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Amélie Guyot | Là où se fissurent les plans d’évasion

Amélie GuyotAmélie Guyot est une artiste française née en 1985. Formée aux lettres et aux beaux-arts, elle pratique les écritures contemporaines (scénario, poésie-active, vidéo, installation, lecture publique, radio..) où elle questionne le rapport à l’invisible et les troubles du langage liés à l’incommunicabilité qui sépare les êtres. Elle pratique la poésie performative, a animé plusieurs émissions à Radio Panik Bruxelles, a gagné un prix littéraire à Québec, et a collaboré avec plusieurs collectifs à l’instar de zeTract. Ses textes et ses photographies argentiques ont été publiés dans diverses revues comme FPM, Revue la revue, Dissonances, Ornata, LlCHEN, SHEGAZES, Journal de mes paysages, La Piscine.. On peut découvrir un échantillon de son travail ici _ http://luldefalterin.tumblr.com/
et ici https://soundcloud.com/lul-de-falterin

 

 

Au départ de l’écriture, il y a un déménagement et une installation, il y a le fantasme récurrent d’un lieu neuf, espace de tous les possibles. Il y a également une rencontre entre deux trajectoires d’auteures. Et cette observation commune dans nos pratiques de scruter l’espace pour mieux comprendre le monde. Et c’est naturellement depuis que je vis en Provence, que se sont succédés un ensemble de questions, attachées à la forme même de ce territoire.

Ces questions se muent en désir, et ce désir s’ouvre à la marche, alors que se trouve souvent dans une forme de liaison libre avec le paysage ce qu’on cherche en soi. Les arbres, les eaux, la terre composent une unité dans la mesure où ils se mélangent sans sélection, règles ni hiérarchie, aux paysages parfois violentés par l’homme.

J’ai toujours été fascinée par l’influence de l’espace sur la vie des gens. Comment l’un contamine l’autre. Où se jouent les jeux de pouvoir. Quels seraient les rites de passage. À ce questionnement s’est greffé la découverte des rites aborigènes pour lesquels il existe un lien viscéral entre la terre et le chant, alors que la tradition indique que pour aimer sa terre on doit la chanter. Et qu’à contrario un lieu dés-aimé est un lieu qu’on ne peut plus chanter, et qu’un lieu sans voix reste une terre étrangère. Rituellement sont chantés tous les vivants et tous les lieux du pays que l’on habite. Ces louanges ont pouvoir de régénérer l’espace et ceux qui l’habitent.

Finalement écrire, c’est ne pas savoir, et ne pas savoir ne conduit pas au silence ou à une imagination sans rapport avec le « réel » mais au dépliement d’un ensemble de possibles /tous également affirmés en même temps. Pensé selon un principe d’entonnoir, du territoire aux individus qui l’animent, avec _ là ou se fissurent les plans d’évasion on reste au ras du sol, errant entre des fragments raccordés de proches en proches. Il ne s’agit pas tant d’une enquête sur le territoire, mais d’un chemin lézardé de trous et de fragments qui ne s’enchainent pas nécessairement de manière chronologique ou rationnelle. Les morceaux disjoints définissent autant le travail de la mémoire d’un lieu que le récit volontiers décousu, traçant ses chemins à travers une forme d’incohérence, liée aux trajectoires humaines.

 

 

il y a accroché au cœur
de la baie les nerfs tendus d’une querelle
sans cesse échauffée c’est la ville enclavée
entourée de massifs fondée près de l’embouchure du Rhône dans un golfe isolé
éclose pour un recoin de mer ce sont les axes de transport
coupant le territoire c’est le cœur fragmenté du plateau nord
ce sont les quartiers les plus
pauvres
jouxtant les pôles rénovés
c’est Euromed /Acte 1
310 hectares au périmètre
170 supplémentaires à l’Acte 2
c’est le théâtre des banques des compagnies d’assurances et des entreprises de commerce international
ce sont les espaces portuaires
limitant l’accès à la mer
c’est la vielle division du nord
et du sud
inversée ici c’est la porte d’Aix ouvrant sur les anciens remparts ce sont les zones urbaines qu’on appelle
_ sensibles
c’est l’habitat ancien
dégradé et les immeubles évacués en urgence
c’est l’arsenal des galères
dont il ne reste presque plus rien c’est la grande aventure de la montagne
qui persiste
des calanques /aux coups qu’on reçoit

