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Eric Darsan † Rapport sur la (dé)construction du Général en parti[cul(i)]e(r)[s].

Eric Darsan

Né en 1975, Eric Darsan est écrivain, critique et nomade. Il publie textes et articles dans diverses revues littéraires en ligne (remue.net, Poezibao, Sitaudis, La vie manifeste, etc.) ainsi que sur son site personnel, avec un intérêt particulier pour l’édition indépendante, la littérature contemporaine et expérimentale, poétique et politique. Il est l’auteur du Monde des contrées, paru en 2016 aux éditions Le Tripode, une introduction à l’œuvre intégrale de Jacques Abeille illustré par les 400 coups, collectif d’une vingtaine d’artistes sérigraphes.

Membre actif du Général Instin,  il est également l’auteur de (G)rêve, Général(E) : Chant de guerre pour l’armée d’Instin, une série insurrectionnelle en quatre temps publié en collaboration et en simultanée sur Remue.Net et Lundi Matin. Le général en mouvement(s), Instin, de l’IS au NSK : tentatives d’approche du fantôme collectif, a fait l’objet d’une Conférence performée à la SBC Gallery of Contemporary Art dans le cadre de Publishing Sphere où il était invité avec Patrick Chatelier pour représenter le GI.

 

« DGSI partout, GI nulle part ! »
Statu-t/-e du Général Instin, 10/09/2019


In-/Con-struites par les plus éminent·e·s spécialistes dé-/re-pêché·e·s de/par la PP (Police Po-é-li-tique), nos informations (quantiqu-/-tativ-/ement astronomiques) en provenance du CERN (Organisation Européenne pour la Recherche Nucléaire, avec un O mal fermé devenu C — couac infinitésimal) et de la DGSI (DST+RG-GI) sont (in)formelles : le Général est en marche (comme on dit en voiture Simone) : c’est là son principal moyen de locomotion (la marche, pas si molle). Bien entendu, il faut avouer que ça prête à con-t/f-usion(s) cette façon de. Mal parler [ce texte a été initié à/pour l’oral — après c’est parti en q(uen)ouille] d’une personne comme s’il s’agissait d’un mouvement.

Pourtant, si on les décompose sur le mode de la chronophotographie, qu’on saisit/isole chaque instant en (con-)séquences, le Général comme son pré-tendu (c’est entendu, di-s/-t) mouvement (Général & parti[cul(i)]e(r)[s]) se (dé)multiplient, se r-e/a-ssemblent successivement jusqu’à se re-joindre et in-/con/-stituer [(dé)formation] une seule unité [division], unique pulsation sonore induisant un rythme à une période/fréquence que l’on peut mesurer ainsi (grâce aux dernières avancées de la chronobiologie anthropométrique) : G=I+G= GI.

Du moins c’est ce qu’on dit (nous l’allons montrer tout à l’heure).

(Avertissement : ce qui suit est une expérience de pensée, toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé sera déterminée par l’intervention de l’observat·rice·eur, conformément aux instructions du Général Erwin Rudolf Josef Alexander Schrödinger).

A-G

GI marche, donc, comme un seul homme [ou femme, genre on ne sait pas]. Au pas, ou pas. Mesuré, pour être précis : une deux (bis repetitae) [autrement dit : pas de deux, dit aussi : pas (maré)cha(u)ssé(e) — vue du dessus : : / de côté : ..]. Une par(t)i(culari)té qui lui donne généralement l’allure androgyne d’un métronome. D’ailleurs, quand il prend les transports en commun, il marque la mesure de même, dodeline de gauche à droite (et vice versa). Mais il arrive aussi que le Général accélère, hâte le pas de course, charge comme un sauvage, d’avant en arrière-garde/cour[re comme un dératé].

Parfois (de plus en/le plus souvent), comme un(e) vieil(le)( h)ard(e), le Général aime que les choses soient égales, qu’elles soient régulières. Que rien ne dépasse. Que tout soit uniforme. C’est reposant. Cela lui permet, à lui, d’être en mouvement. De dé-river/-lirer. Quitte à s’exclure, à sortir, à surgir, à se jeter dehors, à se ruer dans l-e(/a) ru(e), à quitter l’(h)UT(te) (Unité Territoriale) pour le (Hors-)sol.

B=

Le Général est in-/ex-clusif dans le même temps/espace/syntagme/segment. Quand il dit j’erre, il digère [, ]vraiment. Il a un appétit dément, pas d’oiseau, mais de vraies fringales. Et quand il a terminé de se fringuer, il sort et dit gère à son corps défendant. Il se préfère i(rré)sol-é(-/u)ment solitaire, plutôt que mal accompagné. Suit un régime particulier (: c’est un(e bande de) jeune(s) à lui tout seul) qu’il respecte à la lettre (lui qui commande, qui obéit : GI reste & GI suit). Avant de sortir, il se fend la gueule(,) cassé(e) d’un large sourire et de quelques plaisanteries qu’il garde pour lui (c’est là son joker). Dans le cas (toujours particulier) où il viendrait à se rencontrer au gré d’un dîner mondain et ne saurait pas quoi se dire ou faire, comment se (re-/dé-)tenir en société. Secret et volubile, GI s’efface, s’oublie et s’éparpille en — babilles.

C-I

D’Instin, on ne sait pas grand-chose dans le fond. En tant qu’homme, ou femme, il ne faut pas le chercher. En Général, on le trouve. Bienveillant envers les hommes, les femmes, les enfants et les animaux, il passe son temps en différ(-e/)ant(s) avec\contre ses semblables, sans répit ni repos. Dispos, vacant, il va, quand il en a le temps, vaquer loin du troupeau, de l(’)a(t)[ ]troupe(ment).

A ce moment précis passe un enfant, passe un oiseau. Pas un ange (on n’a pas le budget pour ça, pas les relations qu’il faut), mais un passereau. Pan ! Bang ! : le Général a sorti son flingue, flingué l’enfant : flingué, l’enfant ! Alors on ne salue plus, a demandé le Général, comme pour lui-même. Et Instin de répondre, le clope au bec, saoul comme une grive : nan.

D+

GI ren-/dé-/ren-gainant (il participe, présent), en prend de la graine après coup, égrène les raisons de la gêne. De l’oiseau il n’a que faire, qui tient trop à ses plumes pour risquer le tiers de la moitié du commencement d’une [barbe=>G/R/H-achis].

Et c’est ainsi qu’Instin songe/observe/s’aperçoit/comprend en Général et conclut : l’enfant au fond, et surtout dans sa forme (du moins ce qu’il en reste) n’est pas l’étranger. N’est pas camus, couvert de sang : il est mort pour de(ux) faux : pour l’adulte et pour l’enfant. Mais c’est déjà trop, traumatisant, trop marcher dans les pas de l’adulte vieillissant. Alors GI se jette contre les murs et y imprime – rouge sang sur faux sang blanc – son non ancien, son nom nouveau, qui le voit naître et grandir et mourir tout-en-un : Instin. Général. Général Instin.

E-G

L’enfant, c’est l’Enfance du Général. Que le Général a tué. Par lui-même (by himself – le Général, en grandissant, a appris la langue commune à son temps). C’est ainsi qu’il s’écri-t/-e. Fait entendre sa voi-e/-x par ses mains.

Et c‘est alors que l’enfant se relève. Le Général n’a pas totalement tué l’enfant. Ou plu(s )tôt : pas vraiment. Il l’a tué avec ses mains d’adulte [en] (in)complet, sous couverture, déguisement (déguisement vrai, mais déguisement tout de m-è/ê-me), mimant des pistolets. L’index et le majeur joints en barillet, l’annulaire en guise de gâchette et le pouce en chien de fusil. Son petit doigt, lui, ne dit rien. Témoin pourtant, mais silencieux tout de même.

F=

Le meurtre n’a pas fait de bruit, il s’est fait en silence. In-/Con-struit progressivement. Comme une intrigue, avec ressorts et tout. [F®iction] in-/ex-clusive, ir-/réductible de parti[cul(i)]e(r)[s]. Désormais GI est HS. Hors-Sol, réellement. Réalisé et réifié, monde et hors-monde, arche et soubassement, chtonien et ouranien, tout ou rien, léger et terrifié dans le même temps, GI erre et rit comme un damné de la terre. Reste 2 π R. Inspecte le périmètre, en connaît un rayon, tourne en rond, s’oppose diamétralement à toute tentative d’encerclement. G demeure un mystère, I[l] s’ignore et se découvre continuellement. Chez lui. De là, depuis, le Général nous somme de faire/de dire/d’être le Général : nous qui lui donnons perpé-/mu-tuellement naissance et le perpé-tuons, nous(, en) sommes, nous sommes Le Général, astre brûlant et froid en perpétuelle (r)évolution.

