Archives de catégorie : #03 | André du Bouchet

Antoine Emaz • Lui, André du Bouchet


Nous publions dans le cadre de notre dossier « André du Bouchet » ce texte d’Antoine Emaz, que nous remercions, déjà publié dans le Cahier André du Bouchet de la revue Ralentir travaux n°8 (printemps-été 1997).

Longtemps j’ai pensé que je n’y arriverais pas. Le chemin laissait là seul, face à la paroi, l’air.

 

Cela s’est passé, revient si je reviens : je ne veux pas revenir. Il faut pourtant. Retourner pour tenter d’aller vers une relation libre, maintenant.

 

Comme si entré, je n’étais pas parvenu à sortir.

 

Un engouffrement. Le poser. Maintenant je ne regrette rien de ces années : elles n’ont pas été perdues. Comprendre, violemment, qu’une œuvre peut être vive au point de mettre en orbite l’œil. Une telle puissance laisse peu de choix, peu de marge entre ne plus lire ou entrer dans l’éblouissement, la perte de contrôle.

 

Une œuvre dont on ne sort pas comme on y est entré. En cela peut-être, formatrice ?

 

*

 

Travailler cette expérience : blocage, naissance. Tâcher de mettre dehors cette origine. Avancer vers du clair, à la fois pour moi et quelques autres, au moins ceux qui me demandent pourquoi j’affirme ces livres comme essentiels.

 

Revenir en arrière, à ces temps d’arrêt complet ou de main morte : je n’ai jamais eu envie de me libérer de cette œuvre par l’intellect, même dans ces années où j’en étais peut-être capable. Comme s’il n’y avait vraiment rien à redire. La poésie s’arrêtait là, dans l’emprise, aux poèmes. De l’inutilité d’écrire, on savait : mais là, en plus, prétendre écrire après, c’était trop.

 

*

 

Livres. Celui tenu en mains, une seule fois, chez Jean Hughes, impossible de l’acheter. Cette frustration, je me souviens.

 

Durant cette période, le mouvement même de son œuvre s’interposait, interdisait, dévorait n’importe quoi d’autre, brûlait.

 

Il y a eu cela.

 

Demeure son absolue rigueur et d’un même élan sa liberté, sans bruit. Il rejoint Reverdy dans cette éthique du retrait. Idem pour la solitude et le choix de placer le poète où il faut, derrière ses livres. J’ai appris.

 

De même, j’avais de ces colères vaines contre des critiques qui n’avaient pas lu, me semblait-il.  Maintenant, je comprends peut-être mieux pourquoi. On ne peut guère lire et parler : la lecture amène à une profonde irritation blanche, on est certain d’avoir fait un long trajet interne, mais on ne peut le tracer en vérité. Dès lors, que l’on condamne ou que l’on sacre, on s’écarte pareillement de ce qui est à vif, à même la langue maniée.

 

*

 

Blanc, marges, neige.

Reverdy encore : « Rien ne vaut d’être dit en poésie que l’indicible, c’est pourquoi l’on compte beaucoup sur ce qui se passe entre les lignes. »

Reverdy m’a formé, tout autant, mais jamais bloqué. Œuvre accomplie, il ouvrait trop de portes. Dès lors il m’était relativement facile de pousser sur le faible pour absorber le fort.  Disant cela, aucune prétention sinon celle d’indiquer un mode de dégagement possible pour Reverdy ou Michaux, pas avec lui.

Au fond, ce qui interdisait se trouvait avant cela : il menait autrement mais à l’extrême ce qu’il avait analysé chez Reverdy, une sorte d’invisibilité-efficacité de l’image.  Relire aujourd’hui c’est, par exemple.

Chez lui, le mot a presque toujours deux faces, sensation/figure, mais toutes deux susceptibles de vertige. Et sur la page, tout est d’une absolue netteté : tout est , entraîné, pris dans la langue, elle-même doublant l’espace, utilisant le blanc comme chambre d’écho, possible toujours demeurant. Et pourtant neige, ô combien, d’abord neige. Une souffrance se loge là.

 

*

 

Mur, paroi, dis-je. Le mur est-il déjà chez lui ? Peut-être, autrement. Quelque chose de l’ordre d’un partage possible m’est apparu à la longue, après avoir trouvé une autre façon de me cogner la tête, seul.

