Nous ouvrons l’année avec Clémence Dumper., que nous retrouvons. Née à Nîmes en 1978, formation de Lettres Classiques, enseignement, et écriture quotidienne. Après avoir vécu à Porto, Milan et Nîmes, elle vit désormais à Budapest, en Hongrie, où elle se consacre essentiellement à l’écriture. Après des débuts littéraires dans des revues comme Rouge Déclic ou des festivals comme celui de Mouans-Sartoux ; elle a publié son premier roman, Débandade, aux éditions Philippe Rey, en 2014.
“Ah! Si seulement tu pouvais entendre, parler, et me dire où il se dérobe à ma force! Aussitôt sa cervelle écrasée coulerait çà et là dans la caverne, et mon cœur se consolerait des maux que m’a faits ce misérable Personne!”
Homère, Odyssée
Il a deux yeux, comme vous et moi, et il ne semble en avoir qu’un tant sa vision du monde est monotone, monocorde, sans autre possibilité que ce lui seul pense. Et il pense assez peu. Et il pense assez mal. Toujours dans un seul sens, unique et invariable. Fermé pourrait-on dire.
Les pensées de Paul Iphème se limitent à trois éléments: la violence, la paranoïa, la haine, sainte trinité absurde d’un esprit limité.
Paul est un homme, et se rapproche pourtant d’un animal, basique, qui ne réfléchit pas, qui ne tolère pas l’autre, en a peur, et qui refuse d’agir autrement que selon les règles que lui-même s’édicte.
Le monde tourne, certes, mais il ne tourne pas comme Paul le voudrait. Le monde tourne mal, donc, à ses yeux – à son œil dirons-nous. Paul ne supporte pas ce que les autres affublent du nom inique de MODERNITE.
Paul ne supporte pas la façon dont le monde tourne. Paul supporte peu de choses finalement et se retrouve, la plupart du temps, assez seul.
Paul aurait pu être un très bon dictateur. Paul aurait pu être un très bon “débatteur” dont est friande de nos jours la société.
Pour lui qui n’a qu’un œil dans sa tête, le monde ne devrait fonctionner que par binarité. Les races sont inégales. Les sexes sont inégaux. La force et la faiblesse jamais ne se rejoignent. On ne peut être que dans un camp. La nuance est une absurdité handicapante, presque autant que la tolérance, qui mène, d’après lui, l’être humain à sa perte.
Paul ne supporte pas l’altérité. L’autre, cela n’existe pas pour lui, cela ne mérite pas d’exister ou – il sait se montrer magnanime – cela doit rester, simplement, à sa place.
La société va mal, Paul le pense très fort, Paul le pense très mal. Tous ces étrangers qui arrivent, à ses yeux, ne sont personne. Toutes ces nouvelles lois, qui autorisent la décadence, le mariage entre deux sexes identiques, l’adoption par les couples contre nature, tout cela n’existerait certainement pas dans un monde dirigé par Paul. L’avortement, la parité, la procréation médicalement assistée: tout dans le même sac, tout à gerber, à lui faire faire des cauchemars dans ses nuits solitaires.
Le divorce, déjà, il était plutôt contre. Car on ne défait pas ce qui a été noué. Cette théorie rejoint sa vision de l’étranger: quand un peuple existe depuis des siècles, il n’est pas bon que d’autres sangs viennent le diluer.
Qu’ils restent chez eux, même s’ils y meurent? Oui, trois fois oui, car c’est ce que Paul appelle le destin. On ne fuit pas son peuple. On honore son peuple. On ne le mélange pas à d’autres qui viendraient faire tourner autrement un mode de vie durement établi !
Paul hait les étrangers, déteste les pédés, méprise les femmes et conchie les nouveaux penseurs qui rêvent – les cons ! d’une société égalitaire. L’égalité, c’est bon pour les bobos. Le cerveau de Paul, finalement, s’apparente à un petit pois hargneux.
