Archives par étiquette : guillaume vissac

Guillaume Vissac • t • 10

Nous somme très honorés d’accueillir pour l’été une série de Guillaume Vissac intitulé t. Guillaume Vissac est auteur et éditeur. Il est l’une des valeurs sûres de la littérature à venir. Il publie ses textes ainsi que son journal et une traduction quotidienne d’Ulysse de Joyce sur son site Fuir est une pulsion.
A suivre tous les jeudis.

 

une armée d’éléphants

Il y a longtemps que personne s’est plus assis en tailleur sur le sol pour défaire les nœuds de ses chaussures, enlever ses chaussures, enlever ses chaussettes, avant de se relever et de marcher sur quelque chose mettant le sol à distance, un caillou, une table, une motte de terre, une souche d’arbre mort, une chaise, un tabouret, un geste, et a ouvert en grand sa bouche pour partager la parole venue des rêves. Je suis là, je suis assise en tailleur sur le sol, les autres vont et viennent ou ne vont pas, ne viennent pas, ça dépend, je suis là à regarder depuis le sol les visages inversés, j’ai un rêve qui me vient des mâchoires, il faudrait que je l’ouvre ma voix, que j’ouvre grand la parole mise en moi pour qu’elle puisse se répandre mais. D’autres ici sont comme moi, assis, assis et en tailleur, sur le sol, on se tient les chevilles, on attend sans savoir ce que c’est qu’on attend. Bientôt j’ai fermé l’œil pour dire que j’ai ça dans la gorge, de la parole en formation comme une stalactite et autant de gouttes d’eau, moi ma parole s’avance dans ma gorge comme cette eau. Des mots, de la salive. J’irai pieds nus monter sur quelque chose pour dire : c’était une armée des hommes contre une armée de bêtes. On me regarde et on m’attend. L’écoute est dans l’inclination des nuques et le mouvement pendu sur les visages. Il y avait des bêtes partout comme sur un champ de bataille et la terre elle est sèche. C’est une armée d’éléphants contre une armée des hommes. C’est eux ou nous on n’a pas le choix. Je dirais qu’il y a des éléphants voltigeurs envoyés dans le ciel pour s’écraser de tout leur poids par terre, que c’est considéré comme une arme de guerre. Une arme de destruction animale. Une arme biologique et plein de sang clair obscur qui macère sous de la peau morose. C’est une bataille totale pour la suprématie sur terre, personne ne sait s’il vaut mieux que quelqu’un gagne. Ils me regarderont avec leurs yeux rivés. Mais pour l’heure je me plonge dans le silence des bouches qui n’ont pas dégorgé, comme la mienne en mon corps mis sur le sol, taillé, la main sur les chevilles, taillé, le sol est charpenté comme une flèche immense dont on voit pas le bout. C’est peut-être ça le sens du rêve. Quelqu’un ira distribuer de l’eau à tout le monde comme on pleure dans des paumes grand ouvertes. On se fait passer la bouteille en plastique d’une bouche à la bouche. Ce n’est rien que de l’eau, dit quelqu’un. Quelqu’un d’autre : ne t’en fais pas, tout ira bien.

Guillaume Vissac • t • 09

Nous somme très honorés d’accueillir pour l’été une série de Guillaume Vissac intitulé t. Guillaume Vissac est auteur et éditeur. Il est l’une des valeurs sûres de la littérature à venir. Il publie ses textes ainsi que son journal et une traduction quotidienne d’Ulysse de Joyce sur son site Fuir est une pulsion.
A suivre tous les jeudis.

 

pas d’animaux dans ces canciones tristes

Elle rejoue la chanson dans sa bouche. L’écran est déchargé la chanson passe par sa propre bouche. Elle chante pour nous, elle nous joue la parole en chantant. Elle enlèvera ses chaussures et pieds nus sur la table elle chantera pour nous tous mis en meute autour d’elle (une meute de nous sages). On se tient chaud les uns les autres en l’écoutant chanter. Quelqu’un a voulu savoir ce que les mots veulent dire, elle est restée silencieuse très longtemps après ça. Après le chant, je veux dire. Elle regardera dehors venir battre le vent. C’est nuit, c’est là, c’est pigments. De la crache charbonneuse pleine de fibres et douceur. Oui, de la douceur. Pigments d’une mine de cuir lignite pleins de reflets d’oursins. Elle est revenue à nous enchevêtrés en nous pour le chaud. On voyait ses pieds là sur la table. Elle dira : c’est une histoire cette chanson, une histoire triste. Une de ces canciones tristes. Quelqu’un a demandé mais il n’y avait pas d’animaux dans ces canciones tristes. Il fallait qu’elle traduise tous les mots mot à mot alors elle prend du temps à l’articulation, à chaque forme, chaque avance de la bouche. Elle dit que quelqu’un dit les choses dans la chanson, que c’est quelqu’un qui observe la fin du monde des hommes qui viendra dans cinq ans alors il (elle reprend sa respiration sa salive et ses yeux dans le vague de la nuit, attirés par la vitre, vont de là à là en quelques secondes pas plus) alors il met dans ses yeux le plus de choses possibles pour les vivre avec lui. Il y a eu un long, un super long silence, il y a des longs silences entre nous (je dis nous pour ne pas dire eux), elle s’appuierait sur ces longs silences-là pour reprendre pieds en elle. Elle dit qu’il y a des larmes dans la chanson, des sons, des airs, des jeux, des visages et des corps de toutes sortes et de toutes les provenances, et il y a du malheur et de la haine, aussi, et il y a de la joie et des émotions vives, aussi. Je crois qu’on peut dire ça, dit-elle, il y a des émotions vivantes. À la fin, on ne sait plus trop à qui la voix de la chanson s’adresse, comme on ne sait plus bien à qui elle, qui est devant nous à partager pour nous, enchevêtrés là pour le chaud, la parole, elle s’adresse également. Quand elle nous regardait les yeux plongés dans l’aube de nos yeux tendres à nous c’était pas vraiment nous qu’elle voyait… Mais je dis nous pour le chaud, c’est vrai. Quelqu’un voudra savoir comment se termine la chanson, ou plutôt non : quels sont les derniers mots du chant qu’elle chante. Elle répondra sans doute. Avant ça, elle doit prendre une longue respiration dehors, dans les reflets lignites. On a mieux dormi cette nuit-là dans le chaud. On avait le chant dans le nez en plus de la parole, ça nous a tous tenu au corps.