c’est le rouge pierre

c’est là
où se fissure la terre

conjugué au passé des terrains d’embuscades c’est le fluide du vide
violine
des ciels la nuit tombante c’est le noir soleilleux qui a déserté la ville illuminée c’est la promesse du Prophète
le parc balnéaire du Prado
la Pointe Rouge aux couleurs des petites falaises la douceur populaire de la Vieille Chapelle
et toutes ces plages essaimées jusqu’à la Madrague c’est l’île de Calseraigne et les contes d’If
c’est le bord de mer
ou un enfant
sur deux
ne sait pas nager c’est sa langue qu’on cherche
dans celle des autres c’est le temps qu’on lui accorde
c’est le bleu méditerranée
qui me donne une joie
que les mots ne m’apportent plus c’est l’archipel et ses plongées marines
c’est la langue française
qu’on accoste en explorateurs
égrenant les lieux d’exil
jusqu’au dernier
c’est l’échec qui n’est pas dans le retour
mais dans le départ
c’est la mère qui nourrit sa famille des poubelles éventrées ce sont les petits métiers qu’on croyait oubliés
ferrailleurs et chiffoniers c’est la pluie diluvienne ou l’eau ne sait plus s’écouler
c’est la terre primitive
le ventre d’origine
le comptoir des marins et des marchands le miel des armateurs
des négociants des fabricants d’huile
des raffineurs de sucre et des savonniers c’est le bal des soieries et des épices
des bourses d’esclaves et d’affranchis c’est le terrain des premières pandémies
c’est la masse
dure
ou que le regard se pose la terre d’ocre et l’arrête accrochée
ce sont les cartes
bosselées
ou se masse une lumière vive
ce sont les chants l’électricité tristes ou se brûlent les égalités
c’est la règle fixée par les gangs et la tenue des quartiers pour que les sirènes s’en éloignent
c’est l’autorité du trafic au sortir des écoles c’est la saleté l’usure l’effondrement la vétusté
le royaume des rats
au cœur de la magistrale beauté
_

là-bas
la végétation se mêle aux portiques des palais
l’union du dedans et du dehors rendue possible
par les matériaux nouveaux
derrière la belle couleur feuille morte lambrissée
des bâtisses d’arrière-pays
le progrès se mesure au ciment à l’acier et au verre
ici
on entend
239 chemin de Morgiou
quand le désir s’accroche aux parpaings à la faveur d’un temps liquide
moite
aux heures chaudes l’orée d’une semi liberté chantée
des barreaux aux familles parfois un mot
perce c’est lui qu’on retient
ce sont les chants d’attente et de courage qui dépassent les numéros d’écrou
c’est l’union du dedans et du dehors pour le maintenant
et le plus tard
les mots brûlent les questions fondues
dans les affections du soir avec la vie
à vivre
là-bas
dans la garrigue bruissements vacillements l’incalculable des distances
à parcourir
tout n’est pas joué ni dedans ni dehors
ni ensemble ni séparé
les voix s’élèvent racontent les étoiles les bonnes
sous lesquelles certains seraient nés ployables
en fonction des collusions
et de tout ce sur quoi on mise au prix parfois
de la liberté
il y a caché sous les pierres et les résineux des verdicts
et le marquage du territoire les voix s’élèvent
comme principal événement de la journée on y cherche
des fissures et des plans d’évasion on y superpose
par effets de peau
poussés par leur milieu
la vie
à la vie
on fait
…..