Paul se sent incompris. Forcément. Paul se sent en avance sur son temps, ou bien d’une autre époque, d’un âge d’or où l’homme, le vrai, n’avait pas peur d’en être un. Il se pense trop intelligent. Il se pense maudit, entouré d’incapables qui ne comprennent rien.
Paul n’est pas dictateur – il aimerait. Paul n’est pas chroniqueur télé – il adorerait.
Non, Paul n’est rien. Une masse de chair, de muscles et d’ignorance.
Il rumine devant sa télé. Il râle contre tout. Il change de trottoir lorsqu’il croise un arabe, le jour. Le jour car, la nuit, Paul devient tout puissant, il sort en ville et déambule sans but. Sa stature imposante le protège. Il en est fier.
Paul erre dans les bars. Il boit. Beaucoup. Il aime s’enivrer de bon vin bien français (il a découvert, il y a peu, horrifié, l’existence inepte de vins australiens). Il boit jusqu’à plus soif et, une fois qu’il est bien saoul, Paul Iphème va traîner dans différents quartiers, pour casser du pédé ou de l’arabe, ou tout ce qui ressemble de près ou de loin à un autre.
Il toise ceux qu’il croise, ces êtres décadents qui hantent, la nuit, les grandes villes en perdition.
Et, de temps en temps, il parle à un de ces êtres – improbable rencontre entre un intolérant ivre et une âme perdue. La discussion s’engage, la nuit, bien plus facilement, comme si l’ombre facilitait le dialogue entre langues étrangères. Il s’engrène tout seul – l’alcool aide bien les choses. Il
commence à crier et une cruauté animale se faufile dans ses veines. Il est pourtant un homme. Un monstre tout autant.
Paul est ce que l’humanité peut pousser le plus loin dans l’inculte barbarie.
Il est en somme la bête qui repose en chacun d’entre nous. Chez lui, la bête est vive.
Ces êtres à qui il parle, la nuit, dans les rues de la ville, il finit par les tabasser. Poings, tête, dents: tout son être devient arme. De son pied à la force décuplée par la fureur, il écrase des mâchoires inconnues contre le bitume. Il aime les craquements que font les os brisés. Il aime l’odeur du sang, impur, qui coule de leurs blessures. Il massacre, il étouffe, avec sur les lèvres un sourire satisfait. Oh! Qu’il aime ça! Vraiment! Dans ces moments obscurs, il se sent compris – par lui seul.
Il arrive parfois que la victime meure. Face écrasée. Souffle coupé. Alors, sans vraiment être maître de ses gestes, de ses pulsions, Paul s’agenouille lentement et commence à croquer dans le corps mort.
Il faut voir son visage alors, son menton plein de sang, ses dents qui poignardent ardemment la chair encore chaude. Il faut voir son regard, ses deux yeux fous habités d’une lumière que seule la sauvagerie peut faire luire ainsi. Il est tout sauf humain. Il est une bête haineuse dont la soif de
suprématie ne s’étanche jamais. Il est le loup vorace, la hyène furieuse, chimère aux multiples pelages que plus rien ne raisonne. Bouffer l’autre, car l’autre ne doit pas exister. Scène crépusculaire, cannibalisme urbain.
Puis il rentre chez lui, repus. Il s’endort tranquillement, rêvant d’un monde meilleur, régi par ses seuls codes, heureux et soulagé d’avoir ôté de la surface de la terre un nuisible, un être infâme. Rien de religieux. Rien de philosophique, vraiment. Une pensée unique, qui est tout sauf pensée.
Paul ferme ses deux yeux. On pourrait dire, tant est obtuse sa vision, qu’il n’en a pourtant qu’un. L’œil de Paul n’est peut-être que le reflet douteux du pire que nous portons, chacun, en notre sein. Un œil rond comme le monde. Qu’il serait bon, un jour, de crever violemment.