Guillaume Vissac • t • 07

Nous somme très honorés d’accueillir pour l’été une série de Guillaume Vissac intitulé t. Guillaume Vissac est auteur et éditeur. Il est l’une des valeurs sûres de la littérature à venir. Il publie ses textes ainsi que son journal et une traduction quotidienne d’Ulysse de Joyce sur son site Fuir est une pulsion.
A suivre tous les jeudis.

 

une girafe

Oui, un môme affamé, il a dit, se transforme en animal quand il meurt. C’est ce qu’on raconte. Personne n’a demandé qui racontait ce genre de trucs, on s’est juste rapproché de lui seul pour savoir, d’abord, quel genre d’animal on devenait, et ensuite si nous on pouvait encore se considérer comme des mômes. La faim c’était une autre question. N’importe quel animal, il a dit, puis il a dit je sais pas. C’était pas une question d’âge, c’était autre chose, mais on saura pas quoi. Quelqu’un dans mon dos dit qu’elle peut préparer un truc, un truc simple, un truc faux. Ce sera pas conforme à la recette, voilà tout. La plupart d’entre nous, on était intrigué par l’emploi du mot faux. Quand elle dira qu’elle peut préparer une fausse raclette, d’autres buteront sur le mot raclette. Il fallait expliquer. Nous n’avons pas tous la même langue. Lui parle avec les yeux. Moi je dis le français. Elle est slovène. Il est turc. Ils sont couverts de boue à l’heure où je les vois. On a de la parole en trop qui crée des dépôts blancs aux lèvres. Tu parles anglais avec un accent fauve. Moi pas. Quelqu’un d’autre : je crois pas que ce soit une question d’âge, moi. Je crois que c’est une histoire propre à nous-mêmes. Certains parmi nous le seraient, mômes, et d’autres plus jeunes que nous ne le seraient pas. Tout ce qu’il me faut, elle dira, c’est des patates, du fromage et puis un micro-ondes. N’importe quel fromage ? N’importe quel fromage. C’est de là que venait le mot faux. Le truc, c’est qu’il n’y a pas de micro-ondes ici. Pas besoin de chercher dans tout le bâtiment pour comprendre. Au mieux, un grill dans un four, un four encore en état de marche des années après ses dernières heures d’asservissement par l’Homme. C’était bien ça aussi. Que les machines s’enfoncent dans le sommeil et le repos de leur plein gré. On n’a pas besoin des machines pour ça, a dit quelqu’un. Ça rendra le mot faux encore plus prégnant. On me demande ce que j’aimerais être comme animal une fois que je serai mort de faim. En admettant, je veux dire. J’aimais bien les girafes, mais il n’y a pas de girafes ici. Et si les scarabées vivaient plus longtemps qu’eux, à cause de leurs défenses que je trouvais belles et émouvantes, j’aurais répondu ça. Finalement, des patates, on n’en a pas trouvées. Celle qui parlait de faire une fausse raclette a trouvé autre chose que des patates. C’était soit des radis soit des betteraves, on n’avait pas réussi à trancher. C’était encore plus faux comme ça. Personne n’est mort de faim. On a juste comparé nos bêtes ensemble, nos bêtes pour les temps à venir au-delà la faim. La nuit tombera bleue au fond d’un reflet flou, à la fenêtre. Un peu de froid retombe. Tu as dormi la tête mise à la place d’un peu de peau que j’ai. Les os nous tireront dessus à l’aube mais l’aube est une boucherie amère qui n’a pas vent de nous. Il suffisait qu’un seul de nous tire de lui-même ou d’elle la force de tenir encore ses yeux ouverts pour nous prévenir du lendemain. Je vais m’astreindre à ça. Je les scrute endormis. Je leur fais donc des masques de leur bête en dormant. Des masques de mes gestes et mots. Des articulations de bouches et de lèvres sans son. Des bris de salive nue à la crête de la langue. Des bulles de ça éclosant à l’aigu pendant que je les mime. La lueur de la nuit, c’est pas l’obscurité c’est le déséquilibre entre les ombres et les nappes noires de ce qu’on peine à reconnaître. Je regarderai longtemps les formes se défaire autour de nous. L’humeur des vitres ruisselantes. La mousse rouge qui mord au mur. Des filaments fragiles saillants à la jonction des sols. Le bois des meubles courbe et de l’acier rouillé mis à genoux. Au milieu de tout ça, des marées de thorax et de cages thoraciques et le son de leur souffle et, parfois, de leurs estomacs gourds ou tordus sur eux-mêmes.