GI=HS

In General imus nocte et consumimur Instin

Pierre-Antoine Villemaine • Untitled (I)

C’est pour savoir où je vais que je marche.

Goethe

Je sentais en marchant mes pensées se bousculer comme un kaléidoscope – à chaque pas une nouvelle constellation; de vieux éléments disparaissent, d’autres se précipitent; beaucoup de figures, si l’une d’entre elles persiste, elle s’appelle “une phrase”.

Walter Benjamin

 

 

 

 

 

retour sur une variation initiale

 

sans chemin sans issue
depuis l’intérieur du langage
elle est au secret
dans le squelette de la langue

 

elle veut se reconnaître
elle veut tenir sa promesse

 

vouée à la répétition
elle prend le chemin du retour
elle se reparcourt
métamorphose son passé

 

l’écho lui porte assistance

 

reconduite ainsi
jamais présente
sans cesse revisitée
chaque fois remise en jeu

 

toujours déjà là
toujours à venir
rongeant le présent

 

tourment d’une pensée aussi fuyante qu’obstinée — infiltrée dans la langue

 

dans l’attente d’être imaginée
inconcevable à la raison
hors de vue
elle vient  à toi jusque dans ta solitude

 

 

 

enlace ton rêve

 

à nouveau —
à nouveau je poursuis une figure nouvelle
toujours la même

 

enveloppe d’un certain néant
sans cesse réactualisée
elle revient
dissemblable
engendrée dans l’artifice

 

une flexion de voix la compose

 

tout en elle doit être plaisanterie et tout doit être sérieux

tout offert à cœur ouvert et profondément dissimulé

 

le calme de ce visage aux yeux fermés, replié vers son dedans, mourant de manière quelconque, il se rend vers l’amanthis, vers la douceur du repos

 

l’expression étrange de sa simplicité

 

ce visage gelé dans l’image semblait dire : « je viens te faire don de mon malheureux corps »

 

[puis j’y accolais comme au hasard une image que j’aimais,
ce crayonné de visage aux paupières closes m’ouvrait un sens
que j’avais rejoint malgré moi, dont je ne m’étais jamais éloigné,
dont j’héritais, dans lequel j’étais immergé…]

 

quelle confiance accorder à ce visage ?

 

ici-même les morts ne sont pas en sûreté…

 

 

 

 

 

le louvoiement parfois soutenu par le souffle d’une image

 

« celle qui resplendit en marchant »

 

ou l’idéa de un volto

 

longtemps rêvé
un sentiment de visage affleure
un miroitement paré de lettres
rêverie dangereuse
d’une présence inondée de lumière
irradiation soudaine
submergée sous l’éclat de la manifestation

 

lumière éclatante d’une image
mémoire d’un éblouissement

 

elle se cherche une demeure précise
tente de faire vision
dans le commerce verbal

 

elle gît là
la force secrète
mise en réserve
cachée dans ces traits morts

 

l’image perçante
tenue par une distance infranchissable
intouchable dans sa limpidité

 

–       et qui crois-tu, tes yeux ou mes paroles ?

 

pas une présence
mais l’effet d’un centre suractif inapparent
respiration du fantôme de l’idée

 

l’étrange visite convertie en paroles d’image
accentue l’intensité de son incohésion
soutient l’intensité qui l’excède

 

tu ne sais pas encore de quel nom l’appeler
mis en fable,  elle se détourne, elle glisse à la surface

 

versatilité infinie de ce corps sonore
jamais rencontré
jamais oublié

 

étrange blancheur, cireuse en vérité, de ce visage beau comme une peinture

 

l’avancement de mon regard dans ce visage s’effectuait aux
dépens de la certitude, je m’aventurais désormais dans une
profondeur incertaine, rêvais des liens innombrables, incertains et
je formais des créations toujours nouvelles

 

le visage se décomposa et fut presque aussitôt remplacé par un
autre

 

l’écoulement incessant d’une forme dans une autre

 

pas de visage mais une cavalcade de visages, de brouillards
de visages qui se métamorphosent et dont seul le regard persistait,
deux trous noirs qui ne cessaient de me fixer

 

ce n’était pas tout à fait le silence — c’était bien proche — plutôt une rumeur, un murmure qui cognait, renvoyait à des bribes endormies, végétatives, à des restes engourdis, de sensations recouvertes, enfouies

 

par effraction
retour de l’inanimé

 

les cailloux poussent
j’ai le devoir de veiller sur eux

 

comme une vacillation l’éclat du mot ouvre l’espace

 

on n’a beau dire
on ne voit pas

 

ici — il n’y a pas d’image arrêtée, il n’y a pas d’image (J. D.)

 

les cailloux poussent
un monde ancien remonte

 

ce visage frémissant
ce visage craquelé
aux couleurs passées

 

vu de profil
privé de regard

 

son indifférence nous maintient à distance

 

l’émotion composée
s’octroie une signification
parfaitement vide
l’apparence d’un sens

 

la pensée-son
brisant les fils
parfaitement folle

 

le progrès régressif de la pensée

 

pas de retour circulaire mais une avancée en spirale – un cercle virtuel qui se dédouble et monte sans jamais se réaliser

 

ce qui arrive ici n’arrive jamais

 

ce qui échappe à la parole passe par la parole

la parole œuvre ce qui l’excède

 

— ce que je dis, je le tais

 

elle touche à peine le sol, accueillie dans le dire la vision fugitive n’a pas encore revêtu la forme d’une sensation

 

sans relief ni matière
suprêmement ancienne
elle n’est rien de neuf

 

elle reprend
des gestes oubliés
secrètement réglés

 

l’écho révèle ce qui l’institue

 

sans voix — je puise dans la réserve de paroles, je m’immisce dans une parole déjà dite, me glisse subrepticement dans le préexistant confié en héritage — nous écrivons toujours sur de l’écrit

 

le braconnage de la pensée  — entrelacements de phrases dont les accidents ne cessent de se fondre les uns dans les autres

 

avant la pensée — la nuit
après la pensée — la nuit

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Christophe Caillé • La promesse

Depuis le début je vois Instin comme un fantôme. Le fantôme de la réalité.

Hinstin est mort à l’aube du siècle dernier et depuis Instin erre dans les allées de la Création, se faisant connaître de quiconque voulant aller au-delà des apparences, là où le commun des mortels ne voit que du feu, dans ce cercle à la fois sacré et sacrilège d’où les créateurs — comme pour le remercier de leur être apparu — tentent désespérément de le faire voir, de le faire réapparaître, de lui donner droit de cité, d’offrir en somme une âme à la réalité.

Sans doute en ce milieu des années 80 Instin était-il derrière moi mais je ne le voyais pas encore. Je n’étais pas du genre à me retourner, on me disait têtu et obstiné. Ils pouvaient être mille contre moi, je gardais ma pensée. Bien sûr je m’examinais, je tâchais de comprendre pourquoi les mille avaient de tout autres pensées. Mais si toujours je croyais être dans le vrai, alors il n’y avait plus rien à faire, personne alors ne pouvait me faire entendre raison. Têtu, peut-être, mais pour moi c’était une forme de résistance. J’agissais en mon âme et conscience. Ma pensée m’appartenait, j’en étais le seul responsable.

Instin se tenait donc derrière moi et, se rappelant soudain qu’il avait été général, me poussa brusquement dans les bras de l’armée.

Ce que je fus alors, on le nommait appelé. Appelé : on a soi-disant besoin de toi et une voix alors prononce ton nom. C’est une espèce qui a disparu, qui déjà à l’époque était en voie de disparition. Dans mon entourage il n’y a pas grand monde à avoir fait l’armée et les quelques cas étaient du type « planqués ». Moi, je me suis retrouvé dans un camp semi-disciplinaire.

Quand je dis « je me suis retrouvé », c’est ma faute, j’ai répondu à l’appel. Au psychiatre qui me posait la question, j’ai répondu « oui, je veux faire l’armée ». Même à eux ça ne paraissait pas évident. J’étais alors au milieu de mes études de sociologie et c’est probablement pour cette raison qu’ils m’ont convoqué chez ce psychiatre que je n’avais pas demandé. Ce dernier a dû se dire : « Ok, si tu veux faire l’armée… », et je me suis retrouvé loin de Nantes, près de la frontière belge, dans une sorte de bout du monde, un no man’s land idéal pour jouer à la petite guerre. Camp de Sissonne, c’est le nom de l’endroit. Qu’y avait-il dans la voix pour que je réponde à l’appel ?

C’était peut-être Instin. Tout ce que je sais, c’est que la voix d’Instin est persuasive. En réalité je crois qu’elle m’a toujours guidé et je sais maintenant pourquoi je suis allé à Sissonne.

