Anne Savelli • L

anne-savelliDiptyque est un texte écrit par Anne Savelli en 2015 pour la compagnie de danse Pièces détachées. Il compte, en toute logique, deux parties, dont la seconde, intitulée « L » évoque la relation entre un photographe et son modèle (L comme lui, elle, lien, livre et un grand nombre de choses encore).
Née à Paris, Anne Savelli (Fenêtres open space, Le Mot et le reste, Franck, Stock, Décor Lafayette, Inculte) s’intéresse depuis longtemps à la notion de lieu, de décor, et depuis quelques années à l’image, au portrait, à la photographie. Son prochain livre, Décor Daguerre, paraîtra au printemps 2017 aux éditions de L’Attente.
Elle est également cofondatrice du site L’aiR Nu (Littérature Radio Numérique). Pour des extraits vidéos du spectacle, voir ici : http://www.compagniepiecesdetachees.com/medias/

 

apparition

Tu es dans l’eau, debout et nue. Le cadrage du photographe t’a tranchée à la verticale. Il te manque un tiers du corps ou peut-être même la moitié. Il te manque un sein, le bras gauche, une cuisse, un genou, un tibia, un pied. Il t’a aussi coupé la tête, presque sectionné le bras droit.
L’eau grise est celle d’une piscine, de Jamaïque précise le livre. Elle déforme le bas de ton corps, fait dériver ton ombre qui renseigne sur le temps qu’il fait, beau, ainsi que sur ton geste hors champ : relever les bras en couronne pour soutenir la tête, posture que le photographe suggère, pose d’actrice, de mannequin, de modèle qu’il ne se permet pas, ne fait entrer dans le cadre que par cette ombre au centre, très présente mais qui reste légère. A bien y réfléchir, il y a peut-être une certaine ironie dans ce geste tombé à l’eau, qu’un coup d’œil rapide ne reconstitue pas – il faut regarder longtemps, vouloir lire l’image, même, pour qu’il daigne apparaître.
De l’ironie ? Oui, c’est possible. Mais le décalage qu’elle induit ne change rien à la beauté du corps fixé sur pellicule : l’écart ne s’impose pas, se donne pas comme tel. Ainsi le photographe gagne-t-il en subtilité, autant dire sur tous les tableaux.
Ce qu’on voit le mieux, ce qui frappe, c’est un grain de beauté au-dessus d’un téton, le nombril, le pubis.
Ce qu’on voit le mieux, je le crois, c’est le biceps du bras tronqué. A peine remarque-t-on les poils de ton aisselle qui, si on considère que ton corps est ton instrument de travail, devraient surprendre, même à l’époque. Chez toi, l’épilation est chose étrange. On ne sait que penser de ce pubis-là, en triangle écrasé par la ligne de l’eau.
Ce qui frappe, c’est ce que l’eau déforme de ton corps : la cuisse gauche, à qui elle invente un bourrelet ; la jambe qui perd de sa longueur, tout entière ramassée dans un genou en creux. À bien y regarder, et pour qui te connaît, ton ombre paraît plus réelle que ton corps. Faut-il que tu t’inquiètes ?

J’ai commencé à t’écrire après une nuit passée sans dormir, non, pas un seul instant ; après avoir écouté par le replay d’Arte une suite de reportages sur les super héros, espérant renouveler l’expérience de la veille – le premier épisode m’avait fait tomber dru dans le sommeil. Une nuit entière les yeux fermés à ne pas regarder ces corps parfaits et dessinés, moulés au millimètre, drapés, fuselés, fendant l’air qui passaient en boucle sur l’ipad ; à suivre simplement au casque les commentaires, les récits en anglais, en français mêlés à des effets sonores, à une musique trop forte, mal allongée sur le canapé, ne sachant où caser la tête, les genoux, les jambes. Une nuit qui n’a pas su chasser ce que la nuit elle-même appelait de prise à la gorge, de ventre noué.
Des images d’escaliers de secours, de panneaux One way, de façades de briques défilaient peut-être à la place. Ou de palmiers, de filles en rollers, cheveux longs et shorts en satin roulant près des plages, chromos venus de films, de séries découverts à l’adolescence et qui avaient réduit les villes à un décor 2D dans lequel Street view nous invite aujourd’hui à nous rendre, à nous perdre. Je ne sais pas. Je ne me souviens pas.
Le matin, j’ai glissé dans mon sac ce livre qui t’est dédié, L, acheté il y a longtemps, expédié des États-Unis. Ce livre, soyons précis, est un exemplaire d’occasion. Son format est carré, sa couverture souple. Il compte 128 pages sans dédicace ni note, coûtait à l’origine 16$95 et il est légèrement corné, jauni. Ce livre, L, a pris le métro ce matin-là, ligne 2, ligne 11, ligne 9, est passé d’un quartier nord de Paris au quartier ouest et chic où se trouve mon bureau.
Il a été posé par terre, sur un parquet clair, devant un second canapé.
Il a été rangé sur une étagère, a traîné sur la table, est retourné dans le sac. Il a été ouvert, feuilleté. Le texte a été lu, rapidement traduit avec la promesse de s’y prendre mieux, de s’y arrêter davantage, plus tard, après avoir dormi.
L est donc un livre dont le sujet est toi, et l’histoire de ce livre. Une histoire, du moins. Passage d’une époque à une autre, d’une dimension à la suivante, des yeux fermés aux yeux ouverts, que sais-je encore. Mais un passage oui, sans doute.