Guillaume Vissac • t • 06

Nous somme très honorés d’accueillir pour l’été une série de Guillaume Vissac intitulé t. Guillaume Vissac est auteur et éditeur. Il est l’une des valeurs sûres de la littérature à venir. Il publie ses textes ainsi que son journal et une traduction quotidienne d’Ulysse de Joyce sur son site Fuir est une pulsion.
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un essaim d’oiseaux morts

On s’est posé dans un immeuble abandonné. Là, un essaim d’oiseaux noirs prend l’envol à la vitre. On est resté sonné par le bruit des ailes noires. Le toit est proche de deux étages, ça veut dire que l’essaim gicle en chute libre, et certains d’entre nous ont vu la forme de son corps se dresser pour finir par s’aplanir sur l’air frêle. C’était beau. On a essayé de reproduire ce bruit à plusieurs avec ce qui nous tombait sous la main. Par exemple nos vêtements. Le bruit nous a porté toute une partie du jour ce jour-là. On a tous revu ce bruit dans notre sommeil les nuits suivantes. Une fille dira qu’elle l’entendait quand l’un d’entre nous se retournait ou remuait dans le corps de la nuit, dans l’inconscience. Elle y associe ce bruit-là. L’envol. C’est un à-pic, l’envol, c’est un danger dans la nature de se bercer de cette façon au moment du mouvement. C’est pas commun. On ne savait pas trop ce que l’essaim chasse, on sait qu’il chasse en meute. Ils n’étaient pas charognards ces oiseaux. On sait même pas ce qu’ils étaient mais on sait ce qu’ils sont pas. On a tous besoin de s’enfermer en nous-mêmes quelques fois. Personne juge quelqu’un qui émet l’envie ou le besoin de se retrouver en lui-même à un moment donné. On respecte. On passera tous par là un jour ou l’autre. Le seul truc, disait cette fille, c’était de pas s’éloigner trop du troupeau. Certains sont partis voir sur le toit les nids noirs pris dans les fils de fer et les antennes hertziennes rouillées. Quelqu’un à l’œil charismatique m’a dit : faut absolument que tu vois ça ! Ce serait pour ça que je n’y suis pas allé ? Par nécessité de me retrouver en moi-même ? Cette fille me dira je comprends, je vais rester avec toi. Elle le faisait pas par pitié ou rien. Elle le ferait. J’ai de l’insomnie dans le cou, les nuits, j’arrive pas à dormir. J’entends pas ce bruit froissé d’essaim crevant le ciel dans l’à-pic comme certains. J’ai des douleurs qui me tirent dans le ventre et le nombril. C’est à force de rester immobile dans la nuit, de me jouer des compositions blanches. Alors j’oserai dire à cette fille qui veille à ce que je ne m’écarte pas trop des autres : je compose des compositions blanches quand j’arrive pas à dormir. Le blanc, c’était à cause des touches au piano qu’on touchait. C’était une contrainte : ne toucher que les blanches. Alors tu sais jouer du piano ? dit-elle. C’était vrai. Elle veut savoir ce que je sais jouer. Je me mettrai à la table de la cuisine près des boîtes de conserve. Une à une elle a écrit les touches du piano blanches sur la table. J’ai joué. La composition blanche de la nuit d’avant-hier. Elle est respectueuse dans son écoute des ongles, les miens. C’est tout ce qu’on entendra, mes ongles. Après un moment de silence gorgé de sa salive, elle dit : c’est le bruit ? Elle voulait parler du bruit de l’essaim engouffré dans l’à-pic dans cette seconde vertigineuse où tous on les avait saisis. Il n’y a pas d’autre mot. Non, je dirai. Je peux pas jouer le bruit. J’étais triste de dire ça, savoir ça, penser ça. C’est vrai. Je serai toute ma vie triste de ça. Une inaptitude. Pourquoi ? Elle voulait savoir. Ce sera comme un arc entre nous ces questions. L’arc qui prend dans le soir entre les caténaires au passage de la rame, chez nous, loin loin d’ici. Il faut que je le dise. L’à-voix-haute est requis. Le bruit peut pas être joué avec des blanches, je dis, le bruit peut être joué qu’avec des noires. C’est un autre exercice et moi, je dirai, j’ai quitté le piano avant de maîtriser la contrainte noire. Au bout du compte, les autres sont revenus de leur visite au toit, il y aura des choses belles dans leur bouche à chacun et chacun voudra faire, à un moment donné, vivre cette parole à travers eux et construire leur histoire. C’est pareil pour les rêves. Il faut partager la parole, elle vient de nous. Ça me remplissait de quelque chose d’aérien qui était à la fois rassurant et plein de dissonances aussi. On t’apprend qu’au piano c’est pas forcément un mal, les dissonances. Tout n’est pas qu’harmonie. Ce sera pareil avec cette histoire de nids noirs. Ils avaient vu des œufs. J’étais surpris de voir que personne parmi