Francesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.
De la pointe de son soulier droit, Paul fit rouler le hérisson qui avait gonflé. Le cadavre bascula sur le dos et s’immobilisa. On voyait parfaitement les petites pattes griffues et raides, le museau scellé et la large blessure du ventre envahie par la vermine. La veille, il avait aperçu le hérisson trottant sous la haie informe du fond du jardin. Ça faisait une semaine que Paul avait remarqué la présence de l’animal. Et depuis, il guettait ses sorties prudentes, quand la lumière déclinait et que la chaleur devenait plus supportable. Un matin, il avait posé sur son chemin une vieille assiette creuse remplie d’eau. Le soir, l’assiette était presque vide mais Paul était incapable de dire si le hérisson avait bu ou non. Il rôdait une kyrielle de chats errants et d’animaux furtifs sans doute assoiffés.
Dans l’herbe haute, un caillou attira son regard. Il était tout en angles et en facettes, rose, orange, veiné, taché de blanc. Sur certaines arêtes, un éclat acéré, presque métallique, brillait. Entre les brins d’herbe, les fourmis s’affolaient. Une saison à fourmis et à insectes, à bestioles de toutes sortes. Il pleuvait, il faisait chaud, et toute la végétation profitait de ce temps-là, proliférait, poussait ses branches et ses feuilles dans une gesticulation insensée. Paul soupira. L’air humide empoissait ses bras.
« Faut tondre la pelouse… elle pousse comme la lèpre… »
Le ciel était encore encombré de nuages immobiles. Il allait pleuvoir d’un moment à l’autre, d’une heure à l’autre. La journée ne s’achèverait pas sans une goutte d’eau. La mécanique était enclenchée : pluie, chaleur, pluie, chaleur…
« Faut l’enterrer sinon ça va puer la mort… »
Il regarda le hérisson encore une fois. On ne pouvait pas laisser ce cadavre traîner là, et attirer mouches et charognards.
Cela ne lui prendrait que quelques petites minutes : trois coups de bêche, et le trou serait assez profond pour le petit cadavre. Bien assez profond pour échapper au flair des animaux. Il avait juste le temps avant le dîner.
Comme il se dirigeait vers la remise pour prendre la bêche, Fanny l’appela pour manger.
Fanny avait des doigts d’or pour la cuisine. Elle avait des doigts d’or pour tout ce qui concernait le travail domestique. D’un bout de tissu elle faisait une chemise, une nappe, une robe. « Elle a des doigts d’or. » pensa Paul en la regardant servir le veau mijoté. Ses bras étaient un peu lourds « Mais pas trop », se dit-il. Il remarqua la légère acidité de sa transpiration. Elle avait eu chaud en cuisinant.
« Tu me diras si c’est bon ? Ne me raconte pas d’histoire pour me faire plaisir. C’est la première fois que je cuisine le veau de cette façon. Si ça ne te plaît pas, dis-le-moi. Je n’en referai plus. Promis ? »
« Promis… » dit-il en enfournant un bout de viande piqué au bout de sa fourchette. Il mastiqua lentement, les paupières mi-closes. Quand il eut avalé, il marmonna : « Délicieux. » Fanny eut un sourire pareil à une blessure.
« Merde ! Je vais pas le retrouver… » Paul avait oublié d’ensevelir le cadavre du hérisson. Il s’en était souvenu alors que la nuit avait occupé tout l’espace. Alors il s’était précipité : avait dégoté sa petite lampe de poche, celle qui fonctionnait une fois sur deux et qui n’éclairait presque pas ; il avait ramassé la bêche dans la remise, et il s’était mis à la recherche du hérisson mort.
Dans l’obscurité, le jardin avait des dimensions mouvantes et incertaines. La pelouse ressemblait à une mare d’eau froide.
Paul se rappelait exactement l’endroit où gisait le cadavre. Bien sûr qu’il se le rappelait — pas loin du buisson, à trois pas du groseillier, à une enjambée du bouleau qu’il faudrait bientôt étêter. La lumière de la lampe de poche tressautait sur l’herbe. Paul s’avança jusqu’à l’endroit supposé. Le cadavre était encore là. Il allait l’enterrer sur place. Serrant la lampe de poche entre ses dents, il commença de creuser. La bêche s’enfonça aisément, le sol était détrempé. En trois coups, Paul obtint un trou suffisant pour le hérisson. Il le posa au fond puis le recouvrit avec la terre entassée sur le côté. Puis il dama la terre avec le plat de la bêche, et à chaque coup asséné, il sentit le tremblement de la bêche passer du manche à son bras, puis du bras jusque dans sa poitrine.
Quand il eut terminé, il était en nage. « J’suis dans un sale état pour un trou de rien du tout. J’vais attraper la crève… » Mais au lieu de rentrer, il demeura sans bouger, ses mains croisées sur le bout du manche de la bêche, la lampe de poche toujours entre ses dents.