 

Je suis sûr d’avoir vu le glacier.

 

Dois-je comprendre mes dunes, mon nord de mer et ses falaises comme des paysages dérivés ?

Peut-être, pas seulement, mais aussi. Ils tiennent et insistent parce qu’ils répondent.

 

*

 

A partir de certains pans du poème, toujours cette impression de chute lente comme dans certains rêves, interminable.

Vertige. Comprendre, si possible, que son œuvre met aux prises avec sentir, c’est pourquoi on n’en sort pas. Aucunement labyrinthe, encore que : une chute libre, simple.

Pris dans une avalanche aérée de langue ? Poème comme coulée et nous dans l’emportement ? Sans la fatigue de Baudelaire, pourtant. Ce n’est pas « veux-tu… ». On est là, on est pris.

 

*

 

Passage trouvé par d’autres œuvres, sans mesurer : Ponge, Jabès, Beckett, Follain, Michaux… Facettes contre face, mais suffisantes pour ébranler, avec le levier Reverdy. Je ne tenais pas le face-à-face : il a fallu que je détourne la tête.

 

Ici, comme essayer de reprendre prise : il ne s’agit pas d’écrire sur.

 

Peut-être une expression à peu près juste de son influence sur moi : il a placé la barre.

 

D’où cette joie trouble à manier ces Carnets ? Ou le volume Poésie/Gallimard, ou bien encore les Poèmes et proses ?… Comme si j’assistais à une fermeture, comme s’il y avait pour ainsi dire moins de danger ?

 

*

 

Le rapport à l’œuvre était-il seulement littéraire ? Je ne crois pas. Mais de quel autre ordre ?

Ne pas pouvoir le comprendre à temps, voilà peut-être la raison de l’engouffrement. Avec plus de distance et un objectif d’analyse, je serais peut-être parvenu à l’écart nécessaire. Mais je n’aurais pas vécu alors cette expérience originaire que je nomme aujourd’hui admiration.  Donc.

D’autres œuvres m’ont aidé à passer, mais peut-être autant les difficultés immédiates à vivre : il me fallait d’une même langue, d’autres mots.

 

*

 

Il est dans un temps de la poésie : il le sait et s’en sort. Grand.

 

Le vertige naît d’une extrême simplicité.

 

*

 

Je ne peux fermer l’œuvre et dire que j’en ai fini avec elle. D’où la difficulté pour tenir parole. D’où les notes. Même pauvres, qu’elles signifient au moins ma dette : reconnaître, être reconnaissant.

Un livre peut exister avec quelques pages. Aucune nécessité d’épaisseur autre que celle du développement interne au poème. Saisir cela ; de même, un livre n’est pas mort tant que la main de l’auteur peut le saisir. Même si certains poèmes écartés ensuite restent dans la mémoire du lecteur. Tel J’ai cessé.

Aussi, encore, de l’inutilité des exergues et de la quatrième de couverture.

Preuves par le livre.

 

*

 

Une part de sa puissance vient du fait qu’il n’y a chez lui aucune nostalgie. D’aucuns disent solitude : elle n’est qu’un moyen, une façon de régler au plus net sur ce qui lui importe. Elle n’est pas l’objet du poème mais la conséquence de sa visée : aucune mélancolie.

 

*

 

Certaines œuvres vont au plus loin dans leur ordre, serrent leur énergie jusqu’à ne plus rien laisser disponible pour un quelconque au-delà de leur sens ; laissant le vaste autour, elles épuisent définitivement leur champ. Une autre forme de grandeur consiste à ouvrir plusieurs champs et laisser des friches devant, au moins pour une génération. Mais le poète choisit moins qu’il n’est, n’écrit.

 

Lui, l’extrême : il n’y a plus rien à faire là, sinon être là, ce qui n’est pas rien. L’expérience radicale d’une absences de perspectives hors celles de l’œuvre.

 

Ecrivant ici, j’essaie de me débarrasser d’une peur, de placer une limite entre dette et autonomie.

 

*

 

Dans leur mort de papier, lente, les poèmes font plus de dégâts qu’entendus ; ils travaillent à même la tête, la durée, la puissance de mémoire comme de projet. Ils ravinent.

 

Un massif, et respirer l’air libre n’est pas être dégagé. Au contraire.