eux prenne l’envie d’attraper un téléphone en charge près des prises, de remonter seul aux nids noirs, et d’accepter cette image d’œufs posés dans les antennes hertziennes et les cloques des cheminées au sein de leur réseau ou de leur base de données. Ils sont tous consacrés à la parole, la leur ou celle des autres, et c’est quelque chose de vivant et de précieux pour moi qui ai choisi de ne pas monter voir les nids de mes yeux. Du coup, je suis forcé de m’en remettre à la parole. Personne ne sait si elle, de son côté, était de cet avis. Peut-être qu’à un autre moment, avant ou après l’une de ces scènes, elle montera à son tour au toit pour voir les nids. Je sais pas. Le récit ne se situe pas à cet endroit. Et c’est tout naturellement que je retrouverai ma place auprès des autres l’une de ces nuits sans douleur ni composition blanche, une nuit dédiée au bruit qui me viendra en rêve et alors, bien sûr que c’était ma première réaction que de le retranscrire à voix haute pour les autres au titre de la parole. Des semaines ont passé. Nous ne sommes plus au même endroit depuis longtemps. Là où nous sommes, des fibres de nos vêtements usagés vont dans l’air frêle, on voit lever les bourres et les poussières, les petits bouts de peaux mortes, c’est plus léger que l’air. J’ai mangé des groseilles pleines de jus, j’ai les mains toutes collantes. J’ai lu un livre la nuit dernière qu’on m’a donné en souriant mais je n’aurai pas le temps de le finir à cause des batteries vides du téléphone portable. Je ne sais pas quand nous pourrons retrouver un endroit où charger nos batteries, alors je me ferai à l’idée de laisser ce livre ouvert en l’état dans cette page, dans cette phrase, dans ce mot. C’est un roman noir, l’intrigue tient en peu de choses. Un homme, chaque semaine, se présente au même endroit, présentant un nom différent. Cet homme a disparu. Il écrit des livres. Son nom d’auteur est encore un autre nom. Au stade où j’en serais resté, on ne sait pas encore si l’enquêteur est là pour retrouver cet homme ou pour le surveiller. Quelqu’un s’inquiète de ce que, dans la nuit, les fourmis ont quitté le terrain où nous sommes. Je n’avais pas sommeil cette nuit-là. Je creusais dans ma nuit des compositions blanches. Elle le sait, je lui ai dit pendant que les autres étaient partis aux toits. Tu as vu quelque chose ? Je n’ai rien vu. La nuit, l’épaisse, mange le relief, la texture des espaces. Il n’y a plus que du grain. Gris, marron. Rien de plus. Elle sera soulagée de cette réponse, soulagée de savoir que je n’avais rien vu d’obscur ou de malfaisant, elle prendra la parole à son tour. La seule chose à faire, c’est de rester immobiles à notre tour et d’attendre le retour de la faune. On ne peut rien faire pour les fourmis. C’était le passé désormais. De retour ce jour-là, le matin de l’à-pic et du bruit, je me suis pelotonné dans la cuisine et j’ai mis les mains sur, dans la trace de mes ongles, les traces qu’elle dessinerait pour voir jouer mes compositions blanches pendant que tous les autres iraient voir les nids, là-haut, aux toits. J’ai joué une composition noire. C’est ma façon de reproduire le bruit. Ce qui sera fragile dans cet air-là, c’est l’uvulaire étendu dans le son, c’est de prolonger ça, de le tenir comme un accord guitare, le tenir plus dans la tension de l’ongle qu’ailleurs, près de la phalange presque pétée à cause de l’immobilité. Je joue ça pour moi-même. Pas de public. Pas de parole. Ça ne durera pas, le silence pèse plus, plus que moi je veux dire. Quelqu’un est dans l’angle de la pièce, il cherche un câble connecté près du nœud des machines en recharge. Sa présence près des prises, à cause du mouvement sans doute, des écrans s’enveniment, c’est la fluorescence. Je m’entends respirer et le pouls également. Quand je serai mort de faim, il dit, ce garçon mis dans la fluorescence, j’aimerais voir de la plume pousser sur mon corps. Le vent grêle prendra la suite du silence, sifflant sa forme dans les brisures du verre des vitres. Je l’ai regardé dire ces mots et j’ai regardé la table sous mes doigts. On était tous les deux dans la fluorescence. Je ne saurais pas dire pourquoi, mais il m’a semblé en le regardant que lui non plus n’irait pas voir les nids aux toits et que lui non plus n’avait pas vu les fourmis s’enfuir cette nuit-là. J’ai voulu lui passer mon téléphone pour qu’il lise à son tour ce roman qu’on m’avait transmis mais je me souviens vite que la charge est en cours. Pour lui dire quelque chose, pour que l’instant ne plie pas, je lui parle du bruit. On se parle du bruit l’un à l’autre.

