LIVRE I
J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs
Faust. Goethe
S’il avait su toutes les choses qu’elle ne lui disait pas, il aurait su toutes les choses qu’il n’aurait pas dû lui dire.
Le Prince avait vécu longtemps loin de son pays, mais il ne lui serait pas venu à l’esprit de dire qu’il avait beaucoup voyagé. C’est une des raisons pour lesquelles on disait de lui dans les salons : le Prince n’a aucune conversation.
Rogojine avait voyagé en Europe pour ses affaires, on lui prêtait de ce fait une culture qu’il n’avait pas du tout. Il n’avait, en Europe, fréquenté que les casinos et les lieux de beuverie chers aux gens de son espèce.
Elle avait si peur de vieillir qu’il n’y avait jamais dans sa conversation de référence au temps, aux saisons ou à l’histoire.
D’ailleurs elle ne demandait jamais l’heure.
Il l’emmenait dans des auberges pleines de violons et d’alcool. Ensuite, il la couvrait de fourrures et ils partaient au galop pour de longues promenades qu’elle faisait, dans l’air froid et le mouvement des chevaux, soule, endormie contre lui et ronflant un peu.
Ils restèrent près d’elle jusqu’à ce que ça ne serve plus à rien, en ne sachant pas à quoi ça avait servi.
Ne me regardez pas vous allez vous salir les yeux
Ne la regardez pas vous allez vous salir l’âme
Ils restaient les yeux baissés tandis que le jour lentement salissait de gris les fenêtres
Laissez- moi seule
Disait-elle aux militaires qui se pavanaient depuis des heures dans son salon
Et dès qu’ils étaient partis, elle en faisait venir d’autres avec lesquels elle riait des premiers.
Et le soir en tressant ses cheveux elle se disait
Mon dieu mon dieu comme je m’ennuie
A gauche quand on entre dans la chambre de Rogojine il pourrait y avoir des graffitis sur le mur mais il n’y a rien, sinon les rideaux qui battent des ailes quand la fenêtre est ouverte, ou l’un ou l’autre des deux hommes appuyé contre le mur comme dans une salle d’attente quand il n’y a plus de place pour s’asseoir.
Une chanson aigre-douce monte de la cuisine
D’énervement Rogojine frappe sur les meubles
Le Prince, lui, n’a rien entendu
La chanson continue, aigrelette
Où vas-tu Parfione
Je vais à Milan
Que fais-tu Parfione
Pense à ta maman
La musique s’éloigne, leur poitrine se déchire. On pourrait voir battre leur cœur, se soulever la masse des poumons. Ils ferment les yeux pour ne pas voir le sang qui tache leur chemise, ils tombent l’un à côté de l’autre, avec eux leur cœur.
Quand ils rouvrent leurs yeux ils voient leur chemise restée blanche et sur la peau jaune de la morte la mouche qui a changé de place.