Marine Riguet est chercheuse en Littérature et en Humanités Numériques. Elle est l’auteure de textes poétiques, d’une pièce de théâtre (Talk to me, mise en scène par Laurent Cazanave en juin 2012 au Théâtre Côté Cour), d’un texte sonore (La Souterraine, illustrée par Emma Duffaud et performée Galerie POS en 2018), et pratique l’écriture audiovisuelle.
Depuis cinq mois qu’il marchait, il avait le soleil levant pour seul point de mire.
S’évaporait peu à peu tout ce qu’il avait quitté, jusqu’à son nom.
Il avançait sous une lumière sans jour ni ombre, dans une heure où se valent le soir et la naissance. Il ne faiblissait pas, ne trébuchait pas, ne priait pas.
Sa barbe recouvrait la moitié de son visage comme une croûte, et sa tunique, pourtant bien trop ample pour ses épaules, collait à sa peau.
Il avait enveloppé ses pieds dans des bandelettes pour que ses semelles ne les entament pas.
Devant lui, la terre. Devant lui, crépitant de silence jauni.
Les pousses dans leur lente crispation se confondaient aux pierres.
Il voulut cracher comme on s’humecte la gorge, mais il ne transportait rien, ni salive.
Ses épaules coûtaient. Sa nuque courbée, chaque enjambée faisait le poids d’un corps.
Il fuyait.
Sa marche était un interminable affrontement.
Il n’avait personne sur ses pas. Il entrait seul sur cette terre en dehors des routes, des promesses, des racines ; et il comprit que cette terre était sienne.
Ne dors pas.
Il faut leur coudre les paupières. Aux morts. Leur coudre les paupières pour préserver leurs images intérieures, que leur mémoire ne s’évapore pas par les yeux.
Ne dors pas. Il n’est nulle mort possible. La mort, c’est celle des autres, celle qui se voit, à la surface, qui se laisse regarder.
Ton existence à toi est une nuit sans commencement, de celles que l’on n’interrompt pas.
Le soleil s’élance. C’est pour toi qu’il s’étend, qu’il s’étire, pour toi qu’il brûle. Il est ton tatouage, ta sentence, ton clou, le passé en germe dans la moiteur de tes jours, il est le cœur qui s’essouffle en toi, devant lequel tu dois comparaître sans te dérober jamais, parce qu’il est l’œil, il est le ventre qui digère ton existence, qui t’accorde ton sursis et ronge ton repos, il est l’astre, le clown blanc sans ride, sans ombre, et il résonne, il parle à travers toi, il t’entend.
Le corps d’Annabelle. Invisible, dans la nuit, respirant sans se faire voir, sans soulever les couvertures, égal à tous les autres corps ; que la nuit dévoile, rend à lui-même, parmi tous ces autres corps, rend étranger, permis. Jusqu’à ce que sa main. Annabelle sur le matelas posait le dos de sa main. Si légèrement que le drap ne pliait pas. Écartée de son corps, donnée à la rencontre de mes doigts comme à la nuit, indifféremment, d’accord pour se faire happer, d’accord pour disparaître. Tant qu’on ne dérangeait pas le silence. Tant qu’aucun de ses mouvements ne crissait. Je n’ai pas su tout de suite. Sa main est apparue au bout d’un tâtonnement, d’un étirement de mon bras qui n’aurait rien dû rencontrer d’autre que l’air. Mais sans heurt. La main d’Annabelle dans la nuit n’était pas la main de ma sœur. C’était la main d’une autre, la main d’un corps parmi tous les corps, qui se donne sans appeler, qui réchauffe et tremble dans un frisson qu’on veut caresse, la main qu’on prend, qu’on retient en croyant serrer avec elle l’ensemble de l’être, la main qui se plie comme un cou et respire comme un ventre. J’ai pris dans la nuit la main d’Annabelle qui n’était plus Annabelle. La main inconnue, la main nouvelle. J’ai rencontré la paume d’Annabelle pour la première fois.
Variations I & II
Suite du projet :
– vidéo-poème de Sara Bourre et Mathias Bourre (janvier 2020)
– exposition des peintures d’Emma Duffaud et live (printemps 2020)