 

flottement

En Jamaïque, toujours, dans cette eau grise. Cette fois on te voit de profil de la tête au nombril, aux trois quarts immergée. Les yeux fermés, le visage tourné vers le soleil, tu portes des lunettes de piscine qui font tout le prix de la photo. Les cheveux mouillés et tirés en arrière, on découvre que tu es brune, que le grain de beauté sur ton sein existe en version plus discrète à la commissure de tes lèvres.
Ce qu’on voit mieux encore, c’est la ligne carrée de la mâchoire, les filaments blancs du soleil quand il chemine sur l’eau grise, sur tes seins et tes bras. Le corps plus vague que le visage, ce visage qui ne s’offre pas, ne s’avance jamais vers nous, abandonné à la lumière.
Tu reposes. Tu te reposes. Entre les deux nous hésitons. Ta nuque est le centre du monde. Archimède s’inscrit là, dans cette poussée qui maintient la nuque hors de l’eau, cachée par les cheveux mi-longs, parcourt la ligne de la mâchoire, remonte vers la bouche, le trait plus foncé d’une narine et cet accessoire inutile, les lunettes de piscine fixées par un élastique dont le blanc éclatant contraste avec le reste : une flèche te traverse, un ruban ceint ton front. Te voilà presque indienne.
Ces photos ne sont pas légendées. Les lieux sont indiqués pour qui sait les chercher à la page des remerciements. Et donc ? Et alors ? Cette piscine pourrait exister partout. A quoi sert de lire ces mots : « Jamaica, The West indies », à se lancer sur quelle piste ? Est-ce retrouver l’endroit où s’est déroulée la séance ? Savoir si vous étiez à l’hôtel, chez des amis, chez un mécène ? Deviner ce que vous avez fait là-bas, l’un avec l’autre ou l’un sans l’autre ?
Au moment où la question se pose, la réponse arrive d’elle-même. Une mention jusque là invisible apparaît sur la page, celle d’une riche héritière, d’un photographe célèbre qui vous ont hébergés. L’eau se trouble – mais non, c’est le regard – pas du tout, c’est l’esprit. L’esprit ou l’estomac. Ces deux mots, héritière, célèbre parasitent l’ensemble. Que vont devenir ces descriptions ? Matière à mondanité ?
L’eau grise continue d’être grise. La Jamaïque ? Hors de portée.
Reprenons. J’aimerais penser qu’il t’a photographié sans te le dire ou presque, t’a laissée flotter à ton rythme.
De la dérive et du contrôle, il devrait être un peu question.

J’avais déjà revu quelques unes de ces photos vieilles de plus de trente ans : les plus connues, sans doute, puisqu’elles circulent sur Internet. Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé qu’il fallait quand même acheter le livre, que je n’allais pas écrire sans. Pour déplacer l’objet d’un pays à un autre, qu’il survole l’océan avant d’arriver jusqu’ici ? Peut-être. Il devait me falloir un acte (ou son succédanée, la commande en trois clics) qui trente ans plus tôt relevait de l’extraordinaire. A l’époque, enfant ou adolescent, dire : mon père, mon oncle me l’a rapporté des États-Unis avait un poids certain.
(on disait rarement ma mère)
Est-ce que ce n’est plus le cas ? Cet exotisme-là, cette tension électrique qui court du ventre au palais au moment de prononcer la phrase, bouche sèche, cœur accéléré comme pour signaler l’aveu sont-ils morts, définitivement ? Et c’était quoi, au juste, de préciser la provenance du cadeau, de l’objet reçu ? Une manière de se distinguer, seulement ?
J’ai sorti le livre du sac, ai regardé la couverture. Ton nom plus gros que celui du photographe. Trois fois plus. Je ne m’en rends compte que maintenant.

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