Anna de Sandre • L’enceinte

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

Marthe m’agace. Je pense que je le lui dirai un jour. Je ne fuis pas, je reviens toujours et elle n’est jamais tant amoureuse qu’au bord d’un supposé drame. La dernière fois qu’on a couché c’était silencieux et sans joie mais nous recommencerons tacitement parce que c’est dans l’ordre des choses.

En m’habillant pour sortir sa voix a tenté de me cravater d’un cri plaintif et elle m’a dit que j’étais un fouteur de camp sédentaire. Qu’elle l’acceptait parce que ça me faisait revenir dans ses draps. Elle a peut-être raison et je n’insisterai pas là-dessus tellement j’ai besoin qu’elle ait le dernier mot pour ne pas me sentir égoïste. Je ne sais pas si c’est la certitude de la rabrouer bientôt mais aujourd’hui je me sens prêt à sortir sans bulle, je le sais dans mon ventre et les frissons de ma peau. Des papillons et des fourmis m’habitent. Je suis une ville dans une ville.

Les immeubles ce matin m’inquiètent moins que d’ordinaire. Je ne sais pas pourquoi mais même en prêtant l’oreille j’ai le sentiment qu’ils absorbent les bruits comme les enceintes que j’ai bourrées de laine de mouton pour que le son ne rebondisse pas dans l’auditorium. Je marche dans ma ville comme au milieu des lampes et des condensateurs de liaison de l’ampli que j’ouvre depuis quelques jours pour l’améliorer. Je soude des fils, je branche en parallèle, je fore des trous pour ajouter des interrupteurs et me passer du préampli qui fait perdre du rendement et de la qualité à cette merveille des années soixante-dix acquise pour trois francs six sous au vide-grenier de Fontaine Lestang dimanche dernier, et marcher parmi les gens apaise enfin ma frénésie. Elle est aussi belle qu’un tuner, plus désirable qu’un boîtier d’abord vide que j’ai garni peu à peu des magies achetées dans la revue des audiophiles et jusque là je ne m’en étais pas rendu compte.

Marthe m’affuble d’une bulle pour domestiquer mes angoisses du dehors quand je ne peux plus être dans le dedans des choses à bricoler, alors que j’ai besoin d’une caisse de résonance, mais c’est un quiproquo parmi tant d’autres entre nous.

Ma ville est l’ampli dont je veux améliorer la qualité de son. Cette analogie m’oxygène tellement que ses toits m’évoquent une canopée et la trouée bleue entre les barres du quartier commercial figure un lac quelque part dans le Montana où je nage de toutes mes forces pour lutter contre le froid et le courant, et surtout battre à la course le pluvier argenté aux aisselles noires qui file par dessus ma tête. La pureté du son qu’il émet en criant sa défaite alors que je rejoins la rive éclate ma bulle et je crois dévisager les passants pour la première fois. Je vais en reproduire l’exacte qualité et il m’est égal que la foule que je traverse ne le sache pas.

© Anna de Sandre

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