Guillaume Vissac • t • 05

Nous somme très honorés d’accueillir pour l’été une série de Guillaume Vissac intitulé t. Guillaume Vissac est auteur et éditeur. Il est l’une des valeurs sûres de la littérature à venir. Il publie ses textes ainsi que son journal et une traduction quotidienne d’Ulysse de Joyce sur son site Fuir est une pulsion.
A suivre tous les jeudis.

 

un chevreuil

Dans ce rêve (on est plusieurs, on écoute), dans ce rêve, elle dit, c’était pas clair qui j’étais mais je suis au lit avec des hommes. Des hommes, donc. C’est un grand lit, des draps blancs, tout le monde dessous. Et il y a un gamin (elle ne dit pas gamin mais garçon) qui déboulait pour m’accuser d’être, alors, intime avec tous ces hommes. Elle disait que c’était exactement ça, une accusation. Pour une raison X ou Y, on rigole. C’était les vacances, j’étais bien. C’était pas sexuel, c’était juste dormir là et être bien. Bon. J’ai regardé cette fille raconter. La voix faisait des allers-retours, les timbres mélangés. Et d’autres se mettent à parler à voix plus ou moins basse, ce qui créée des boucles de langues enchevêtrées, je veux dire comme on dit que des cheveux peuvent être enchevêtrés. Des mèches. L’un de ces hommes (la voix revient, on est sur elle comme des mouches sur le beurre) en profite pour me demander en mariage. Ça me fait rire. Dans le rêve ça me fait rire. Et quelque part je suis presque là à dire oui. Une autre voix est arrivée sur la première, elle va commencer à parasiter. Quelqu’un dit autre chose. Il y a de l’agitation et des bruits de feuilles froissées, quelqu’un parle de buissons et de fourrés. On tourne la tête, on est là à tourner la tête. L’autre voix continue, on perd des détails de l’histoire, c’est pas grave. Quelqu’un crie que c’est un cerf, putain. Mais non, c’est une biche. C’est un chevreuil. On ne sait pas trop ce que c’est la différence entre un cerf, une biche, un chevreuil. Le truc est parti, ça a duré une fraction de seconde, ça a duré le temps que ça dure d’avoir peur, oui mais on ne sait pas de quoi. Là, juste là derrière les branches et ils sont pas nombreux ceux qui disent l’avoir vu. C’est un silence qui nous retient. La voix dit qu’elle s’était rendue compte d’un truc : ça lui tapait dans l’œil. On s’est tous tournés plusieurs fois pour chercher l’animal. On verra rien que nos ombres remuées et les branches à travers quoi on cherche, on cherche, ça tremble. On sera nombreux à tendre nos cous et nos épaules et nos fontanelles iront gratter les crins de l’écorce, les bourgeons. Putain il est où ? Il est où ? Ça tapait l’œil, putain. C’était de la douleur qui perçait le rêve et le sommeil, et le fait est qu’au réveil, la fille elle avait mal. J’ai encore mal, maintenant, elle disait ça comme si elle était en train de s’en rendre compte ou comme si elle émergeait justement du rêve alors que tout ça avait eu lieu plusieurs heures plus tôt ou bien alors comme si le mot succombait soudainement à l’offense faite à la douleur. L’oubli de la douleur. Le rêve il est fait de la matière même des rêves, a dit quelqu’un qui n’en avait rien à foutre de l’animal, bien doux, pas sexuel, et la fille a dit mais c’est exactement ça, juste une apparition dans le fond de la végétation. Le chevreuil a des bois lui aussi, la fille dira que celui qui avait fait sa demande était caché dans le pli de ses draps, sans visage à cause du pli de ses draps. Son visage c’est le drap. Le chevreuil était dans toutes les mémoires, surtout dans celles qui l’avaient raté, le chevreuil, et lui, pour le coup, c’en était un, un garçon, le mot était important, bizarrement important, elle le disait différemment toujours, et les feuilles remuaient, remuaient, il venait de passer là car ça vibrait encore, le chevreuil, tout son torse en avant et le cou plein d’artères, de veines, de clavicules ciselées, le tronc barré de lignes horizontales et continues sous la mâchoire avant qu’il disparaisse et que les branches broient ses bois jeunes dans le fracas des brindilles étrillées (même si certains disaient mais non il a pas de bois, juste des épaules, et que c’était une biche à cause de la forme de son nez et de sa bouche humaine, pas un chevreuil, et que dans les faits personne avait réellement répondu à cette demande en mariage, le oui était pas encore dit, la douleur avait tout renversé, c’était différent à cause de la douleur, ça avait tout gâché la douleur, ces mots exactement ces mots émergeaient au milieu des paroles mélangées). Il y a eu un grand silence après ça. On cherchait tous le torse du chevreuil dans les branches avec ses clavicules, un corps de chevreuil avec une tête de torse, même si on abandonnera tous l’idée de réellement l’apercevoir, c’est trop tard maintenant. Il est parti. Donc, oui, il y a un grand silence. Jusqu’à ce que quelqu’un dise, quelqu’un qui est là dans notre dos, on le voit pas vraiment mais on se tourne pour voir sa clavicule, la ligne de sa clavicule naître, lui aussi, dans l’ouverture de son sweat ou de son t-shirt ou de sa chemise, on n’est plus sûr de rien. Il dit : c’est bien que les bêtes elles soient là. Ça veut dire qu’on est en sécurité.

Guillaume Vissac • t • 04

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A suivre tous les jeudis.