Mais à l’époque, il y avait sans doute le désir de me mettre moi-même à l’épreuve, sans doute aussi la volonté de ne pas échapper à la loi commune. J’étais un intellectuel mais je n’étais pas que ça. Et puis, j’avais le goût des expériences. J’avais sûrement envie de voir comment j’allais réagir, précipité dans une situation extrême pour moi, tout à fait en dehors de mon univers. Je n’avais jamais touché à une arme, je n’allais pas voir les films de guerre et j’ai très peu joué aux petits soldats. Je me souviens que mon père était désemparé.

Mon père avait fait la guerre d’Algérie. Il n’en parlait jamais et je ne lui ai jamais rien demandé. Mais il savait que l’infanterie, c’était le pire que je pouvais demander.

Un camp n’est pas une caserne. Quand le jour s’enfuit, vous ne pouvez pas en sortir. Vous le faites une fois pour marcher jusqu’au village mais vous ne le faites pas deux fois. Il n’y a rien à voir et il n’y a rien à faire. Moi qui jusqu’à ce jour ignorais l’ennui, j’ai fait connaissance avec ce vide qui parfois s’installe entre nous et notre pensée.

Rassurez-vous, je ne vais pas ici raconter de l’armée toute mon expérience. Instin veille sur moi. Je le sens qui m’oblige à ne pas perdre de vue le but mais je connais ses faiblesses et je sais ce qu’il aime. Il apprécie les chemins détournés et le mélange des genres, le décalage, le visage qui ne correspond pas à la voix. En outre, pour que le lecteur soit susceptible de comprendre toute l’ironie de l’histoire, il faut bien que je plante le décor et que je décrive un peu l’ambiance.
Je n’avais jamais vu de ciel si bas, si lourd, pesant tout à fait comme un couvercle. Et l’hiver fut rude comme je n’en ai pas connu depuis.

Mais je fus « planqué » à ma manière : ils avaient besoin de radios, à l’issue des classes j’entrai dans le service Transmissions. Là, j’appris un nouveau langage, celui des ti (grosso modo l’équivalent d’une noire) et des ta (l’équivalent d’une blanche). Je savais — et je sais encore en partie — l’alphabet qui va d’Alpha (tita) à Zoulou (tatatiti). Je savais traduire la musique en messages que l’on transmettait aussitôt aux instances supérieures. Nous étions surtout utiles quand il s’agissait de jouer à la guerre. Par exemple, on passait le message « un gaz toxique avance sur nous », et si, peu après, le colonel nous surprenait sans masque, on devait aussitôt s’allonger et jouer les morts. Voilà à peu près à quoi je servais. J’ai du mal à imaginer ce qu’il en aurait été en temps de guerre.

Nous dînions vers six heures, ensuite on occupait comme on pouvait la soirée. Notre adjudant, rondouillard et débrouillard, avait réussi à fourguer aux gars d’avant une télé — objet exceptionnel — ce qui fait que notre chambrée était de loin la moins tranquille et la plus visitée. Par un fait exprès mon lit superposé était au niveau de la télé posée sur une armoire métallique. J’avais donc la tête tout contre et pourtant je lisais ; dans le brouhaha je parvenais à comprendre ce que je lisais car ce que je lisais m’aidait à résister. Je me suis ainsi nourri de tous les essais de Montaigne ; ses leçons de stoïcisme m’étaient hautement profitables tandis que me parvenaient les échos de Santa Barbara.

J’étais différent mais j’avais ma place dans le groupe. Quand il le fallait je savais boire ma quinzaine de bières. Je pourrais vivre dans n’importe quelle communauté du moment qu’on accepte que par quelque côté je m’échappe. Je joue toujours le jeu mais je ne le joue jamais jusqu’au bout. On peut appeler cela de la réserve.

J’ai découvert là-bas un monde que je ne connaissais pas, j’ai rencontré des gars inimaginables. C’est là que j’ai appris que j’étais un privilégié. C’est là que j’ai compris à quel point l’intelligence était l’arme la plus redoutable. C’est sûr, il faut bien se défendre, d’une manière ou d’une autre il faut bien se faire respecter. Mais quel est-il, celui qui abuse de son intelligence, quel est-il, celui qui manipule les autres à seule fin — pense-t-il — de s’en tirer ? Un maître de marionnettes ?

Est-ce une marionnette, l’être de chair et de sang qui dit ce qu’on veut lui faire dire et qui agit comme on l’entend ? Que devient dans les mains de l’écrivain celui dont maintenant il me faut parler, celui qui a voulu que j’en parle, celui que j’espère ne pas avoir manipulé, celui que malgré tout maintenant je manipule, celui qui dans ma mémoire est désormais réduit au rôle de passeur, au seul rôle qu’il ait jamais joué dans ma propre vie qui dans la réalité est la seule qui compte, la seule que je ne peux trahir puisque c’est ma réalité ?

Puisqu’il faut y aller, je vais aller tout de suite à la caricature. Ce garçon, c’est Quasimodo. Quand j’écris ça, je n’ai pas l’impression d’exagérer. Une brute au teint rougeaud, la face taillée à coups de poing, des mains énormes. L’impression d’une violence qui n’est pas complètement parvenue à rentrer et qui se lit dans tous les accidents du corps. Bête mais au fond pas méchant. Les sections combattantes n’en ont pas voulu, il s’est retrouvé dans notre service comme homme à tout faire alors qu’il n’y a rien à faire. Je ne sais plus son nom. Allons-y pour Quasimodo. Un Quasimodo aux petits yeux bleus et aux cheveux blonds.

Nous allons voir ailleurs, nous faisons une virée au Larzac. Nous voyageons dans un VAB (véhicule de l’avant blindé). Nous traversons des villes. Par les petites lucarnes du fond j’aperçois des gens qui sont libres.

Je ne sais pas ce qu’il lui prend — énervement dû à la promiscuité, à la claustrophobie ? — mais Quasimodo m’envoie au visage un bout de pain bien sec. Il me fait mal et je renvoie le bout aussi sec. Branle-bas de combat. Heureusement les autres sont là et parviennent à le calmer.

Le soir même ou le lendemain, je suis de garde. Ça veut dire : veiller la nuit au cas où un message arriverait. Comme nous ne sommes pas assez de radios, on nous adjoint à chacun un conducteur qui toutes les quatre heures nous relaie. Si musique se fait entendre, il réveille le radio qui dort. Moi, j’écope de Quasimodo.

J’aurais pu mal dormir mais en réalité je crois que j’ai très bien dormi. Je n’ai eu aucun mal pour le réveiller et dans la situation inverse il fut la douceur même. Au matin, il me dit ceci : « Promets-moi qu’un jour tu me mettras dans un de tes livres, promets-moi que tu parleras de moi. » J’ai promis. Je croyais que ça ne m’engageait à rien.

A cette époque, autant que je m’en souvienne, il n’était pas du tout question que j’écrive un jour. C’était probablement là mais ça ne m’était pas venu à l’esprit. Tout ce que Quasimodo avait vu, c’était moi en train de lire, moi plongé jusqu’au cou dans les livres. Mon corps était là mais ma tête était ailleurs. Ma tête était préoccupée par les mots au point de les faire siens, de les amalgamer jusqu’à oublier leur origine, jusqu’à avoir l’impression de les faire remonter du fond de ma propre pensée. L’écrivain n’était plus qu’une sorte d’intercesseur, le point d’appel à partir duquel je prenais mon élan, sautant hors de la page pour finalement me retrouver au sein de ma réalité — encore une fois la seule qui compte, la seule grâce à qui je peux me repérer.

En me regardant Instin devait sourire. Lui qui ne cessait d’errer sur les franges, lui dont l’existence relevait du passage d’un monde à un autre, lui qui avait pour mission l’abolition des frontières, savait pertinemment que lire et écrire étaient une seule et même chose. Ce qu’il faut pour lire est ce qu’il faut pour écrire. Bien sûr, lire vraiment, s’investir, ne pas laisser sa propre personne à la porte, et bien sûr, tout autant, écrire vraiment. Il n’y a pas de différence. Juste une question de volonté, ou de patience, ou d’inconscience…

A l’époque, je ne comprenais pas. Pour sûr Instin devait sourire.

Qu’avais-je dans la tête à l’époque — quand nous passions nos journées dans le hangar à laver des véhicules qui ne sortaient guère — qu’avais-je dans la tête quand nous défilions baïonnette au canon, mon œil droit à portée de la baïonnette de mon voisin de droite qui avait du mal à marcher au pas — pensais-je à quelque chose quand vers quatre heures du matin je courais pour être parmi les premiers à sauter dans le camion, pour ne pas attendre dans le froid le retour de ce dernier, pour pouvoir être au lit plus tôt — n’avais-je pas la tête vide quand je transcrivais des messages dont le sens m’était indifférent ?