 

Il n’a pas voulu piéger l’œuvre, j’en suis convaincu. Elle se ferme et s’ouvre d’elle-même. Cette liberté active constitue le piège.

 

Stature, non pas statue.

 

*

 

Une certitude : il est d’abord un homme du sol, il tente de saisir cette terre qui se dérobe, d’entrée. La défaite est sûre. Les tentatives diverses, multipliées, ne font que vérifier, creuser l’échec : il y a bien du tragique en lui. Reste à créer une hauteur de langue, ce qu’il fait, démesurément. « De l’air », « jamais assez de ciel ».

 

*

 

« seule la direction, seule la manifestation continue d’une problématique constante, d’un monde de mots (…) et de conflits qu’il est impossible de confondre avec un autre, nous met à même de voir tel ou tel poète comme inévitable. » (I. Bachmann)

C’est, lui.

 

Victor Martinez • La langue est sans pourquoi : avènement de la couleur chez du Bouchet


                                                                  dans la substance de la couleur
                                                il n’y a pas de couleur

(Carnet 2)


Nous connaissons le titre d’Angélus Silésius, La Rose est sans pourquoi, qui est une réflexion sur la conception du langage et de la réalité. Si « la rose est sans pourquoi », c’est parce que, pour Silésius, la réalité n’a pas de signe, qu’elle est sans détermination dans une objectité dont la nomination serait dépositaire. Cette idée peut se retrouver intacte dans des problématiques esthétiques XXème siècle, autant en Occident qu’en Orient. Claudel ouvre ainsi Cent phrases pour éventails : « Tu m’appelles la Rose / dit la Rose / mais si tu savais / mon vrai nom / je m’effeuillerais / aussitôt ». Or, la seconde « phrase » de Cent phrases pour un éventail a trait, de manière non indifférente, à la couleur : « Au cœur / de la pivoine blanche / ce n’est pas une couleur / mais le souvenir d’une / couleur (…) ». C’est ainsi, assez naturellement, que l’on se souvient de « L’art poétique » de Verlaine, qui écrit, prenant ses distances avec la couleur en tant que coloris : « Pas la couleur, rien que la nuance ». Il faut que la couleur, comme la rose ou la langue, soient « sans pourquoi ».

La couleur, que l’on a assimilé très naturellement avec l’éloquence ou la rhétorique, se doit paradoxalement d’être « muette » ou « invisible » pour qu’elle fournisse sa valeur intacte, à l’écart, précisément, du signe ou de la catégorie. A l’écart des catégories de la perception ou de l’entendement se situerait une dimension de la réalité, ou du monde, qui détiendrait précisément ce qui dans le monde fait réalité et n’est pas recouvrable par l’appareil logico-grammatical de formalisation de l’expérience. Une sorte d’expérience d’en dehors les catégories de l’expérience aurait lieu dans une dimension esthétique, qui n’est pas simplement une dimension aisthésique ou de sensation.

L’avènement de la couleur dans l’œuvre d’André du Bouchet s’inscrit dans cette problématique générale. Un détour par la théorie du sensible est préalablement nécessaire.


Théorie du sensible

La question posée est double :

1. Pour l’écrivain ou l’artiste, comment dire ce qui n’appartient pas à une catégorie et n’a pas de signe (la réalité, la couleur, le sentiment, ce qui n’est pas assignable dans une langue positive) ?

2. Pour les analystes que nous sommes, comment décrire ce qui précisément ne doit pas pouvoir se saisir objectivement, selon des catégories analytiques fermes ?

La problématique est classique et revient à se demander comment échapper au double écueil de l’objectivisme des sémiotiques positives et du subjectivisme des impressionnismes rhétoriques. Ce questionnement poursuit la question littéraire et artistique depuis ses origines. Elle croise, au XXème siècle, les réflexions sur le sensible et la perception.

Dès qu’on parle de la notion de « sensible », on pense, du moins historiquement et en France, à Merleau-Ponty. Un bon pendant théorique à l’esprit de Merleau-Ponty est celui des « sémiotiques objectives », dont Fontanille est, dans le domaine du sensible, un représentant. On sait moins comment s’articule le sensible dans l’œuvre du phénoménologue. Le domaine du sensible a une double articulation. D’une part il s’articule à un fond de sensations et de perceptions qui n’est pas simplement une hylé, un flux sensationnel, mais un existential, c’est-à-dire un sol de conditions sur lequel l’individu ne peut se retourner. Merleau-Ponty se réfère à Husserl et à « L’arche-terre [qui] ne se meut pas ». Une problématique originellement de perception devient une problématique de condition qui affecte le statut du langage et de la représentation.