 

d’abord un taureau, ensuite un bouquetin

D’abord c’est à l’épaule mais c’est du crâne qu’elle part. Ça gicle comme on dit d’un liquide que ça gicle. C’est un nerf qui doit avoir cette sinuosité-là et ça finit dans le crâne. C’est chaud. Ça fait mal. Il disait ça : ça fait mal. Et des putain, putain, putain à n’en plus finir. Puis il est reparti dans le même geste qu’avant (avant que ça claque dans l’épaule, dans son cou, dans sa nuque, dans son crâne, et puis que ça brûle et que ça gicle à l’orée là de la brûlure), c’est-à-dire qu’il a repris la marche. Moi je suis derrière lui, je me suis arrêté quand il s’est arrêté, je l’ai regardé se tenir l’épaule, le cou, la nuque, le crâne, et dire putain, putain, putain dans les fougères. Le bruit des feuilles et des branches et des matières synthétiques frottées nous submerge, les autres sont devant, d’autres sont encore derrière, on marche en file indienne à la suite d’une liane de fourmilières et de scarabées. Ils sont par terre, remuent. On reprendra la marche à notre tour. Celui qui s’est fait claquer l’épaule, le cou, la nuque et dont le claquage a giclé dans le crâne et qui a dit putain, putain, putain à cause de ça, trois ou quatre jours après il racontera ça à son tour dans la bouche du réveil. Il est là et il dit : on est dans un champ, y a pas de clôture. C’est pas clair qui est qui et si je suis moi mais c’est souvent comme ça, hein ? C’est une de ces instances, il a dit, ça appelait une fin sa phrase, n’importe quelle fin, mais le silence est retombé. Je me souviens que dans ce champ-là, y avait un animal. Un taureau, un bouquetin. D’abord un taureau, ensuite un bouquetin, ensemble ou alternativement. L’animal c’est un jeune, l’air nerveux. Avec ses cornes il s’approche. Je suis là, il a l’air de dire. C’est une histoire de mâle cette histoire. Mais le mâle l’empale pas, non. Il se frotte à lui cinq minutes mais c’est jamais dangereux. Le rêve a sûrement dû durer plus ou moins longtemps que ça mais le rêve, c’est distendu. Quelqu’un a dit l’autre jour le rêve, c’est distendu. Le rêve, mais ce que ça voulait dire c’était les rêves en général.

Guillaume Vissac • t • 03

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A suivre tous les jeudis.

 

un chien ou une bête

Celui-là est simple. On écoutait savoir en quoi celui-là était plus simple qu’aucun autre rêve que chacun d’entre nous on aurait pu avoir à sa place. À force de marcher en file indienne sans savoir où aller on avait fini par parler à voix haute et raconter des rêves qui nous avait léchés durant la nuit. Ce n’était pas encore ritualisé ni rien. Ça le deviendra. C’est spontané. C’est l’action d’émettre un geste, le geste de dire. Celui-là est simple, il dira. Ça se passe dans un building, c’est dans un grand bureau. Je suis censé appeler au téléphone quelqu’un (c’est un truc d’entreprise c’est quelqu’un d’important) et lui donner mon nom. Avant qu’on me passe le téléphone je révise sur un carnet pour savoir quel est le nom que moi je dois lui donner. C’était tout. Il a fini comme ça. Effectivement, c’était simple. Quelqu’un a pissé sur les mûres au niveau du sol, elles sont toutes goutteleuses. Du coup, on ne peut pas les bouffer. C’est un chien ou une bête, il dira, encore un pied dans le rêve et l’autre entre le rêve et là et tout simplement pas ravi qu’on revienne si rapidement à la vie matérielle. Très simple. Mais non, a dit une voix de fille, c’est humain. Il y a des mûres mangées dans ce bourbier de ronces. Quelqu’un veut dire pourtant mais on ne l’entend pas. Moi peut-être. Le soleil se prend dedans, c’est de l’onde, c’est de l’ombre. J’avais faim. Quelqu’un est venu me toucher les épaules. C’était plein de tendresse ou de tristesse, ce geste, et le soleil a viré de bord à cause des branches qui pliaient quand on marchait près d’eux, les arbres, et que les arbres chuchotaient sur le passage des corps en file indienne (nos corps). Je vais me retourner. Il y a toujours cette main dans mes épaules pendant qu’on marche en file indienne, nous tous, alors je vais me retourner. Mais c’est pas de la tristesse. C’est pas la faim non plus. C’est beaucoup plus simple que tout ça.

Guillaume Vissac • t • 02

Nous somme très honorés d’accueillir pour l’été une série de Guillaume Vissac intitulé t. Guillaume Vissac est auteur et éditeur. Il est l’une des valeurs sûres de la littérature à venir. Il publie ses textes ainsi que son journal et une traduction quotidienne d’Ulysse de Joyce sur son site Fuir est une pulsion.
A suivre tous les jeudis.

 