Je crois en effet que je suis sorti de là la tête vide. J’ai poursuivi mes études mais je n’y croyais plus. Je ne croyais plus au jeu social, je ne comprenais plus l’intérêt de faire de bonnes études et d’avoir un métier respectable. Je m’étais vidé de cela. Malgré moi j’étais dans la situation de celui qui renonce à la vie normale pour être en mesure de recevoir Dieu. Il y a de quoi rigoler. Mais c’est quand même comme ça — à cause dans ma vie de ce trou d’un an par lequel mon envie de réussir avait dégringolé — que peu à peu je me suis mis à écrire, pour combler mon manque de croyance en la réalité telle que désormais elle se proposait — une comédie told by an idiot, signifying nothing.

Instin se penche sur moi, me suggère à l’oreille que j’ai peut-être exagéré. Ti-ta-tititi-titi, titatiti-ti-tatitati-ta-ti-titita-titati, ta-titita-tita-tititita-tita-titi-tititi-ti-ta-ti-tata-tita-tati-titi-titatati-titita-titatiti-ti ? Mais au moins aujourd’hui j’ai tenu ma promesse.

William Radet • Le trouble et le flou

William Radet
www.william-radet.fr
Habite à Paris.
Typographe devenu Polygraphe.
Gros lecteur.

Voici « quelques bribes folles ou molles saisies lors d’une rencontre improbable et fortuite. Le Général Instin et Le Flou… à peine discernables dans un petit brouillard laiteux. »



J’étais assis sur une pierre tombale particulièrement avenante… à contempler le crépuscule. Le dernier étage de la tour s’embrumait mollement. Une douce torpeur m’envahissait tout tandis qu’une douce grisaille noyait la ville. Je baignais dans le coton avec une envie sourde de mourir en souplesse, ici, de suite. Mon Nagra dormait contre ma cuisse. Fidèle… L’idée me vint aussi de rester aussi tard que possible pour capter les sons qui peuplent un cimetière dans la nuit.

Mon capteur/enregistreur diabolique en action, un casque sur les pavillons, j’attendais… Me suis-assoupi ? Toujours est-il que mes sens furent soudain en alerte. Un bourdonnement singulier semblait venir d’une masse à peine plus sombre que le brouillard et en augmentant la capacité de réception je perçus des voix…

Deux voix sourdes, équilibrées, posées. Depuis quand parlaient-elles ?

LE FLOU
« Le génie, la puissance inventive et génératrice, suppose que l’homme laisse vivre en lui les deux sexes de l’esprit : l’instinct des simples et la réflexion des sages… qu’il soit en quelque sorte homme et femme, enfant et mûr, barbare et civilisé, peuple et aristocrate. » Michelet. Jules… à peu près. Je raccourcis.

Général INSTIN
Un génie ne saurait être flou… Je vous ai peut-être un peu vite attribué des qualités extrêmes, tout ébaubi que j’étais de voir et de lire avec quelle adresse vous détournez les choses les plus nettes, le plus évidentes… Un génie ne saurait être flou…

LE FLOU
Pas plus qu’il ne saurait être trouble…
Rien dans ce monde n’est ni clair ni net ; vous le savez bien, Général.
Je ne dis point Mon Général… Tout simplement parce je ne possède aucun titre de propriété sur un homme en général… Ni en particulier d’ailleurs.
C’est net.
Si j’ai quelque génie ma foi, c’est de savoir détecter LE FLOU partout et de le montrer pour qu’on perçoive mieux LE FLOU des choses.

Général INSTIN
Vous m’expliquerez ça.

LE FLOU
Alors que votre génie s’est épanoui dans le trouble…

Général INSTIN
Je ne saisis pas bien où vous voulez en venir, même si cela nous rend un peu confrères… Nous sommes un peu des spécialistes, chacun à sa façon, du mystère mou, du non-dit, du mal vu, de ambiguïté.

LE FLOU
Quand vous dites mal vu, vous voulez dire brouillé…

Général INSTIN
Votre marotte de la polysémie vous perdra… brouillé comme le regard trouble, brouillé par LE FLOU

LE FLOU
Votre marotte à vous c’est de brouiller les cartes… de troubler, de faire surgir les conjectures.
Vous avez commencé tôt ? Ne répondez pas !
Votre réponse serait floue et je serais trop à l’aise dans son détournement.
On ne naît pas troublant. Donc vous l’êtes devenu.
Par quel cheminement êtes-vous parvenu à une telle maîtrise du trouble ?

Général INSTIN
J’étais jeune savez-vous…

LE FLOU
Mais vous l’êtes resté !

Général INSTIN
La flagornerie n’est guère floue. Elle est toujours nettement intéressée et vous me flattez pour que je reste clairement en phase avec la mémoire de ma jeunesse et que je me livre à vous. Libre à vous, mais si je vous conte quelques secrets, c’est que vous me semblez que vous digne de les recevoir sans vous troubler.

LE FLOU
Il m’en faut beaucoup plus pour me troubler, pour déranger mon système.
L’idée même de découvrir la genèse de votre génie de la dissimulation programmée simultanément visible et incontrôlée m’intrigue et m’invite à la jubilation confraternelle. Donc…

Général INSTIN
Donc rien. Rien. Rien de rien. Un piaf. J’étais jeune je savais guère où me situer… Rien.

LE FLOU
Le rien n’est-il pas le terreau le plus propice à l’émergence des idées les plus folles… ?

Général INSTIN
Rien chez moi n’évoquait la folie… Le plus fort est que j’avais en mon faible intérieur une forte propension à détester le désordre, le trouble…

LE FLOU
Au même âge probablement… j’ai crié très fort dans mon faible intérieur « Y-a-il une âme qui vive ? » et je suis resté sur le qui-vive.

Général INSTIN
Ne m’interrompez pas. Vous me feriez perdre le fil.

LE FLOU
C’est pour cette même raison que je vous ai interrompu. Un fil. Pardonnez-moi.
Au même âge probablement… on me disait « Arrête de parler de toi ! » et je répondais « Oui, mais quand j’arrête, les autres parlent d’eux ! » Je vous écoute.

Général INSTIN
Je ne me complaisais que dans un certain ordre des choses tout en donnant l’apparence extérieure d’un doux désordre qui désorientait ma bourgeoise famille.
Imaginez la surprise de mon père répétant à l’envi « Adolph est bon à rien » quand j’ai manifesté clairement mon désir d’épouser une carrière militaire.
Les recruteurs en képi possédaient-ils des dons de divination ? Toujours est-il que dès ma première mission on m’expédia dans des régions improbables pour mater par la force les troubles permanents qui perturbaient la stabilité politique.

LE FLOU
Votre premier contact avec le trouble…

Général INSTIN
Je n’avais connu que certains des troubles bénins d’un tout autre genre. Adèle…
Toujours est-il que c’est là, au contact direct sur le terrain que les fauteurs de troubles me sont devenus familiers. Leurs actions maladroites et floues étaient animées par un sens de la justice si sincère que, je dois le reconnaître, j’ai été touché. Tous ces agités qui troublaient l’ordre établi, l’ordre artificiel !

LE FLOU
Vous en avez donc conclu que le désordre était plus juste !

Général INSTIN
Exactement. Plus juste que l’ordre général.

LE FLOU
Plus juste que l’ordre, Général !

Général INSTIN
J’ai analysé avec beaucoup d’attention la moindre des situations troubles que je combattais sur ordre supérieur. Après la consternation, la découverte. Une ferme et intime conviction. Mon envie la plus sourde, la plus profonde, ma position morale la plus naturelle : maintenir l’ordre du désordre.

LE FLOU
Le désordre nécessaire…

Général INSTIN
C’est à ce moment-là que nous nous sommes rencontrés !

LE FLOU
Je me souviens. C’était dans un château des Carpates… Vous fêtiez votre promotion.

Général INSTIN
Et vous êtes passé par hasard ? Vous ne vous êtes jamais expliqué.
Je vous ai vu entrer dans la salle de bal.
Vous aviez un petit sourire à la 4,95… pas tout à fait cinq…
Et vous avez invité ma cavalière à danser… et tout est devenu flou tout à coup.
J’ai bien vu que vous semiez le trouble, je m’y connais. Et pour elle, un ravissement…

LE FLOU
… comme celui de Lol V. Stein allez-vous me dire. Son histoire était encore inimaginable même si Freud commençait à faire des siennes, même si Proust piaffait devant ses aubépines…

Général INSTIN
… et toute les choses guidées, dirigées, ordonnées pour la fête avec une minutie et un sens du détail bien rare en cette époque troublée sont devenues molles, folles, folles et molles.
Vous arriviez en trouble-fête et vous étiez accueilli comme un ami de toujours.
Vous apportiez avec vous un flou… artistique, insaisissable, indéfinissable.

