Jolyon Derfeuil
Né à Angers en 1971, Jolyon Derfeuil a découvert la poésie à l’adolescence, au sein de l’atelier théâtre de son lycée, reprenant des textes de Raymond Queneau pour les jouer sur scène. Il découvre aussi dans la foulée Pierre Reverdy, Antonin Artaud, les poètes surréalistes, Baudelaire, etc. Puis il enchaîne avec des études de comptabilité qui ne mènent nulle part, le service militaire et quantités de petits boulots avant de faire une fac de lettres d’où il ressort avec une licence de lettres modernes. La suite de son parcours s’illustre dans l’associatif, l’écriture de scénarios, la réalisation de courts métrages sans pour autant délaisser la poésie. Il anime entre autres des émissions de radio consacrées au slam et au cinéma sur la radio angevine alternative « Radio G » et fait des improvisations poétiques en direct dans une autre émission dédiée au Free jazz.
Combien de temps, combien d’années peut-on passer à épuiser le sens d’un film à travers le prisme d’une fascination toujours renouvelée? Un film démesuré mais qui fait paradoxalement oeuvre intime à l’intérieur de soi comme peu de films savent le faire… La question se pose obstinément face à l’incroyable expérience cinégénique que représente « Apocalypse Now » depuis quarante ans. Et cette nouvelle vision du film en 4K, intitulé « Final Cut » (une version « Redux » en moins longue) prolonge la question, l’admiration surtout… Objet aux multiples lectures, le film de Francis Ford Coppola reste son entreprise la plus périlleuse, puisqu’elle consacre les digressions existentielles d’un auteur dans un environnement de superproduction hollywoodienne dont la fabrication bascula dans le chaos. A travers le genre envisagé, le film de guerre contemporain, “Apocalypse Now” déroule sa trame le temps d’un long périple cathartique. A l’origine, il a fallu que le roman de Joseph Conrad, “Heart of Darkness”, soit le matériau premier sur lequel travaillèrent successivement Georges Lucas, John Milius et Coppola dont l’idée centrale fut de transposer l’action dans la guerre du Vietnam, le trauma générationnel de l’Amérique des années 60/70. C’est toute l’alchimie du film, cet arrière plan historique en phase avec cette remontée du fleuve Nung effectuée par un militaire chevronné à qui on commande d’aller mettre fin à un haut-gradé, le colonel Kurtz. L’absurdité de cette mission résonne en écho avec l’absurdité du conflit de l’époque. De là, les mises en abyme ne manquent pas.
Le tournage du film porta sa propre guerre, on le sait, au point d’être devenu mythique. Ce qui ajoute (parfois excessivement) à la côte d’amour du film, sachant qu’il a failli ne pas aboutir, rester du domaine de l’impossible et du fantasme. Coppola du se battre avec lui même, frôlant le suicide et marinant dans la dépression nerveuse. Le réalisateur du “Parrain” et de “Conversation secrète” survit néanmoins et finit par donner une dimension métaphysique à ce projet à travers deux thématiques : celle du l’illusion du spectacle (l’attaque des hélicos au son de Wagner, Kilgore et ses cartes de la mort, le show des playmates…) et celle du retour à la nature, au rituel (l’arrivée du tigre, le sacrifice du boeuf sacré, la mort de Kurtz, l’omniprésence de flèches, de machettes, etc…). La transition entre les deux idées se faisant lors de la séquence du pont de Do Lung, avec ces allures de fête foraine de fin du monde ou soldats américains et vietnamiens se combattent à l’aveugle…
Par le biais d’une mise en scène inspirée qui matérialise la logistique insensée de la guerre et les visions cauchemardesques d’un périple surhumain, Coppola nous montre que la vraie nature de l’homme est sauvage, sans aucune notion de bien ou de mal, et que c’est la seule qui se rapproche de sa vérité propre et de l’horreur « dont il faut se faire une amie ». A ce titre, l’histoire des bras coupés raconté par Kurtz est autant révélatrice que fondamentale à cause de ce que cela a signifié personnellement pour lui ; c’est littéralement le coeur philosophique du film, qui accrédite parfaitement son projet et le rend d’autant plus probant et puissant…
Justement, une des constantes d’« Apocalypse Now », quand on y revient, c’est la force d’identification qu’on se découvre, d’abord avec le personnage du capitaine Willard, (brillamment interprété par Martin Sheen) auquel s’additionne parfaitement son monologue mental. Jamais personnage et voix off n’ont été à ce point liés sur un écran pour rendre parfaitement les émotions d’un homme endurci mais déstabilisé par la mission ultime… Quant à Marlon Brando en colonel Kurtz, il trouve-là son dernier grand rôle, improvisant plus ou moins un édifiant poète guerrier à la fois cruel et tribal, qui passe son temps à lire ou à méditer, tapi dans les ombres de son repaire… De ce fait, tous les acteurs convergent idéalement dans la forme à la fois réaliste et expressionniste du film, que ce soit par la grandiloquence roublarde de Kilgore (Robert Duvall, génial), la naïveté rock n’roll de Clean (Lawrence Fishburne et ses 14 ans !), le trip psychédélique de Lance le surfeur (Sam Bottoms), la paranoïa de Chef (Frédéric Forrest), la lucidité de Philips (Albert Hall), les calculs mystiques du photographe (Dennis Hopper)….
Dans la sueur, la fumée, l’ombre et la lumière, le sang et la fureur, leurs personnages traversent le film comme autant de guides vers le non sens et la folie. Paradoxalement, cet hallucinant périple est illustré de la meilleure des façons par une technique ahurissante de maîtrise. Il faut ici rendre hommage à Vittorio Storraro, le chef opérateur de Bertolucci qui crée ici le plus bel ouvrage de sa carrière avec un cinémascope judicieusement utilisé qui s’étire dans un magnifique format 2.35 auquel répond la flamboyance de la photographie et la composition inouïe des cadrages. Même idée d’excellence pour le son, avec un soin du détail qui nous emmène dans les moindres recoins de la jungle ou lors des scènes de batailles (le Dolby Atmos accentue encore mieux tous ces effets…), un boulot précurseur du 5.1 bien avant l’heure, orchestré par le talentueux Walter Murch. On citera évidemment le travail de Dean Tavoularis, dont les décors (le temple de Kurtz, Le pont de Do Lung, le podium des girls…) sont grandioses. Et tout le travail de post-production: le montage, le mixage, les choix musicaux judicieux (les Doors, les Stones, les nappes électroniques…). Bref, un travail d’artisan minutieux et miraculeux qui transcende le film et l’élève au statut de référence majeure même quatre décennies plus tard, à l’heure du tout numérique… Qu’il soit en 4K ou pas, rallongé ou pas, ce film-monstre agit de toute façon comme un grand huit en enfer, malaxé par de nombreuses visions contemporaines mais jamais émoussé, jamais vieilli et donc jamais mort de son propre statut. Moins énigmatique que le «2001… » de Kubrick (auquel on le rapproche souvent), le film de Coppola a pour lui la force de l’expérience sensorielle qui accroît son pouvoir réflexif. Quelque soit sa durée, sa forme, son extravagance, son passé ou son futur, « Apocalypse Now » est un de ces rares films qui dépasse justement la notion de film. C’est un indispensable voyage, d’une puissance immersive extraordinaire qu’il faut avoir vécu au moins une fois dans sa vie de spectateur. Un classique absolu qui fascinera encore longtemps.
https://www.youtube.com/watch?v=VyNwha5hrAo