meutes ou nuées de libellules

Là-bas, je voulais faire mais j’avais pas la force. Les autres autour de moi font. On s’est retrouvé quinze ou vingt près de la zone sans avoir à nous consulter. Des langues diverses. Nos corps. Elles, eux, ils ont la force. Ils sont dans le mouvement. J’ai pas la force, je n’ai plus de bras, plus d’épaule, plus de nuque, j’ai besoin de mes mains pour me tenir la tête dans le ventre et j’ai plus de genoux, de chevilles, d’articulations lentes, j’ai la tête inclinée, on me dit j’ai la tête inclinée, j’ai de la déglutition dans la bouche, j’ai pas la force de vouloir avoir la force et j’ai des courbatures, aux gestes, des courbatures à l’immobilité, des courbatures dans le sommeil et dans le dos le jour, la nuit, le matin. Faire un geste ça me coûte. Faire le geste d’écarter les branches et les épaules, faire le geste de lever la jambe ou la nuque, de lever le genou, d’enjamber la souche morte, de me recueillir sur la souche morte, de bénir la souche morte avec un regard ou un œil, de penser le mot œil ça me coûte, le souvenir d’un air qu’on m’a murmuré à l’oreille l’autre jour ça me coûte. Le souvenir d’un souvenir, le souvenir d’une chanson. Une chanson ça me coûte. Quelqu’un vient me prendre à l’épaule et je me retrouverai dans ses yeux. La nuit fond sur nous comme la salive. Il n’y a pas de mots. On me met le cou sous un coude et du bras on m’aidera à marcher. On me dit qu’on y est, je me suis réfugié dans ce corps qui me porte. Je n’ai plus besoin de mes yeux, on me dit endors-toi. Ferme les yeux, on m’a dit. Tu n’as plus besoin de tes yeux, moi je te les prête, les miens. J’ai senti le souvenir des libellules me prendre ou me saisir (des meutes ou des nuées). Je pouvais tout aussi bien m’en remettre au poids de l’autre alors. Celui ou celle contre quoi je m’appuis pouvait aussi bien être un ours ou un arbuste. Les yeux fermés c’est plus facile. Je me suis senti marcher sans mon corps dans le reclus de mes yeux clos et dans le chuchotement des feuilles et des branchages qui pliaient tant de fois contre nous. Ces bruits venus me dessineront des chants.

Guillaume Vissac • t • 01

Nous somme très honorés d’accueillir pour l’été une série de Guillaume Vissac intitulé t. Guillaume Vissac est auteur et éditeur. Il est l’une des valeurs sûres de la littérature à venir. Il publie ses textes ainsi que son journal et une traduction quotidienne d’Ulysse de Joyce sur son site Fuir est une pulsion.
A suivre tous les jeudis.

 

la faune vivante près de la zone de T.

Un groupe de gens se retrouvent à traverser la zone de T. en quête de vie sauvage et de rêves éveillés.
Ils n’en ont pas conscience mais sans Svetlana Alexievitch et Seb Ménard cette écriture n’existerait pas.

 

le lynx à Tchernobyl

C’était chez quelqu’un oui mais qui ? Ce qui est sûr, c’est que c’était en altitude et chez quelqu’un. C’est plein d’une vingtaine de personnes qui se frôlent plus ou moins et l’un de nous dira que la musique est sinistre. La musique ira lentement, oui. C’est des riffs électro d’atmosphère. C’est triste, peut-être qu’on peut dire que c’est triste. On est là à pas se voir, sauf qu’on se marche dessus. Les uns contre les autres, on se marcherait dessus. Y avait de la sueur et des nuques, ça sentait ça, la sueur, on l’avait dans les yeux. Des gobelets en plastique dans nos poings gros comme ça, pleins de liquide fluo avec assez de lumière pour gicler hors des verres, hors des gangues de plastique, hors de nous regardant, tordus ou bien masqués par la blancheur stroboscopique. Des flashs de lenteur nous viendront dans les dents. On se fait passer des trucs à mettre sous la langue et la tête en arrière on attend que ça kick in. La musique deviendra plus ou moins pas si triste, peut-être que la playlist elle change. On connaît pas chez qui on est, on connaît pas grand monde. Quelqu’un dit qu’il vaut mieux se mélanger (à moins qu’il soit question des trucs qui fondaient sous nos langues ?). Toujours est-il qu’on ira se défaire de nous autres et on se retrouvera chacun notre tour à parler à d’autres bouches, on aura ça qui nous tiendra au corps, se focaliser sur les bouches, de voir venir les bouches avant qu’elles parlent, de voir avant de les entendre les bouches venir et les sons mis dedans. On s’est parlé de nous-mêmes, on a dit d’où on venait, chacun respectivement, à divers endroits de l’appartement et quelqu’un fume sur le balcon, se fait des lignes de fumée blanche, on dit beaucoup moi je. La nuit, c’est ce qu’il y a de meilleur (quelqu’un dit ça au sujet de celui ou bien de celle qui fume). On voit pas bien. On voit pas quand on nous prend par le bras pour dire danse. Danser, c’était remuer plus ou moins rythmiquement bien sur une série d’ombres hachurées qui vivent là sous nos semelles. À un moment donné (on se retrouve toujours plus ou moins au niveau du sol à examiner les marques de chaussures et les disparités entre les marques de chaussures et la forme des semelles de chacun, il faut être au niveau du sol froid pour faire ça), à un moment donné quelque chose percera dans la coulée du son, dans la playlist heureuse. Et là je perdrai tout de l’ordre intérieur qui me fait tenir debout. C’est une chanson que j’ai oubliée qui existait dans ma mémoire, que j’ai dû entendre à un moment précis, même pas poignant mais beau. C’est juste une belle chanson un peu triste qui parle des feuilles l’automne, ou quelque chose comme ça. C’est pas ma langue c’en est une autre mais je comprends. Faudra que je m’isole pour aller pleurer dans le dos des autres. C’est l’effet que me fait cet air intempestif et de l’entendre ici c’est cru, c’est cru de n’avoir pas d’arme contre ça, l’entendre dans l’intempestif, l’entendre hors de son temps, en pleine playlist atmosphérique dans laquelle on nageait plus ou moins mal à vue. Quelqu’un est venu me suivre là où j’ai disparu pour être triste seul. Il y aura des doigts venus sur ma nuque et mon front. Les paroles c’est très simple. J’ai de la chair de poule sur de la chair, ça se voit. Je chante pas, je murmure des mots issus de la chanson. Tout le monde sauf moi… J’ai de ça dans la gorge et dans le nez, la bouche, j’en ai plein la bouche et les tempes, et on essaye de m’aider à éponger tout ça. Je vois pas son visage. Il y a des mots bien sûr. Il y a toujours des mots. Regarde. Le son d’une application blanche sur l’ardoise d’un écran nous a tiré hors de nous, hors de l’instant présent. C’est suivi d’un message, ce sont des mots très brefs. Le lynx est revenu à Tchernobyl. Le lynx, c’était l’espèce. Certains disaient vouloir y aller voir. D’autres seront déjà sur place. Ils vivent là-bas, disent-ils, près de la zone ou dans. Qui pour ne pas vouloir aller suivre le lynx ? Nous sommes trois quatre à pas se connaître ici mais quelque chose nous pousse à répondre à l’appel de ce mot qui circule dans nos paumes. Vous venez ?