LE FLOU
Je mène une vie de flou. C’est une vocation.

Général INSTIN
Vous ne m’avez jamais adressé la parole. Vous n’aviez d’yeux que pour les femmes.

LE FLOU
Elles saisissent mieux l’importance du flou. Sa part esthétique. Sa part de rêve.

Général INSTIN
Et elles provoquent le trouble, en général !

LE FLOU
Je vous observais… Je vous observe depuis longtemps.
Tout homme peut voir, très peu savent toucher. Je ne sais plus qui a dit ça.
Considérons que cette maxime vaut pour nous deux.

Silence un peu long.

J’ai cru un instant que Négrita (le doux nom que j’attribue à ma machine à capter) était en rade… Puis la voix du général…

Général INSTIN
Voulez-vous parler plus fort, mon cher, je ne vous comprends plus.
Votre voix monocorde devient un souffle. Plombée.

LE FLOU
Je ne dirai rien de votre voix d’outre-tombe.

Général INSTIN
Vous êtes bien le seul à la percevoir en direct.

LE FLOU
Performance exceptionnelle que celle d’une voix disparue qui se fait toujours entendre.
Je vous envie parfois. Etre connu sur la planète au travers d’étranges réseaux…
Susciter l’intérêt, la haine peut-être, la consternation, la crainte… la curiosité…

Général INSTIN
Mon but est pourtant simple : provoquer chez les humains
a) d’abord l’expectative
b) puis le doute
c) vers une prise de conscience
c) pour une révolte pacifique

LE FLOU
En somme nous faisons la même chose avec des moyens différents.
Je suis le fou du roi, j’amuse gravement tandis que vous faites une drôle d’éminence grise.

Général INSTIN
Et nous souhaitons tous deux la chute du roi. Ha ha.

LE FLOU
Sans être des génies nous sommes des trublions. Finalement nous utilisons tous les deux des techniques de communication et manipulation qui tiennent compte de toutes les dualités : homme et femme, enfant et mûr, barbare et civilisé, peuple et aristocrate.

Général INSTIN
Vous l’avez déjà dit… mais à chacun sa méthode.
Vous ne me ferez pas revenir en pleine lumière, pas plus que ne consentirais à vos jeux même si je sais que leur apparence puérile est un doux leurre.

LE FLOU
Contre la douleur.
LE FLOU adoucit les contours… estompe les arêtes, amollit les angles, qu’ils soient droits ou aigus… adoucit la rigueur prétentieuse de certains concepts.
LE FLOU, c’est l’imprécision volontaire pour lutter contre la transparence.
Le trouble a des effets presque identiques à ceux de l’ironie… il pousse à l’interrogation, à la recherche de l’au-delà des apparences.

Général INSTIN
Le trouble s’accommode aisément de l’ombre et peut même s’accentuer dans la nuit tandis que LE FLOU disparaît. Fondu au noir.

LE FLOU
« Dans le noir, on y voit plus clair » disait Thomas Bernhard…
Une ultime question saugrenue, Général…
Vous qui êtes familier d’un lieu où se côtoient tant de gens célèbres…
Savez-vous pourquoi la tombe de Sartre est jonchée de tickets de métro ? La vôtre provoque bien plus de sidération et questionnements.

Votre front derrière les craquellements attire irrésistiblement les scripteurs qui viennent ici pour se faire démasquer…

Général INSTIN
Ne sont pas encore nés ceux qui déchiffreront le sens réel de tout ça.
Quelques-uns y casseront leur plume… D’autres vont jeter l’encre.
Je les attends.
« Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à table et écoute.
N’écoute même pas, sois absolument silencieux et seul.
Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques.
 »
Kafka.

LE FLOU
Mais à en croire tous les pseudo-détectives qui sont à votre recherche ici-bas, vous êtes ici, ici ou là, là ou ailleurs. Vous êtes partout ! Certains milieux dits biens informés affirment même que vous dirigez la 22ème division secrète.

Général INSTIN
Je cultive une certaine ubiquité… L’ambigüité ne semble pas suffisante pour servir ma mission fondamentale, celle que vous devinez…

Bon. Je crois qu’il est temps de regagner nos univers respectifs. Le brouillard s’épaissit.
Au revoir Monsieur…

LE FLOU
Au plaisir d’une autre rencontre du même type, Monsieur… Au revoir…

J’ai coupé mon Nagra, je l’ai couché dans sa sacoche.
Je suis resté longtemps immobile.

Après un temps improbable,
J’ai pensé qu’au studio on me prendrait pour un dingue et que mon truc ne  serait jamais diffusé mais j’ai ressorti mon Nagra pour noter à voix basse :

« Le devenir du monde dépend plus que jamais du trouble et du flou…
Les femmes et les hommes doivent apprendre à vivre dans le trouble et le flou,
À gérer l’incertitude et à appréhender la complexité croissante du monde engendrée
par une évolution technologique mille fois plus rapide que l’évolution des cerveaux…
mais qui ne freine en rien une barbarie montante d’un type indéfinissable
».

FIN

Paris le 23 février 2012

L’émission du général : Guillaume Vissac


Mission m°pl

Mollusque avale\soleil insoumis. 
Inversions délicates. Pures ; et de poids.
Monopole.
GI


Vers l’ou-est. Avons marché des heures jusqu’à rebours. Les Zautochtones racontent qu’à s’enfoncer par là (par là parlant pour l’ou-est) on tourne tête au temps. D’abord sous la semelle de nos bottes, les Zautochtones sont sortis des charniers où des clones de nous-mêmes les y avaient collés, ont découpé des dents les goupilles des grenades étrangères importées, ont aspiré les flammes dans ces coquilles de rouille, ont remis les goupilles dans chaque rouille (dans l’espace prévu pour) et ont rangé la pomme soigneusement dans la poche de leur jean (les pommes sont les grenades). Leurs vieilles Kalash en bandoulières pointées sur nous ont sucé hors des peaux (toutes les nôtres), chairs et muscles (celles idem) des balles folles tailladées en étoile. Z’ont grimpé seules, intactes, dans la matrice de leurs chargeurs. Et en réponse les hommes (les nôtres) ont aspiré les leurs (leurs balles), ont recollé des crânes (en pièces), remboité des mâchoires (matées). En cercle autour de leur village rouillé avons-nous vu valser les armes en préambule ? J’avance talon d’abord sans voir où le corps, sans moi, s’avance. Je sors des jumelles de pupilles noires mes yeux. Ils nous balancent des drapeaux blancs jurant qu’ils sont serècnis. Après coup je les crois.

Tempête du désert dans l’oeil, l’soleil est mi mollet, dit l’un des gars, les yeux dans le dos, visant sa pisse d’une flaque d’eau chaude au pied des dunes jusque pile dans la fente tranchant son gland en deux miches mauves près des deux pouces. Bientôt, je l’ai vu boire des litres à la gourde avant que l’eau froidisse.

J’ai reconnu le carnet que j’efface page à page sous mes souvenirs fanés. Il ferme : il ferme avec un élastique plastique. J’écris en blanc dedans au bic. Mes mots sont ceux qui sans saveur s’en vont sans dire un mot. Je fais revenir salive dans ma gorge et ma langue (autour) et fais des bulles avec avant reprendre la marche sous le cagnard d’hier.

Avons domestiqué l’assaut sur des cartes en 3D en couleurs en parlant. Telle âme prendra tel flanc prendra telle balle venue de tel canon précis pointé sur eux. Qui donc ? D’autres que nous, préparant leur massacre à la même heure que nous le nôtre, mais dans d’autres espaces et sous d’autres ciels blancs.

Tel qu’on me voit (devine) je réchappe d’une tentative de déstabilisation par un tireur isolé qui voulait, seul, loin de tous ses semblables, me choper une guibolle et me faire voir le sable d’un peu trop plus que près. Un des gars sec me sort de terre et m’attire vertical vers les cimes de mon crâne. L’oeil de verre du sniper sous la lunette clignote ; il fait craquer tout seul ses trois fois dix phalanges.

