérer – râle. stanza-stanza-stanza-
Né à Paris en 1968, Jérôme Ferrari, après avoir été, durant quatre ans, professeur de philosophie au lycée international d’Alger, vit actuellement en Corse, où il enseigne depuis 2007. Chez Actes Sud, il a publié trois romans : Dans le secret (2007 ; Babel, 2010), Balco Atlantico (2008) et Un dieu un animal (2009).
Hors-Sol s’est entretenu avec Jérôme Ferrari à l’occasion de la sortie de son dernier roman Où j’ai laissé mon âme, publié en 2010 chez Actes Sud. Il nous lit également quelques pages ici.
1957. A Alger, le capitaine André Degorce retrouve le lieutenant Horace Andreani, avec lequel il a affronté l’horreur des combats puis de la détention en Indochine. Désormais les prisonniers passent des mains de Degorce à celles d’Andreani, d’un tortionnaire à l’autre : les victimes sont devenues bourreaux. Si Andreani assume pleinement ce nouveau statut, Degorce, dépossédé de lui-même, ne trouve l’apaisement qu’auprès de Tahar, commandant de l’ALN, retenu dans une cellule qui prend des allures de confessionnal où le geôlier se livre à son prisonnier. Sur une scène désolée, fouettée par le vent, le sable et le sang, dans l’humidité des caves algéroises où des bourreaux se rassemblent autour des corps nus, Jérôme Ferrari, à travers trois personnages réunis par les injonctions de l’Histoire dans une douleur qui n’a, pour aucun d’eux, ni le même visage ni le même langage, trace, par-delà le bien et le mal, un incandescent chemin d’écriture vers l’impossible vérité de l’homme dès lors que l’enfer s’invite sur terre.
Le 5 mai 2011, Jérôme Ferrari nous accordait un entretien pour son roman Où j’ai laissé mon âme dans le cadre d’une série sur les romans de 2010 qui nous ont marqués. C’est dans le salon de son hôtel que nous décortiquons ce grand texte sur la culpabilité et la complexité de l’histoire, et puis aussi sur l’Algérie.