L’émission du général : Guillaume Vissac


Mission m°pl

Mollusque avale\soleil insoumis. 
Inversions délicates. Pures ; et de poids.
Monopole.
GI


Vers l’ou-est. Avons marché des heures jusqu’à rebours. Les Zautochtones racontent qu’à s’enfoncer par là (par là parlant pour l’ou-est) on tourne tête au temps. D’abord sous la semelle de nos bottes, les Zautochtones sont sortis des charniers où des clones de nous-mêmes les y avaient collés, ont découpé des dents les goupilles des grenades étrangères importées, ont aspiré les flammes dans ces coquilles de rouille, ont remis les goupilles dans chaque rouille (dans l’espace prévu pour) et ont rangé la pomme soigneusement dans la poche de leur jean (les pommes sont les grenades). Leurs vieilles Kalash en bandoulières pointées sur nous ont sucé hors des peaux (toutes les nôtres), chairs et muscles (celles idem) des balles folles tailladées en étoile. Z’ont grimpé seules, intactes, dans la matrice de leurs chargeurs. Et en réponse les hommes (les nôtres) ont aspiré les leurs (leurs balles), ont recollé des crânes (en pièces), remboité des mâchoires (matées). En cercle autour de leur village rouillé avons-nous vu valser les armes en préambule ? J’avance talon d’abord sans voir où le corps, sans moi, s’avance. Je sors des jumelles de pupilles noires mes yeux. Ils nous balancent des drapeaux blancs jurant qu’ils sont serècnis. Après coup je les crois.

Tempête du désert dans l’oeil, l’soleil est mi mollet, dit l’un des gars, les yeux dans le dos, visant sa pisse d’une flaque d’eau chaude au pied des dunes jusque pile dans la fente tranchant son gland en deux miches mauves près des deux pouces. Bientôt, je l’ai vu boire des litres à la gourde avant que l’eau froidisse.

J’ai reconnu le carnet que j’efface page à page sous mes souvenirs fanés. Il ferme : il ferme avec un élastique plastique. J’écris en blanc dedans au bic. Mes mots sont ceux qui sans saveur s’en vont sans dire un mot. Je fais revenir salive dans ma gorge et ma langue (autour) et fais des bulles avec avant reprendre la marche sous le cagnard d’hier.

Avons domestiqué l’assaut sur des cartes en 3D en couleurs en parlant. Telle âme prendra tel flanc prendra telle balle venue de tel canon précis pointé sur eux. Qui donc ? D’autres que nous, préparant leur massacre à la même heure que nous le nôtre, mais dans d’autres espaces et sous d’autres ciels blancs.

Tel qu’on me voit (devine) je réchappe d’une tentative de déstabilisation par un tireur isolé qui voulait, seul, loin de tous ses semblables, me choper une guibolle et me faire voir le sable d’un peu trop plus que près. Un des gars sec me sort de terre et m’attire vertical vers les cimes de mon crâne. L’oeil de verre du sniper sous la lunette clignote ; il fait craquer tout seul ses trois fois dix phalanges.

Quant au lieutenant Gamin, voilà son corps. Marchons, marcherons, avons marché sur les traces d’une embuscade au sable. Nuit noir dessus nos os poisseux. Les gars soufflotent avare de l’air, avare ou avarié viré. Les tranchés, tout autour, schlinguent : et la mort et la caque et le sang. Lieutenant Gamin, le fameux fils d’un Général Quidonc (mais influent le con). Le sang, la mort et noire la caque s’échappe en rade de son crâne mort et ses rêves vieux de quelques vingt hiver (ou plus, ou moins) remontent sous forme de matière noire et grise (et blanche, et sans grumeaux au fond). Le sable chiasse le sang, la mort, la surface molle et l’entonnoir fait d’os qui jadis bouchait le trou de la balle avant, après, qu’elle entre et splatch. Je garde toujours mon livre de codes sur mon petit coeur. Prêt à déchiffrer les messages, prêt à comprendre tout lorsque l’ordre d’en haut sera largué sur nous. Longtemps, longtemps avant, après, tout ce corps misérable. Les gars dévalent en vertical les dunes, de l’en bas vers l’en haut, et volent à son secours de con. L’os est bouché, le corps crépite, vacillé le cadavre à nos pieds tiédissant. Dans quatre, trois, deux, un, lieutenant Gamin, apnéique ou tout comme, soulèvera son squelette vers la nuit. Je le mets à l’abri sous mon casque et reset à mon tour.