Mais si le sensible s’enracine dans ce fond qui n’a pas de signe, et y revient pour s’y confondre à nouveau, il s’articule aussi avec « l’inapparent » ou « l’invisible » , où il éclate jusqu’à disparaître. Le domaine du sensible, c’est-à-dire officiellement du tangible, peut éclater dans une « invisibilité du visible » , par exemple, où il apparaît comme intangible. C’est ainsi que Claudel peut écrire qu’« un certain rose est moins une couleur qu’une respiration ». Autrement dit, en termes phénoménologiques, une donnée sensationnelle ou perceptive est moins une sensation ou une perception qu’une Stimmung, qu’un pneuma, qu’une intonation. Ce que nous disent les phénoménologues, ou certains poètes comme Claudel, c’est que le marqueur ontologique de la réalité est moins ce qui se voit que ce qui se sent comme marqueur ultime de réalité.


Poétique d’André du Bouchet

Cette idée de couleur semble se construire à partir du domaine du sensible, du tangible ou du visible, et rejoindre analogiquement la question de l’éloquence et de la rhétorique, notamment la question de la métaphore. La métaphore est « l’éclosion » du style, pourrait-on dire. Assez naturellement le champ floral apparaît pour dire ce moment de création inattendu qui vient colorer un énoncé, et le transformer en parole esthétique, poétique ou artistique. C’est toute la conception traditionnelle de la langue qui est mise à jour. Contre cette conception de la langue semble se prononcer la réflexion de du Bouchet.

Le poète partage avec d’autres auteurs de L’Ephémère, Bonnefoy, Dupin ou Jaccottet, un intérêt pour la peinture et pour la nature ou l’univers sensible. Cependant, par la radicalité de ses positions et l’extrême singularité de sa langue, du Bouchet produit une pensée qui, comme ont fait les présocratiques, semble « physicaliser » la langue, la renvoyer à des constituantes physiques et logiques qui en permettent de la recomposer à un niveau matériel et énonciatif particulier. Il faut donc plutôt rapprocher du Bouchet de Celan : comme lui, il est moins le poète du retour au sensible que de la destruction de la langue par la voie du sensible. En effet, si retour à l’élément il y a, c’est pour porter la langue à un état élémentaire d’atomisation qui contienne, à un niveau invisible et hors d’appréhension par le régime du discours, sa qualité paradoxalement intacte. En quelque sorte, pour Celan et du Bouchet, la langue n’incorpore pas la destruction : c’est la destruction . Le rapport au détruit est d’emblée naturalisé et conditionne un travail de recomposition au sein même de la décomposition. La destruction, pour du Bouchet comme pour Celan, c’est la possibilisation de toute la langue et sa résurgence dans sa qualité de support inentamable, la « pause du terrible / dans la langue, lorsque dans la langue / il a pu enfin être incorporé » .

C’est exactement à ces moments de recomposition et de respiration que fleurissent les couleurs dans certains textes de du Bouchet.


L’avènement de la couleur

Du Bouchet s’est exprimé très clairement sur la « couleur », mot dont il fait le titre d’un recueil en 1975 et de certaines parties de ses livres. Le poète propose une résolution intéressante concernant les problématiques de langage et de représentation incessamment reposées depuis le moyen âge, notamment avec Angélus Silésius.
https://hors-sol.net/revue/wp-admin/post.php?post=912&action=edit&message=6
D’abord, au niveau plastique, le poète a travaillé avec de nombreux artistes. Tal Coat, Bram van Velde, Tapiès, Asse, Giacometti, Mirò, Hélion : des éditions illustrées sont faites en collaboration avec de grands peintres. A tel point que du Bouchet, poète identifié avec le blanc de ses mises en pages dans les éditions courantes, est surtout au départ un poète de la couleur. L’espace du blanc, dans les mises en page très aérées de l’auteur, est peut-être l’espace de la couleur des éditions d’artiste tel qu’elle n’a pas pu être reproduite dans l’édition pour le grand public. Cette impossibilité technique et éditoriale, le poète l’a saisie pour éloigner le blanc des idées de neutre ou d’absence, avec lesquelles on l’identifie encore, et l’inscrire dans une problématique du sensible et de la respiration. Le blanc serait l’espace-temps du souffle et de la couleur enfouie. Le blanc serait toute la couleur rentrée dans la page et devenue « ton enfoui » :

