Le général instin est un sujet collectif singulier. Evoquons brièvement la proximité du général instin avec la figure d’un totem et disons qu’il est homme, visage d’un homme, mais que, dans son passage à l’au-delà, il a sans doute perdu toute assignation à un sexe et qu’il est aujourd’hui autant homme que femme, et ni l’un ni l’autre. Il se dépasse lui-même et se place à la jointure des temps.
Tout en préservant son originellité mystérieuse, il s’ouvre aux multiplications et aux divisions, à des formules algébriques et musicales savantes et populaires. Il « s’attache » à tout ce qui fait transition et communique avec son fonds le plus ancien. Il se métamorphose instantanément. Il lui pousse de nombreux bras, d’innombrables jambes et des infinités de têtes. On peut y voir des descendances et des ascendances. C’est une hydre. Il dépasse l’humain pour rejoindre le transcendant et l’immanent, pour rejoindre l’infra-humain : animal divin essence formule image icône. Il ne parle pas haut et fort, mais bas et doucement. On ne sait si sa voix s’éteint ou commence. Il n’a pas encore rassemblé sa matière. Il ne connaît pas sa raison d’être. Il s’interroge sur sa présence ici. Il se demande quoi. « A qui ai-je l’honneur ? »
Car parler du général revient forcément à poser la question de sa définition, et à dire instantanément que sa figure nous pose la question de sa définition et la question de ce qu’est une définition, et à dire en même temps que sa figure enlève notre capacité à le déterminer ou à le caractériser une bonne fois pour toutes. C’est même son projet, sa raison d’être. C’est-à-dire d’être sans raison autre que celle qui est à chercher au sujet de lui-même et de son projet, nous ouvrant à son être indéfini. Par cette incitation, et à travers son invitation, le sujet constitue un appel auquel nous nous sentons conviés et même pourrait-on dire convoqués.
Dans son immense solitude, la figure ne pouvait demeurer seule, elle nous réclamait, elle nous demandait. L’exhumateur d’instin lui-même dès le départ se sentit convié. Plus que convié, interpellé. « Que fais-tu là, sur cette terre, toi aujourd’hui que je regarde et qui me vois ? ». Mais lui non plus ne pouvait demeurer seul avec cette présence confuse, obscure, inconnue à l’intérieur de lui, pressentant que cette présence ne serait réellement présence que par l’évocation qui pourrait en être faite par d’autres, et qu’il lui fallait donc devenir figure collective si elle ne l’était pas déjà, en filigrane, dès son apparition singulière, comme une énigme posée à chacun de nous dans sa singularité. Le général dans son appel ne pouvait se satisfaire d’être une individualité. Tout son être exigeait dans sa question une réponse collective.
Reprenant la phrase interrogative survenue dès son apparition « que fais-tu là, sur cette terre, toi aujourd’hui que je regarde et qui me vois ? », l’appel pose la question de notre présence dans le présent, interrogeant précisément le passage de la vie à la mort et de la mort à la vie dans le temps présent. Car, rappelons-le, le général est un mort, ne l’oublions pas, le général est un mort, mais c’est un mort joyeux qui, par son souvenir et son absence surgissant ensemble, se situe entre la vie et la mort. Le mystère de sa figure interroge le temps de l’être. Or l’être ou le devenir être, dans son rapport à lui-même, ne sert à rien et n’a aucune finalité en dehors de la question de son passage sur la terre qui est son être même tout en étant son devenir. Son rapport à la mort et à la vie avant la mort est son seul rapport. Cette joie.
A cette question « que fais-tu là sur cette terre ? », qu’est-ce que peut répondre un collectif ? Un collectif peut-il répondre à cette question ? Ce qui entraîne les questions suivantes : Comment peut y répondre un collectif ? Et qu’est-ce que penser le collectif ? Et qu’est-ce qu’être un collectif ? Et qu’est-ce que penser le rapport au collectif ? Et qu’est-ce que poser la question du collectif d’une manière singulière ? Qu’est-ce que penser le collectif tout en étant singulier c’est-à-dire en partant non d’une question générale mais de l’apparition singulière d’une figure ouverte posant ces questions ? Une figure peut-elle réunir un collectif ? Et un collectif peut-il devenir une figure ? Un collectif peut-il répondre à ces questions ? Comment répondre à cet appel, à cette question du collectif ? Est-ce possible ?
Pour répondre à ces questions il faut en revenir à la figure interrogatrice de ce visage apparaissant et disparaissant qui en appelle l’autre, le tout autre, l’autre absolu dans son être présent au présent même d’aujourd’hui. Et l’on voit bien qu’y répondre de façon définitive serait refermer les questions que la figure dans son irrésolution nous invite à maintenir ouvertes. La singularité propre, originelle, du général instin est que les questions qu’il pose ne peuvent jamais être pensées ou discutées en vue d’une finalité qui les résoudrait mais d’une prolifération ou d’une continuelle progression ou irrésolution d’elles-mêmes. Il y a dans ces questions la pensée ferme que leur intérêt est qu’il n’y ait pas de réponse autre que leurs manifestations, appel à les relancer sous leurs formes diverses. Mais comment répondre à une question tout en n’y répondant pas ? La manifestation de cette réponse est qu’il n’y aurait rien à répondre mais seulement à poser encore la question de l’être et de son devenir. Et le collectif serait la manifestation de cette réponse.
La question du collectif que le général provoque ne peut être posée que si elle est posée en des termes singuliers et ne peut s’énoncer que parce qu’elle s’énonce différemment pour chacun. Pas de voix d’unisson mais, à partir du lancer de la première voix, tout de suite d’autres voix s’élèvent, se font entendre et rejoignent des voix enfouies ou enfuies… Qui chante là ? Des voix qui perdent leurs noms dans l’espace de leur chant mais qui trouvent leur chant dans l’espace de leurs voix anonymes… Et c’est dans cet aménagement des voix multiples, originelles, qu’apparaît la figure, et aussi ce qui s’en dégage et ce qui la dépasse. A proprement parler le collectif. Ainsi, dans ce bond et ce jeu léger ouvrant la révolution que nous pourrions incidemment faire sur nous-mêmes, dans ce passage qu’est notre vie sur cette terre, au moment même où nous abandonnons les prérogatives qui sont censées nous être allouées, ici se situe le point de départ du collectif.