Francesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.
— Oh, t’as vu ?
— Non, quoi ?
— La neige. Il neige. Je ne sais pas depuis quand. Y a dix minutes, il neigeait pas, je crois. Et là, on dirait qu’il a neigé pendant des semaines…
— Fallait s’y attendre. Ça menaçait depuis un moment. Ouais, tout est blanc. On voit plus rien
— Ça me fait peur tout ce blanc. Pire que du noir. Le noir, tu peux l’éclairer mais le blanc…
— Eclairer le blanc ?
— Rien, je dis rien. Ce qui me passe par la tête seulement.
— Mouais, toi et ta fantaisie…
— J’ai pas d’imagination, je vois des choses et je les dis. Mais j’ai pas d’imagination.
— T’en as à revendre à n’importe qui. Comme maman. Elle avait toujours des trucs à raconter, des histoires invraisemblables. J’aimais bien mais parfois elle me foutait la trouille avec ses histoires. J’avais même l’impression qu’elle voulait me faire trembler dans ma culotte.
— Oh, non… pas elle…
— En tout cas, elle est arrivée à me faire peur…
— T’as toujours été un trouillard.
— Non, j’ai jamais été un trouillard. Prudent, ça c’est vrai. Je me lance pas comme un bouc sur la chèvre. J’attends le bon moment. Mais je suis pas un trouillard.
— C’est vrai. J’ai trop parlé, là. Je regrette.
— Oh, le père m’en a dit des pires et je suis toujours debout… Je m’en remettrai.
— Oui.
— Lui, il s’en remettra pas.
— Non.
— Il l’a cherché.
— Oui, il l’a cherché. On dirait même qu’il le cherche sans le savoir. Comme par instinct.
— En tout cas, il a trouvé.
— Oui…
— Mais peut-être qu’il va pas revenir…
— Il revient toujours. Maman le disait : “Il est increvable.”
— C’est vrai qu’elle disait souvent ça : “Il est increvable.” Mais il va bien finir par crever, un jour. Y a rien qui reste debout tout le temps. Tu te rappelles le boucher ? Rouge, costaud comme deux bœufs, des poignets comme des mollets et des mollets comme des bûches… il est tombé d’un coup ! au milieu des tripes et du sang du cochon qu’il venait d’égorger…
— Ahahahahahahah ! et comment que je m’en souviens… ce saligaud… Il tripotait tout ce qui passait à sa portée. Ici, il a essayé dix fois… Avec ses vendeuses, il se gênait pas beaucoup.
— On l’a dit. J’ai jamais vu…
— La camionnette ! Je crois que j’entends la camionnette !
— La camionnette ?… Non, j’entends rien… Et puis, le temps de descendre dans la vallée, de faire des provisions, de remonter avec les routes enneigées, il lui faudra bien quatre heures en tout. Ça fait juste un peu plus de deux heures…
— J’espère qu’il ne reviendra pas…
— Ce serait plus simple mais il va revenir. Plus d’une demi-journée éloigné de sa maison, il reste pas. Il est quasiment né ici…
— Et il y crèvera, c’est sûr.
— J’ai envie d’un café…
— Moi aussi, tiens, histoire de dire.
— T’es pas obligée.
— Je sais. Mais ce qui est dit est dit.
— Je le prépare.
— Je vais sortir le pain du four. Faudra le changer plus tard.
— Oui…
— Il fonctionne plus très bien. Il chauffe plus d’un côté que de l’autre… le pain retombe pas cuit…
— Du pain reste du pain, même pas bien cuit.
— Maman aimait les choses bien faites. Moi aussi. J’ suis comme ça, c’est tout.
— Personne n’est jamais mort d’un pain mal cuit.
— C’est pas une raison. En tout cas, moi j’aime bien quand il est cuit égal partout.
— Le café est prêt. Ta tasse, sur la table…
— Un bon pain doit ressembler à de la brioche. Je vois le pain comme ça.
— C’est une phrase du père…
— Il a pas tort sur tout. Il a pas tort quand y parle du pain. Sa mère était une finassière pour le pain. Je dois tenir ça d’elle.
— Ou de lui.
— De lui aussi. Mais c’est un homme, et moi pas. J’ai dû hériter de sa mère. Il a répété mais sans comprendre vraiment. Il a jamais fait de pain. Il l’a mangé, c’est tout. Il en a bâfré du pain ! Bon Dieu qu’il en a bâfré !
— Il se nourrit presque que de ça. Et de viande. Là, il va en vouloir encore une platée monstrueuse. Surtout avec le temps qu’il fait.
— Ecoute… c’est pas la camionnette ?…
— Impossible ! J’ai calculé avec toi… il sera pas là avant deux heures… Un peu plus, si la neige continue de tomber. Ton café refroidit. L’oublie pas.
— Je l’oublie pas. Je le bois puis je prépare pour son retour…
— Dans deux heures…
— Oui, dans deux heures.