Né à Angers en 1971, Jolyon Derfeuil a découvert la poésie à l’adolescence, au sein de l’atelier théâtre de son lycée, reprenant des textes de Raymond Queneau pour les jouer sur scène. Il découvre aussi dans la foulée Pierre Reverdy, Antonin Artaud, les poètes surréalistes, Baudelaire, etc. Puis il enchaîne avec des études de comptabilité qui ne mènent nulle part, le service militaire et quantités de petits boulots avant de faire une fac de lettres d’où il ressort avec une licence de lettres modernes. La suite de son parcours s’illustre dans l’associatif, l’écriture de scénarios, la réalisation de courts métrages sans pour autant délaisser la poésie. Il anime entre autres des émissions de radio consacrées au slam et au cinéma sur la radio angevine alternative « Radio G » et fait des improvisations poétiques en direct dans une autre émission dédiée au Free jazz.
L’Informe
C’était avant-hier. Ou alors il y a une semaine. Un jour brûlé du calendrier, un autre jour perdu, un dimanche ou un jeudi, je ne sais plus. Je l’ai rencontré à reculons, sur le boulevard désert. A ce moment là, j’étais dans mon spleen, je recomptais nerveusement mes joies, mes manies et mes tics…Et elle m’arriva comme ça, en pleine face. Un télescopage brutal. Je tombai à la renverse, me relevai avec peine, avec un gros bleu sur le front. Affolée, elle bredouilla un langage étrange, dont je ne compris qu’un mot sur quatre.
Mais elle avait une forme humaine. Un grand corps frêle enfoncé dans un immense manteau de laine bleu. Elle n’avait pas de traits connus. Avec ce teint livide, ses deux yeux creux, sa grosse bouche, ses cheveux qui changeaient de couleur toutes les cinq minutes et cette peau rêche et ridée par endroit. …Sans parler de son pantalon déchiré et de ses pieds fourchus. Etait-ce un homme, une femme ? Je ne sais pas, je n’avais pas de lucidité envers cette forme. Pourtant, il y avait chez elle quelque chose qui m’était familier. C’est souvent comme ça, à chaque fois que je toise un étranger…Nous échangeâmes un silence courtois. Un silence de mort. Puis la forme se mit à rabâcher plusieurs fois la même phrase incompréhensible dans sa barbe, comme une formule incantatoire. Elle me regarda fixement. J’étais crispé mais séduit. Nous restâmes un bon quart d’heure à nous statufier l’un l’autre. Le temps pour le ciel de virer à l’orange et aux gens de la voirie de ramener leurs feuilles mortes aux arbres de l’automne.
Je la raccompagnai en bas de chez elle. Je frissonnai. Il était midi et demi. Elle me tira la langue, sortit les griffes, émit un rire sardonique et je sentis comme une morsure sur les joues. Elle me prit par la main et nous courûmes jusqu’à l’ascenseur. A peine ouverte la porte de son appartement, je l’entraînai dans l’ombre, l’agrippai, l’embrassai dans le cou, léchai ses lèvres, chauffai sa crasse. Ses joues piquaient un peu. Elle se moqua de moi, comme un amant fatigué…Pourtant je la pris fougueusement dans une espèce d’urgence délirante ; mais au bout de quelques secondes, un sentiment atroce me gagna. J’avais l’impression de m’être blotti, nu, dans la carcasse d’un bœuf à l’abattoir, englué dans la chair et les os gelés …Je me jetai par terre, horrifié. Mais qui était-ce ? A la place de son sexe, il n’y avait plus rien. Je vomis lentement sur la moquette. Elle rit très fort, en se tirant les cheveux.
Cette forme humaine me rappelait vaguement ma mère, qui haletait souvent après les coups de poings de mon père en furie, au fin fond de mon enfance. Ou alors un prof à l’école, un maton en prison…Dans la pénombre, il me semblai soudain voir une affreuse bestiole…Je remuai de l’air, je voulu me défendre, lui mettre une gifle, mais je n’y arrivai pas. Son image restait imprécise… J’avais soudain vérifié mes limites. La nuit tomba dans l’appartement. Elle m’invita à prendre un café dans sa cuisine, encombrée de cendriers et de cartes à jouer. D’un coup, elle devint plus complice dans la discussion mais toujours un peu indifférente ; présente mais totalement insaisissable…
Non, ce n’est pas ça. En mémoire, c’est une autre horloge démente, dont le tic tac invite à la folie et qui succombe dans la maternité avancée du rêve…Elle me fit un autre effet.
Elle me confia ses doutes, ses espoirs de solitude, sa viande froide pour le plaisir et elle s’accrocha à mon cou, ivre d’avoir trop attendu les autres. Leurs limites constituaient sa vie. Elle disait : « j’ai la tête pleine de toile d’araignée (…), quand je sens la mort toute proche, je mets un masque de clown pour qu’elle me reconnaisse vite, mais elle s’éloigne, elle s’éloigne, la salope !! » La forme me parla de ses diamants frottés derrière un miroir, des livres de philosophie sous son oreiller, d’un numéro de fœtus oublié, de ses crises hyper-lyriques, de l’introspection des mouches, du sel iodé, de la lessive, de mes repas de famille, de mes petites lâchetés quotidiennes, de cette habitude dégoûtante de mettre les doigts dans le néant… Tout en se livrant, elle se grattait la jambe droite de plus en plus, le sang la démangeait sous une plaie purulente… Je l’écoutai, je l’admirai, je la trouvai à la fois grotesque et sublime mais toujours, toujours elle sonnait juste à mes oreilles. Elle me disait une vérité nauséabonde mais inimitable qui me collait à la peau et me pétrissait à l’intérieur de moi.
A l’issue de cette confession, elle pris ma tête dans ses mains, avec tendresse, et je la berçai. Avec délicatesse, la forme me pris dans ses bras, me souleva avec ses bras charnus et me déposa sur un lit de photos jaunies, entouré de jouets cassés. Nous fîmes encore l’amour mais cette fois en crachant par terre. Et ce fut encore plus violent, encore plus désespéré que la fois précédente. Mais quelle rage nous traversait ? Une seule envie nous pris : fuir dans le noir de la chambre, sur et sous le lit plus précisément. Comme c’était impossible, nous décidâmes de lécher les murs avec application. Après, nous retombâmes repus de cette intense activité de nettoyage par le vide. Folie, loufoquerie…le désir nous courait de nous acharné l’un l’autre à s’étonner le plus possible, à creuser dans nos êtres, jusqu’à mettre en exergue nos faculté de nous répandre dans le rien, le futile.
Il était déjà plus de minuit. Je l’ai senti si seule à ce moment là. Alors quoi ? Elle descendit de son immeuble avec moi, fit quelques pas sur le trottoir et tomba amoureuse d’une vielle passante qui sortait ses chiens. Elle me cloua sur place et je restai hagard, comme contaminé par quelque chose qui n’existe plus. Je la vis partir sans se retourner et faire, dans ma tête, comme une illusion cruelle. Je mis ma main sur la bouche et souri à l’intérieur. Je fermai les yeux, les deux pieds joints sur un caniveau. Je n’ai pas compris ce qu’elle voulait. Je n’ai pas compris ce qu’elle était. Je pleurai. Je retournai chez moi me coucher. Après une nuit sans saveur à retourner des cauchemars absurdes, le lendemain matin, au réveil, j’avais déjà envie d’une autre forme…Déjà…