Non, peinture, parole, image, cela est à rentrer, et cela rentre aussitôt que j’arrive à rejoindre un ton enfoui (…).
Non, plus d’image, pas de couleur (quand même cela incomberait à image et à couleur de le dire) mais en plein jour arracher à la parole, à la couleur, un visage auquel il nous faut demeurer aveugles, et se traduisant parole bloquée.

(L’Incohérence, « Peinture », p. 170)


Nous notons ici que « peinture », « couleur » et « image » sont rapprochés. Ils renvoient à une forme d’éloquence de la langue ou de l’œuvre plastique mises sur le même plan d’analogie. La couleur comme l’image sont les moments passagers qui doivent délivrer la tonalité du vivant. Pour que cette tonalité reste vivante, il faut qu’elle soit entrée et sortie dans le matériau. Il faut que « dehors entre et sort[e], sans porte à pousser », écrit le poète. La couleur, comme l’image, font éclosion dans la page mais reviennent au monde muet du matériau (langue ou peinture) ou du vivant (respiration, pneuma, Stimmung) qui sont les marqueurs de la réalité du présent. C’est lorsque la « parole [est] bloquée », écrit-il, c’est-à-dire lorsque le pouvoir des signes s’immobilise, moment souvent qualifié « d’aveugle », que l’éclat de la couleur ressurgit hors de l’idée de couleur.

La couleur ainsi désigne moins une teinture que le fait même de la labilité de la couleur. Etymologiquement la couleur renvoie à ce qui cache, à ce qui se superpose pour cacher (celare). Mais par la vertu de l’assonance, la couleur est littéralement « ce qui coule », ce qui passe insensiblement à travers les matériaux pour leur donner leur éclat. C’est à l’éclat du ton, qui n’a pas de couleur, que la couleur renvoie.

Le blanc apparaît ainsi, paradoxalement, comme l’extrême potentialisation de la couleur. Le matériau passe par toutes les couleurs avant d’entrer dans le blanc de son incandescence. Le matériau, pour le poète, c’est la langue, soumise au processus de disqualification des mots, préalable à toute entreprise de requalification, seconde étape que le poète refuse d’investir. Cette entreprise de disqualification et de requalification, le poète la fait subir à la couleur :

La couleur : comme l’eau blanche sur la chaux. Comme l’eau blanche ajoute à la chaux – cela est chaleur


Ce que découvre alors la couleur, c’est « l’emplacement de la couleur » (L’incohérence, p. 199 sqq.), c’est « l’incolore qui se fait jour ». La couleur y apparaît comme l’eau blanche. Par le jeu des synesthésies, la couleur devient le lieu de la mobilité des signes. Le rouge renvoie à la disparition (L’incohérence, p. 40 sqq.). Le blanc renvoie au glacier comme à l’aveuglement, c’est-à-dire au noir (la couleur à son intensité rejoint le fond). Le jaune renvoie à l’éclat du champ de colza, qui renvoie à l’idée d’un mouvement extrême. Le gris et bleu de la lithographie renvoient à la roche quand on y a jeté l’eau (L’incohérence, p. 190 sqq.). Tout moment de couleur est dépassé et résorbé dans un moment de monde pour lequel la couleur a été indispensable, comme il a été indispensable qu’elle s’y incorpore silencieusement. Ce que découvre alors la couleur, c’est « l’emplacement de la couleur » (L’incohérence, p. 199 sqq.), c’est « l’incolore qui se fait jour ».