Quant au lieutenant Gamin, voilà son corps. Marchons, marcherons, avons marché sur les traces d’une embuscade au sable. Nuit noir dessus nos os poisseux. Les gars soufflotent avare de l’air, avare ou avarié viré. Les tranchés, tout autour, schlinguent : et la mort et la caque et le sang. Lieutenant Gamin, le fameux fils d’un Général Quidonc (mais influent le con). Le sang, la mort et noire la caque s’échappe en rade de son crâne mort et ses rêves vieux de quelques vingt hiver (ou plus, ou moins) remontent sous forme de matière noire et grise (et blanche, et sans grumeaux au fond). Le sable chiasse le sang, la mort, la surface molle et l’entonnoir fait d’os qui jadis bouchait le trou de la balle avant, après, qu’elle entre et splatch. Je garde toujours mon livre de codes sur mon petit coeur. Prêt à déchiffrer les messages, prêt à comprendre tout lorsque l’ordre d’en haut sera largué sur nous. Longtemps, longtemps avant, après, tout ce corps misérable. Les gars dévalent en vertical les dunes, de l’en bas vers l’en haut, et volent à son secours de con. L’os est bouché, le corps crépite, vacillé le cadavre à nos pieds tiédissant. Dans quatre, trois, deux, un, lieutenant Gamin, apnéique ou tout comme, soulèvera son squelette vers la nuit. Je le mets à l’abri sous mon casque et reset à mon tour.

L’émission du général : Frédérique Cosnier


Mission h7-56 “Inventaire solide”

Messicole Souvenir Ce carnet.
Roule pluie sous le col entre-deux chez soi.
Il n’y a pas d’alternatif.
GI


Il y a longtemps
Je pensais
rentrant d’une mission première
Jamais je ne serai
Général
Dans ma jeunesse enfouie
je mâchais mes refus
comme des graines
Alors je disais
revenant du pays inconnu

« Aucun remords. A toi. Quand tout.
Sera fini.
Sidonie.
Il fallait que je parte.
Et là, serait le retour ?
Je
Je
Je meurs – Je
Je crois que je meurs Mais
c’est peut-être seulement
la mort de
Lucien de Jacques Emile
leurs corps au fossé
En souvenir

Images incrustées d’obus
Empire Ottoman
J’ai vu de loin
corps de Bachi-bouzouks
Beaucoup de tissus beaucoup
avec drapés vifs et ornés

Qui parle ?
Brume ici – Plus que brume c’est
Nuit noire sur Grande Courtine / et
petit redan
Reliefs / topographie émue
Sidonie ma sœur
– au pays
Je rentre
avec Noms-images
vivants

Cadavres roulés dans les redoutes
jusqu’aux traverses
Je ne connaissais par leur nom
Emile m’a remis le rapport
des hôpitaux
On me prie de dire
tous les noms
Sans exception
Je n’ai pas le choix et c’est
comme un supplice
alphabétique

Mais j’ai oublié l’ordre
Tant prisé par l’empereur
Il aime les registres
pointilleux
Soldat au 27e de ligne
80e de ligne 20e de ligne
10e bataillon de chasseurs à pied

Il y a eu cette explosion
Magasin à poudre
à la Courtine de Malakoff
Ce bruit
On a eu du mal
à trouver des cacolets solides
pour tous
98e de ligne 80e de ligne
La tour est tombée
avec mes songes
Ils avaient mon âge

J’ai
ce souvenir de toi
Ma sœur
dans tes robes déjà noires
Tu garderas la maison
où nous avions nos chambres
Car sans doute
Je meurs

Tu sais, le soleil criait fort
comme un sourd
là-bas
Je pense au soldat PHILIBERT
Ses mains parfaites
refermées sur sa peur

Paul et Léon ont rapporté 360 clichés
pris dans du papier ciré sec
Ils ont usé
du collodion albuminé
Ça tient mieux au jour je t’assure
comme tes couleurs à ma cervelle
attachées / Sidonie
Bleuets dans ta corbeille
Désormais tu iras
les cueillir toute seule

Près de Sébastopol
j’ai eu 24 ans hier
Sous la pluie
les images
n’épargnent personne
Jamais je ne serai
Général

C’était le rêve de papa. »




COULAIRD
VARENE
MEGEZ
CHEUVALIER
LAMBERTE
MAGEY
BARENGER
FERIGOULE
FILLOUL
LEIAGE
ROISSEL
SIGOUD
GEIRAUD
MOUILLEYRE
LIVERNANS
TOIMASSOT
VIEYRAT
ESPENNAL
VERMEIRE
VERATE
BEYSSANGE
CHAMPET
DUIFIN
GUILLAMONT
CAPTEIL
MARTEUL
RAMCLEZ
GILBRUT
LAGRADE
ROUXIN
BRETEUX
DEVEYROINE
EYMARDIN
BARTHELEMYEUX


Alvaro García de Zúñiga • Le fabuleux intestin d’Instin

Poète, Garcia de Zúñiga a fait de la langue (des langues) la matière première de son travail créatif, une langue musicale, visuelle, une langue inventée, vidée, détruite-reconstruite, génératrice de sens/sons multiples. Une langue passe-partout finalement, une langue sans nationalité spécifique qui s’amuse à se croiser avec d’autres langues, à des-hiérarchiser les conventions linguistiques. Une langue élastique où la norme ne s’impose pas et la différence est la bienvenue. Une langue régie par trois mots: Étrange, logique, musique. Plusieurs de ses textes ont été l’objet de mises-en-scènes de l’auteur et/ou de lectures publiques. Il a réalisé plusieurs films, pièces audio et de théâtre radiophonique/art acoustique. Avec Teresa Albuquerque il crée en 1996 blablaLab, un laboratoire de projets transversaux et multidisciplinaires développés fondamentalement à partir de ses textes.

Le texte que nous présentons provient du projet Manuel, programme de théâtre radiophonique/art acoustique, realisé par Alvaro García de Zúñiga et Hein Brhül, produit par le Studio Akustische Kunst de WDR en 2003 et 2004.

Manuel — mi-homme, mi-mode d’emploi — essaye de comprendre la réalité à travers les livres. Et vice-versa (à travers les livres la réalité). Et vice-vice et versa-versa (à travers les livres les livres et à travers la réalité la réalité). D’abord fixé dans la fixation, Manuel pense à y penser pour finalement dire qu’il faut parler. Trop tard.


Court et droit au but.

Comme son instinct.


Généralement on parle des instincts du général,

mais il s’agit d’une erreur majeur

dit le capitaine Manuel,

qui a été son quiroproctologue

qui reporta, procta logue est,

quelques troubles qui troublèrent

corps et esprit (pompier)

des instances d’Instin

quand il était déjà bien plus que colonel.


Manuel a signalé

(avec son index majeur,

mon commandant) :

iléus paralytique

mégacôlon toxique

Hirschprung

Crohn1

enterovirose

parasitose

chólera

et pire que tout

(dit colérique) :

invagination intestinale

ou intussusception.


Pas sympathique,

comme système,

parasympathique du tout.

Vaguement vagal,

dit Manuel, tonique.


Ainsi, le destin

de l’intestin d’Instin

s’est voulu

lypotimique

et phénoménalement sujet

à des phénomènes colitiques

diarrhées,

vomissements

et larmes,

pleure Manuel.

L’émission du général : Lucie Taïeb & Benoît Vincent


Mission 564gi3Rff6F7 “Musaraigne indomptable”

Est-Est-Est. Glaive indomptable.
Gracier la musaraigne — délester la Gueuse. Orant.
GI


Frimas. Du jour au lendemain, la saison a tourné. Mais trop tôt. Les hommes l’ont ressenti. S’en sont plaints. Mais que faire ? Je n’ai pas le pouvoir d’accéder aux cœurs. Je n’ai pas le pouvoir d’accrocher les cieux. Leurs souhaits sont vains. Il faudrait une requête à l’ordre/l’autorité, au Général Luimeme. Je ne suis que le messager, le modeste nocher de la nuit, du feu et du fer. Je ne suis que traducteur et toujours menacé de tradicteur.

Le dernier câble est toujours plus trouble que le précédent. J’ai fait prendre toutes les dispositions pour abreuver les hommes, signe d’un prochain massacre. Tout s’explique, leurs bouches offertes au sang ; leurs veuves ; l’espoir lié dans la mission. Sauve la musaraigne = boire boire boire, à s’en faire péter la peur, à s’en découdre le cœur et avancer, sous la merde qui tombe, sur la merde qu’on piétine, à travers la merde en flottement, la purée de pois, les corps déchiquetés, les bois brisés, les bêtes agonisantes et la pluie et les balles.

Boire boire boire parce que comme ça ce n’est plus un visage ou une main, mais tous les cauchemars prennent corps dans le combat. Boire boire boire.

Je connais le Livre des Codes, le revers secret des pages dissimulé dans nos Code canonique, Code de la Guerre, Code de la guerre civile, Code de la guerre de sécession, Code des armesCode de la l’occupation et Code du terrorisme, et toutes leurs annexes comme le Guide de la guerre bactériologique, Le recueil des tortures, ou celui De la propagande.

