Anna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.
Un visage terminé par un menton pointu mais avec un rond plat lui donnant l’air presque carré, ça ferait bien son affaire. Une simple épaisseur de chair qui viendrait contrarier le tracé droit dans la mousse à raser. Une petite gueule vallonnée tout en bas et pourquoi pas compliquée d’une fossette virile comme chez ces enfoirés de mâles Douglas.
Le fragment de miroir ne reflète pas l’ensemble de sa figure mais le front, les yeux et la bouche, il peut les voir. D’ailleurs il les regarde et ça ne lui pose pas de problème. C’est quand il arrive au menton qu’il se mettrait presque à pleurer.
Salut, Hepburn ! lui a lancé la vieille Chang-O l’autre soir au réfectoire, et tout le groupe a ri. Il reste un petit cercle de poils sous le lobe gauche, et aussi dans son cou. A son âge il arrive encore à faire ces gestes intimes et contraignants. C’est une sorte de victoire désagréable qui le maintient dans le clan des autonomes, lui prend un temps infini – luxe qu’il s’offre malgré la douleur dans ses mains –, repousse l’échéance du troisième étage où il n’ira pas, et pour tout dire lui rappelle les années du bleu, du vert et du métal, sa tenue d’ouvrier, le Puy de Dôme et l’usine de ferronnerie où il a failli trépasser (la barbe coincée dans la machine, sauvé d’un geste prompt avec les ciseaux de son multi-lames suisse).
La vieille Chang-O, (que Saint Antoine retrouve son éventail en ivoire), jamais elle ne voudra faire entrer dans sa chambre à l’insu du personnel un homme anguleux et sans poils autour de la bouche. C’est comme ça, et elle lui a déjà dit de faire plutôt ses avances à cette guenon de Marguerite.
Jean apaise le feu du rasoir avec une pierre d’alun humide et claque son cou deux fois, paume ouverte, à gauche puis à droite, pour s’imprégner d’une eau orientale cendrée, aux notes camphrées.
Le cabinet de toilette et la chambre ne sentent plus le médicament et la Javel. Chang-O va le rejoindre, c’est sûr, et baiser ses lèvres avant de descendre le prendre dans sa bouche. Demain il rentrera à la maison avec elle. Demain, enfin disons… après-demain ou le jour encore d’après, Seigneur s’il te plaît, j’ai tout mon temps, je suis patient, le jour que Tu veux, nous serons déjà chez moi.
Dans le sillage du parfum il s’étend sur le lit, et quand il pose les mains sur ses yeux, l’éventail de Chang-O ne traîne plus dans une ornière à la sortie d’un ancien camp. Quand il les place le long de son corps, son fils est un bon petit et s’occupe bien de lui. Quand sa respiration devient régulière, il a survécu à l’incendie de l’usine.
© Anna de Sandre, 2013.
je me disais que vous aviez un petit côté Émile Zola ‘contemporain, ça se confirme