La couleur est incorporée au silence, au mutisme ou au blanc, non par essentialisation, mais par reconduite au mouvement vivant dont elle est surgie et où elle doit rentrer. Dans Cézanne par exemple, on ne voit pas la couleur pour sa couleur, mais pour l’éclatement général d’un moment sensible qui n’a pas de restitution dans les signes (« le bleu, là-bas »). Les pins ne sont pas bleus, ils font la course à la mer en pleine terre, et ils accusent un bleu du ciel qui plaque contre la terre en même temps qu’il projette dans les airs. C’est à un ensemble de dislocations que renvoie Cézanne, et à l’idée que nous sommes sur cette dislocation. La langue doit, non pas dire la dislocation, mais l’être, sans marge ou réserve sur elle-même.

La couleur, comme la langue, sont sur une dislocation : cette caractéristique, qui pourrait passer pour une caractéristique sensible, relève en réalité d’un rapport à la langue qui est un existential, c’est-à-dire une ontologie régionale. On voit ici à quel point toute parole du sensible contient en puissance une parole incorporée de l’histoire, qui doit être considérée comme support de toute réflexion sur le sensible. Chez du Bouchet, il y a suppression des cloisons entre la langue, le sensible et l’histoire, et reconduite de l’ensemble des réalités au domaine qu’il nomme le « muet » et « le fond », dont les caractéristiques premières sont de relever d’une destruction et d’une dépossession. Mais cette destruction, au lieu de faire l’objet d’une réaction, dans tous les sens du terme, y compris politique, est l’objet d’un redoublement du geste destinal impliqué dans la langue. Redoubler la destruction, ou reconduire « l’inhumain », c’est retrouver le « deux fois humain » écrit du Bouchet. La couleur ainsi détruite est passée dans le matériau et c’est là qu’elle s’exprime, hors de la saisie représentationnelle.



*



C’est pourquoi la couleur est un événement sans signe, comme la langue est sans pourquoi. Pour Angélus Silésius, pour Paul Claudel ou pour André du Bouchet, la langue doit apparaître comme un événement de floraison, si l’on veut, qui n’a pas d’assignation dans un domaine perceptif ou sensitif objectif. Il y a cependant sensibilité et perception, mais dans le sens de la phénoménologie, qui reconduit tout le sensible à l’inapparent. Cette question de la couleur renvoie à celle de la langue littéraire ou poétique : la poésie n’est pas dans le poème, mais dans la traversée du poème, sans que pour autant il y ait lieu de parler d’impressionnisme ou de subjectivisme. Il s’agit de protocoles logiques et non d’impressions. La couleur, comme l’image, sont des moments de monde dont le marqueur ontologique non objectif est le ton, l’intonation ou la Stimmung, un moment de vérité inentamable pour les signes, qui constitue l’assise de la langue ou de le représentation, sur laquelle on ne peut pas dans le même geste se retourner. C’est cela, pour le poète ou le peintre, la réalité. Un rapport à un présent momentanément délivré de date, qui peut dès lors faire source dans la cassure du temps par rapport au temps.

Pierre-Antoine Villemaine • Pour André du Bouchet

 

« Le ciel est muet, ne fait l’écho qu’au muet. » (Kafka)


*

FROISSEMENT

… comme une fine pluie de particules sur la peau, minuscules chutes météoriques dont il percevait les impacts avec tant d’acuité, chaque syllabe, chaque atome de son lui apparaissait avec une si grande netteté, une si grande précision, et tout son corps recueillait cette langue qui s’éparpillait en un volètement de molécules composant l’ombre d’un chant fissuré…

*
… quand « cela » s’assemble
en poème – fin de ce qui est authentique

esthétique – authenticité
plus profonde peut-être. (Carnets)


*

➢ dans un espace qui à la fois les accueille et les sépare

➢ les sensations
➢ éloignées / retrouvées
➢ transfigurées



➢ réalité poétique et métamorphose

« Car la poésie n’est pas plus dans les mots que dans le coucher du soleil ou l’épanouissement splendide de l’aurore – pas plus dans la tristesse que dans la joie. Elle est dans ce que deviennent les mots atteignant l’âme humaine, quand ils ont transformé le coucher du soleil ou l’aurore, la tristesse ou la joie. Elle est dans cette transmutation opérée sur les choses par la vertu des mots et les réactions qu’ils ont les uns sur les autres dans leurs arrangements – se répercutant dans l’esprit et sur la sensibilité. » (P. R.)

➢ passion de la réalité
➢ passion du langage

➢ passion du réel

« blessé de réalité, et en quête de réalité. » (P. C.)