Je prends la musaraigne entre mes doigts, son symbole éclair, son pelage qu’on mangerait, et à son évocation, et aux mouvements qu’elle impulse : orientation, et manœuvres et stratégie. Je ne perçois pourtant pas très bien encore pourtant le lien avec les autres instructions. Se peut-il que j’aie mal cerné les mots ? Se pourrait-il que la chaîne se rompe ? Se pourrait-il que le messager se soit trompé de destinataire ? Et si c’était un piège tendu par leurs araignées ?

Boire boire boire. Diluer l’angoisse dans la bouteille, diluer aussi le nom, et la parole. Ne plus avoir que des bêtes, rompues au, assoiffées de, revanchardes.

L’assaut à ce prix l’assaut à ce prix l’assaut à ce prix.

Que le mal devienne vengeance boire boire boire. Et la lâcheté résistance.

Verso d’emballage de caramel. Une astuce. Un jeu de mots, une blague. Sphinge dératée, réduite à fils de cuivre et potards fragiles et porcelaines, comme les des dents polies et brillantes dans la boue, pose ta question, venue des limbes, des sous-sols de l’histoire et dis-nous tout, dis-nous ce qu’on doit faire, et nous ferons, nous exécuterons tes ordres, pas de messager moins zélé, pas de mercure moins performatif, ordonne et j’obéis.

Sphinge de farce et attrapes, tirage au sort à la Foire du Trône. Mauvaise pioche. Combats. Front.

Je n’ai pas d’autre choix que de répondre. Répondre est ma mission. Répondre est opérer le calcul, accomplir le jeu. Je suis aux ordres. 

& Réponse est mon nom. Même si je ne saisis pas tout, je suis tradicteur, aussi, traducteur, j’en saisis assez, le message est plus condensé au centre, les marges sont négligeables, pense à la frappe d’un obus, on ne vise jamais à coté de sa cible, on ne pisse pas à côté du trou. Les dommages collatéraux sont nécessaires. C’est l’état de guerre. C’est la mobilisation générale. Je ne suis pas ici pour plaisanter.

Réponse est mon nom. Qu’on leur serve du vin blanc. 

Mission sp76jugi999 “Rosée profonde”

Rentrer. Promouvoir la rosée en instance, coopter la luciole, dépiauter du km.
GI


1er décryptage : le ventre
La nuit est longue et le régiment affamé. GI pris de nouveau dans une guerre dont on ne connaît pas le nom. Les hommes ont faim. GI blêmit de les voir chétifs. La culpabilité est un ver solitaire, y mettre un terme serait aisé mais les ordres attendus ne viennent pas.
Non loin, ils le savent tous, il y a l’Auberge Bleue, l’aubergiste aux yeux rieurs, la natte repliée sur son front, les yeux si clairs qu’on pourrait croire qu’ils luiront dans la nuit.
Non loin – de l’autre côté d’une ligne de front, à moins d’un kilomètre, des vivres pour des jours. Gi dans la nuit reçoit du siège central un message en langue étrangère, le traducteur délire tant il est affamé. L’enjeu : s’ériger en maître de l’aube. Je répète : s’ériger en maître de l’eau. Variante : s’ériger en maître du lot. On sait de source fraîche que l’auberge bleue reçut en ces jours décisifs approvisionnement de victuailles, charcuteries, lait frais. La femme aux yeux très clairs acceptera d’en livrer bonne part. Un homme, à l’aube, s’il est assez vif, saura pénétrer en camp adverse, et on ne remarquera pas plus sa présence parmi les autres hommes que celle d’une goutte de rosée sur une herbe sèche, l’instant d’avant. A l’aube encore, ses yeux si clairs seront surcroît de lumière, d’une main experte elle puise dans le stock et remplit le sac de l’émissaire de chapelet de saucisses. Pour des raisons qui lui appartiennent, trahir n’est pas trahir

2ème interprétation : le cœur
Ma petite clarté, mon ange, ma destinée. Les eaux montent. Je souffre de n’avoir pour toi que ces mots de deuxième main, quand tu attendrais peut-être l’une de ces longues lettres que les voies officielles ne me permettent de destiner qu’à mon épouse, mais je sais qu’au moins ces pauvres messages te parviennent, et que tu sauras réécrire, dans tes longues nuits solitaires à la flamme d’une bougie secrète, le message originel que je n’ai pu former de ma main. Je sais, que mon cœur parle au tien. Je ne rentrerai pas avant longtemps, ici la faim fait rage et les hommes n’en peuvent plus de marcher. Ma bien-aimée, ma lumière. Lorsque nous nous verrons, c’est toi que je dévorerai.
N’oublie pas, je t’en prie, de transmettre après l’avoir lu ce message à Qui De Droit. Toi qui as bien voulu m’initier, aux mystères verticaux. T’écrire est déjà Lui écrire.

3ème lecture : l’œil
Cette lumière qui m’aveugle est ta présence et ton absence est ta présence et ton absence et ta présence est ton absence et ta présence. Au loin ventre de la distance incomptée en rose dont le cœur est distinct de son centre lumière ô petite clarté pénétrer en ton nom j’entends la rose et la rosie et tu écartes mon cœur et entre mes deux yeux j’y perçois un parfum au seuil-seuil qui me tue te conquérir enfin rentrer en ta présence et clore-pororter le souffle asphyxie pleine priczme tranchant tu épétales ma roseur mon sang-sève madé chihure de l’œilpeau quatre et clore essaimer rôtisme de lalu-noyée cination ra sept et douze au multiple coproi. tiocipiette bouffe-bouffe au digénérer – râle. stanza-stanza-stanza-

SP38 & X | Proliférez

Le document que nous présentons est un montage photographique des installations presque performantes — perforantes — réalisées par SP38 à travers les murs du monde. SP38 a débuté sa campagne mondiale d’affichage en 2008 lors du festival Instin dans tous ses états à Arcueil.

Et si le Général était un passe-muraille ?

Nous présentons ici le montage (mort sous X) tombé de la septième livraison de la revue Gestes.

Nicole Caligaris | Les funérailles du météore

Le texte que nous présentons ce jour a été lu lors de la rencontre ‘Instin’ qui s’est déroulée le 7 mai 2010 dans le cadre des rencontres Remue.net.




Les Funérailles du météore
Conférence sur la conférence sur l’autorité du Général Instin
Addendum à la conférence (qu’on trouvera ici)

L’histoire a commencé pour moi au Val-de-Grâce, au cours d’une recherche aux archives, pour un de mes livres, Les Hommes signes, alors que je travaillais sur les mutilés de la face du conflit mondial de 14-18, par une enveloppe égarée dans un dossier auquel, pour des raisons chronologiques, elle ne pouvait appartenir. Dans cette enveloppe que j’ai eu la curiosité d’ouvrir, j’ai trouvé les notes préparatoires pour une conférence sur l’autorité, à destination des élèves officiers, avec un bordereau de commande du ministère de la Guerre, portant le nom du général Instin dont je venais tout juste d’entendre parler pour la première fois, par un ami qui commençait l’historiographie combinée de cette figure disparue des mémoires et, comme j’ai pu l’apprendre par la suite dans mes propres recherches, des registres, tout au moins du programme de l’École d’Instruction des Officiers : la conférence du général restera à l’état de notes éparses, citations, extraits d’ouvrages disparates dans leur nature comme dans leur chronologie, fragments de récits dont je dois avouer n’avoir pas encore pénétré la logique qui les relie ou devrait les relier à une conférence sur l’autorité. Elle ne sera jamais prononcée, cette conférence. J’ai trouvé depuis un document qui permet de comprendre pourquoi mais ce n’est pas l’objet de nos rencontres et je n’en parlerai pas ici.

Le discours prononcé aux obsèques du général par le président du comité technique génie nous apprend que c’est dans la ville d’Orléans, où il exerça son expertise dans la construction militaire et les fortifications, qu’il obtint ses galons de colonel. Et ce que les circonvolutions d’une recherche favorisée par le hasard nous enseignent, c’est que ce colonel Instin avait lié amitié avec le plus discrètement excentrique des notables du lieu.

Conduite aux archives municipales d’Orléans par une curiosité pour les distilleries d’anisette, contractée à l’Anis Gras d’Arcueil en septembre 2008, voici que je trouve, dans une des boîtes portant le nom de la famille Lausollée de la célèbre Anisette Suprême Lausollée & Siger, un courrier du général Instin adressé à Edmond Lausollée, patron de l’Anisette Suprême mais aussi folkloriste local, courrier dont la lettre a été perdue et auquel le brave homme avait seulement commencé de répondre, interrompu par sa propre mort. À l’intérieur de cette réponse et pour cela sans doute passés encore inaperçus, trois feuillets de la main du général Instin, réunis sous un titre, “Les funérailles du météore”, et que leur organisation et leur facture portent à verser au corpus des notes préparatoires à la conférence sur l’autorité, documents constitués de lettres dont je n’ai retranché que les formules de politesse et d’un rapport de police que j’ai allégé des répétitions, introductions et tournures d’un formalisme administratif qui risquait de lasser le lecteur d’aujourd’hui.