« Un élan pousse l’homme à buter contre les limites du langage. » (L. W.)


*

Annuler les images au fur et à mesure qu’elles surgissent… (Carnets)

Oui
la marche sonore du poème
les vibrations de l’air
l’image expirante

concise affûtée
« la pointe à l’œil »
la percée du langage

« … l‘humanité minérale du langage. » (P. F.)


« Contempler, c’est s’évanouir dans les choses. » (H-F. A.)



… avec lui tu accompagnes les traînées du vent qui effleurent la surface du fleuve, les feuilles et les branches emportées par les courants, tu suis les mouvements capricieux des hordes d’oiseaux qui traversent le ciel, tournoiements et métamorphoses pour confondre l’adversaire, masse compacte puis tracés filiformes ou taches dispersées – point ligne surface -, tu dérives au gré de ces formes mouvantes qui s’éclipsent dans l’horizon…


*

Je sens la peau de l’air, et pourtant nous demeurons séparés. (Dans la chaleur vacante)

François Rannou • Par le travers

François Rannou est né en 1963 à Nice. Il a coordonné l’édition des deux épais volumes de la revue L’Étrangère sur André du Bouchet en 2007 (aux éditions la Lettre volée) ainsi que le numéro de la revue Europe consacré à la “Littérature de Bretagne”, en 2005. Il a participé au numéro d’Europe sur André du Bouchet, dirigé par Victor Martinez. Son travail poétique est publié principalement à La Lettre volée (l’intervalle, le monde tandis que) et aux éditions du Cormier (là-contre). Deux essais sur Du Bouchet sont repris dans l’inadvertance (livre électronique aux éditions publie.net : http://www.publie.net/fr/ebook/9782814500969/l-inadvertance)



ana nb • c’est de la terre de la traversée absente


Au début je ne vois pas les mots non je ne vois pas les mots, seulement un chemin quelque part entre espace et souffle quelque part entre le monde extérieur et le silence, je commence à lire André Du Bouchet


aux aguets de la majuscule le point final du jour

l’œil
l’œil vite passe de la branche au ciel du ciel blanc à
l’étoffe primitive de la terre

vite
vite l’œil passe de la pierre au
ciel à la branche

entre une zone claire
la place du pli

erre
vent pluie s’abattent
voix
failles des murs
ici
ici et
près de
là plus loin
face contre vent
vent contre voix

entre fin du jour et peau raide du soir

de la main dans le vent bouche sèche

commence au bord de
tu suis de l’œil au bord de tu suis de l’œil

vent creuse l’artifice
sans mot sans point sans

c’est de la terre la traversée absente

Michèle Dujardin • Où tu marches


Michèle Dujardin a publié Abadôn en 2007 aux Éditions du Seuil. Ainsi que divers textes dans des revues papier et numériques (DiptYque, Triages, D’ici Là, Plexus S, Terre des femmes…). On peut suivre son travail d’écriture sur son blog : abadon.


Où tu marches – tirant ta marche, dans la difficulté, vers la plus grande concision du pas – où l’air grésille, se fait rare – à mots de ligne – pierre de schiste brisée, couturée – sèche sous le tranchant – dans l’édifice du blanc polyèdre, immense : le squelette de la montagne, où tu marches – son dedans – hautes arêtes des mots, solitaires comme rapaces nets hachurant le ciel de distance en distance  : toutes faces du polyèdre, les yeux grands ouverts, lumineusement – où tu marches

ici, c’est affronter, endurer – neige par broyage du silence, fait brûlure – chaque sommet accuse tension forte : rocs désagrégés, détachés du bloc de langue, les mots – éboulés par gravité pure, ou forces de cisaillement – chacun seul – d’individualité close et mutique – se repoussant l’un l’autre, cherchant l’air

où tu marches – l’anxiété de ton pas créant secousse, dans le sol qui te porte, qui est peut-être le vide – et toi le vertige de ce vide, son souffle étroit – et très étroitement tu es solidaire, uni à toi-même dans ce petit souffle, sur le fil, ton approche – souffle dans cette langue, exfoliée jusqu’à l’os, dans son élémentaire – structure sonore, évidée, minérale et métallique du mot – vibrant comme une anche