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Lettre du Dr Rocheport à un confrère de Tours pour lui confier un patient

Nous remontions le fleuve avec deux jours de retard. Notre navire était entré dans un brouillard si dense que nous ne distinguions plus nos propres mains. Équipage et passagers, nous étions groupés sur le pont comme en esprit, nos corps disparus dans cette atmosphère épaisse à quoi le printemps donnait une clarté d’absinthe et que la prudence nous faisait traverser à la vitesse du pas des bœufs.
Du reste, sans le savoir, nous avons dû nous approcher trop des berges. Impossible, à cette vitesse, et dans cette brume de savoir exactement où nous étions.
Ce que nous entendîmes tous, et qui sembla monter soudain du fleuve lui-même, ou du ciel qui nous était tombé dessus, ce que nous entendîmes comme provenant du pont même de ce bateau possédé par le fleuve et sa maudite écume qui aura noyé plus d’un pauvre homme, ce que nous entendîmes, je ne saurais pas le décrire, mais ça n’était assurément pas le son d’une gorge humaine et je n’y reconnus pas celui des chiens.
Inquiets pour leur bateau, les hommes d’équipage n’eurent pas le temps de s’attarder sur le phénomène. mais nous étions quelques passagers que le capitaine avait accepté de prendre, selon cette cérémonie à laquelle cette fois il me fallut, en tant que médecin, prendre part, et que, quel que soit le maître à bord, j’ai toujours vu se dérouler de façon immuable, à commencer par le dépôt des pièces sonnantes sur la page du registre des comptes puis la longue minute sous la toise du regard qu’il y a intérêt à soutenir muettement, et puis la formalité d’une bénédiction médicale qui m’a valu à bord la meilleure couchette et sur le papier la ristourne pour l’ensemble de mon voyage.
Malgré cette impitoyable toise chargée d’écarter les faibles tempéraments, un homme a flanché, un commerçant de Taragone qui en garda une main noire et y perdit son nom que je n’ai jamais su, pour y gagner, si je puis dire, le sobriquet de Diablo, Diablo à la main noire, qui remplaça le nom de son père pour le restant de son existence.
Dans ces sons rauques et glapissants que le brouillard tantôt étouffait, tantôt portait dans l’air absolument silencieux, Diablo entendit une voix qui s’adressait à lui, pire, il y reconnut le grec de sa petite enfance, grec dont le médecin que je suis ne saisit pas une syllabe. Mais Diablo, qui n’avait peut-être appris de grec que le jargon de Thessalonique, identifia avec certitude dans cette inintelligible syntaxe du hasard, du fleuve et du brouillard conjugués, la voix terrible d’Ulysse descendu chez les morts et qui les saluait un par un en leur rendant hommage au nom de Personne, avec à chacun la douceur due à son rang, et quand notre Taragonais entendit défiler les grands noms d’Espagne parmi lesquels était le sien, dûment flanqué de son prénom exact et de la date de naissance que lui fêtait sa grand-mère et que son état civil ne mentionnait pas, il le laissa couler, ce nom, dans le néant qui entourait notre bateau, et accepta de s’en séparer sur-le-champ pour sortir de ce cauchemar avec ce nom et cette main de singe, certes, mais vivant, l’âme encore chevillée à sa bedaine, libre de son commerce et de ses mouvements dans le pays dont il finirait bien par toucher la terre ferme.

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Lettre de l’instituteur des Aulnaies à l’inspecteur d’académie pour lui demander l’autorisation d’entreprendre une construction, avec ses élèves, dans la cour de l’école communale

Les vieilles gens de la région se rappellent avoir vu, dans leur enfance, se produire un forain piémontais dont la remorque s’ouvrait sur un chaos de lignes noires tracées sur fond blanc du sol au plafond, dont les triangles et les obliques faisaient paraître l’intérieur immense comme un cosmos.
Et c’est d’après leur récit que je voudrais construire, avec mes garçons de grande section, le modèle réduit de cette remorque.
On raconte qu’au centre de cette galaxie créée par les biais de la perspective, se trouvait un homme dans une tenue dont les dessins le faisaient disparaître à l’intérieur du décor de ce tour dont le but devait être la vente d’un tissu tout nouveau, prétendument venu de Chine, qui ne se déchirait ni ne s’usait s’il était porté comme il faut, qui se nettoyait sans lavage, au seul contact de la lumière, et dont le forain proposait à bas prix les coupons, il avait, paraît-il, un succès fou.
Faite d’enfants, de femmes en tablier, l’assistance était invitée à se taire. Et rien ne pouvait commencer tant que n’était pas observé par tous le plus profond silence.
Dans ce silence on fixait le jeu hallucinant des obliques noires croisées sur les parois blanches de la remorque où l’homme se tenait strictement immobile et, au bout d’un temps dans cette vibration de lignes, où il devenait indécelable.
Comme seule dans cette toile, l’assistance était invitée par un murmure du forain ganté de blanc qui restait dans son dos, à lancer une date du passé proche ou lointain.
Quand elle avait assez longtemps résonné se produisait le phénomène : l’homme qui n’était plus qu’une voix, une voix qui semblait provenir de l’assistance elle-même, entrait dans le récit décousu, monocorde, expulsé en un souffle, des événements petits ou graves qu’avait connus l’année qu’on lui avait lancée en pâture. Événements dont le forain jurait que les historiens de la faculté de Bologne avaient passé trois années pleines à authentifier le répertoire complet et qu’il tenait, à la disposition de qui voudrait, les certificats émis par la science, bien que les jeunes gens malicieux qui avaient réussi à tromper son œil d’acier pour se glisser plusieurs fois dans la remorque prétendissent avoir reconnu les mêmes scènes distribuées selon la fantaisie chronologique du moment.
Je suppose que l’homme avait appris de mémoire un kaléidoscope de récits qu’il agençait à l’intuition, ce qui fait que dans la conscience des enfants, des paysannes et des nourrices, l’histoire du pays était, dans chaque bourgade où avait tourné le numéro, faite de scènes identiques délivrées dans un récit différents, dans un récit tissé d’obliques et d’angles qui le feront toujours dévier de la ligne scientifique, dont les innombrables agencements feront toujours varier l’histoire qu’ils rendent instable comme une potion chimique et dont il font apparaître, par illusion, le monde des aïeux tantôt idéal, tantôt heureux, tantôt terrible en regard.

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Main courante du registre de police du commissariat central de la ville d’Orléans

Suite au cortège obscène illicite dit “des funérailles du Roi temporaire”, ce jour, 673 déferrements de femmes et d’hommes.
Les témoins, bourgeois de la ville d’Orléans, déclarent avoir :
Vu une potence dressée sur la berge à l’aube de ce jour et à notre grand effroi.
Vu, sur le bras de cette potence, clouer le corps vivant d’un épervier.
Ce même jour, vu, sur des barges amarrées en travers du fleuve, installer des balançoires de construction précaire, leur nacelle au-dessus de l’eau.
Ce même jour, vu dix vieilles femmes en jupons, portées sur leurs épaules par dix jeunes gens à demi nus menant cortège silencieux par la ville.
Ce même jour, vu déposer les vieilles femmes sur les nacelles par les jeunes gens entrés dans le fleuve jusqu’à la ceinture.
Vu la foule massée sur la berge dans un silence recueilli.
Vu les vieilles femmes commencer leur balancement par des poses lascives, sous la poussée des jeunes gens enfoncés dans l’eau.
Vu décrocher l’épervier de la potence pour le porter en terre cérémonieusement.
Vu recouvrir de limon l’emplacement de la fosse.
Entendu le “ci-gît”.
Entendu le mot “météore” — incertitude du témoin.
Entendu chanter les vieilles femmes se balançant au-dessus de l’eau.
Entendu, dans le courant du fleuve, la voix éraillée des chanteuses chantant épouvantablement.
Vu les jeunes gens sortis de l’eau se livrer sur la berge à une course dont le prix est un rameau d’églantier.

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Brouillon de lettre d’Edmond Lausollée au général Instin

J’ai vu encore, dans mon enfance, pratiquer ces cortèges interdits dans les villages où les gens paraissent avoir idée que la cérémonie provoque la fécondité. J’ignore sur quoi se fonde leur supposition mais ni la médecine, ni la science, ni l’administration du pays, ni les remembrements ne semblent pouvoir les détourner de cette conviction.