mot est l’étonnement de la langue, comme au diamant sa fêlure : d’où jaillit le jour – mot à toi soudain livré, à vivre : mise en demeure là, dans ce vide plein de ton souffle, à l’habiter aussi de ton tremblement – de ton exténuation – le traverser jusqu’au blanc, l’ouverture échue là, au bord, qui te pousse par déséquilibre des contraintes, au saut – étiré ou rapide – à travers l’espace de l’inarticulé – vers l’éclat prochain, aigu, de l’autre mot

et tu te frayes passage, et tu avances vers le langage – mot à mot et affranchi de toute langue, couvert de cicatrices d’arrachement – courant le risque de la chute, ce retour en toi-même, heurté à toi-même à nouveau, enfermé

haute volée des ruptures en terrasses, où tu marches – îlots perdus en surplomb de la glace : corps sur soi jamais clos de la montagne – polyèdre n’a pas de fin dans l’espace fini de la page

poème là : son infini interne, illuminé dans le rebond

poème va, jamais arrivé, et toujours affinant sa propre résolution

neuve, inouïe, à chaque pas surgit la montagne

Amande Roussin • Maryse

Je suis sur le pas de la porte.
Je regarde passer les autos, les gens.
Avec cet engin pour me tenir debout, que je cogne partout autour de moi.
Je vais plus au village, je ne vais plus bien loin de toute façon avec ça.
Si, j’allais au bassin quand même, prendre en peu d’eau ou laver un balai. Y avait les cyclistes qui s’arrêtaient, c’était vivant, ça faisait sortir.
Depuis que le bassin est mort, ça m’a complètement détruite.
Paraît qu’il a pas brûlé tout seul ce lavoir.
Quand même, ça me rend dingue tout ça.
Je sais pas où on va.

Je lis le journal, c’est M. C qui me le porte.
Y en a partout dans la maison.
En pile, par terre, sur les chaises, les accoudoirs, sur le buffet, la table.
Je les garde. Je découpe des articles, j’en mets quelques-uns au mur.
Y a plus que ça dedans, des trucs qui mettent en colère.
Tout va mal, la vie est toute de travers.
Tenez là : une femme avait enterré son cheval dans son parc. Il est mort dans ses bras. Une semaine plus tard, le maire lui a demandé de le déterrer, à cause de l’hygiène.
Ça me tourne la tête ça moi.

Les chevaux, j’en ai peur, ils sont trop hauts.
Je préfère les bœufs.
On avait deux bœufs quand je vivais là-haut, j’aimais bien les mener.
Y en avait un, qui dégnanait la charrette et la faisait basculer dans le champ d’en bas. Avec mon frère, on le surveillait pour pas qu’il fiche en l’air le chargement.
J’aimais ça, vivre là-haut et travailler à la ferme. J’étais douce avec les bêtes.
Et puis l’eau a manqué.
On a vendu la ferme du haut- celle que j’aimais le plus- à M. du Bouchet, quelqu’un de très gentil qui faisait des livres.
Mon frère a quitté la maison. Il est parti avec une femme qu’on aimait pas tellement.
Le père est tombé en montant à la grange, il s’est cassé le bassin et s’en est pas sorti.
Y a tout eu en même temps.
Y a eu le cousin qu’est parti à la chasse au renard et qu’on a retrouvé le lendemain, tué par le tonnerre, dans le ruisseau, le chien au pied.
Et puis le plus jeune qui voulait mettre une tôle sur la paillère et qui s’est assommé avec.
Tout en même temps.
La vie, elle est pas toujours simple.

J’ai vendu la ferme et je suis venue là.
Ça fait trente ans.
J’allais faire les courses au village en poussant le caddie. J’aimais bien marcher sur les Promenades.
Maintenant je reste devant la porte, je regarde les gens qui passent.
Je discute avec ceux qui s’arrêtent. Avec vous, qui êtes instruite. Vous, par exemple, c’est votre rôle ça : lire, écrire, apprendre à lire et écrire aux enfants.
Moi, je suis pas très intéressante, je suis un peu tarte.
De toute façon, j’ai tout raté dans la vie.
J’aurais voulu être un homme.
Ah ça oui, ça m’aurait plu !
C’est beaucoup mieux, y a moins de complication.
Si j’avais été un homme, tout aurait été différent.
Alors voilà, j’ai tout raté.