dans les gorges le vent s’engouffre et chante le visage d’un homme
comme se peignerait celui d’un autre

on reconnaît sur sa peau grêlée de soleil
le limon et le travail au noir de la centrale hydroélectrique
on voit
dans l’inquiétude des yeux
la différence de densité
entre l’eau douce
de St Chamas déversée dans l’étang
et la mer y entrant

on voit en profondeur
deux motifs enlacés
que l’oeil
ne saisit qu’à tour de rôle
le droit capte l’usure du dos
et l’arrachement des membres à l’industrie quand le gauche devine les arrêtes et les voutes
l’immortel bâti de ses mains les premiers viaducs
l’eau transportée par et pour
les hommes

pierres et ici à côté
le plus grand du monde 130 mètres de dénivelé
82 de haut 375 de long
12 arches coiffées de 15 arcades

après

pierres

pièce maîtresse du canal
acheminant de la Durance vers Marseille pendant les sécheresses
la vie
l’eau en pénurie

l’eau
franchit la vallée de l’arc
enjambant
rivières routes et voies ferrées
l’eau
comme milliers de petites rigoles
qui auraient abouti au même nœud formant un piège d’impatience
prêt à déborder

plus tard cette femme traverse la rive la fait rejoindre à cet homme
avec dans les mains l’image du futur
……

ce matin on entend la voix de l’homme trancher le trafic
des compagnies aériennes à bas prix

l’homme dit _ j’ai peur de me lever un matin et voir que tout a soudain disparu

l’homme surveille de sa fenêtre le terrain vague massé aux confins d’une rue pentue
qui avant fut un verger
et avant encore un marécage
et bien avant une roche jurassique qui n’a pas de nom
sinon dans la langue des choses oubliées
aujourd’hui on y devine entre les petits larcins et le bossellement aride des sols
aux pentes de la montagne la procession de promoteurs de géomètres
de spécialistes qui mesurent qui comptent qui échellent
avant le balais des bulldozers avant l’assemblage d’ensembles à loyers modérés
avant le grand larcin de la terre rouge

l’homme aime son pré carré
essaie de comprendre la logique urbaniste des périphéries
l’homme est la périphérie assigné et résigné aux lisières

il écoute
ise rend à des assemblées qu’on appelle citoyennes
il entend des choses comme _ ré-habilitation des espaces nus/
optimisation des places de parking végétalisation des murs/ éclairage à faible coût/
moyens de lutte contre l’incendie/ voiries réduites

l’homme
répond que le loup mange brebis et chèvres
quand l’homme-loup dévore sa propre mère

l’homme va pécher le matin
au frémissement de l’aube avec ses fils
ils prennent leurs cannes et un sac bardé de pain rassis

sur le récif l’homme harponne un poisson qui renaîtra petit homme
dans le ventre de la femme qui l’a mangé et le goéland qui les surveille
peut-être est-il ce matin
en même temps
un goéland et un aigle l’avatar d’un être aimé
l’homme dit à ses fils
je suis l’arabe des Hauts-Plateaux personne ne m’attend
je suis le fils du pays natal duquel on revient pas je suis le banc de poissons
et son cortège d’esprits
venu chercher mon corps fatigué

le miroitement du soleil augmente la langueur aoutienne
les pensées deviennent métalliques bientôt fondues à l’eau salée

sur la roche rouge
les fils regardent la ligne d’horizon rosir
et dessiner sur l’eau un cercle vaste

on note le rapport entre l’Éblouissement
et la petitesse de ce que nous sommes

ils ne disent plus rien ils pécheront en silence
jusqu’à être vaincu par le vent
…..

la ville portait des maisons basses trois étages maximum
la femme essayait de regarder le soleil en face sur ce petit pan de mur ocre
le plus bel endroit du monde et ça lui brûlait les yeux

je me souviens
qu’elle s’intéressait au soleil et aux ombres
et pendant qu’elle s’aveuglait
elle avouait ne jamais voir les oiseaux manger
le pain et boire l’eau
qu’elle abandonnait sur un bord de fenêtre
la femme me parle longuement
des êtres
qu’elle ne voit plus leur passage
est uniquement signifié par l’absence des choses

les nuages forment
au loin
son territoire
augmentent son domaine d’évasion

elle regarde par dessus mon épaule comme si elle y rassemblait une harmonie de terre
d’eaux d’arbres et de lumière un espace sans destination
où elle aime se promener et porter son regard

la femme panse les plaies avec des herbes elle fait pousser la sarriette
dans les vestiges du souvenir

elle donne au vide l’importance qu’il mérite et qui fait qu’il n’est plus le vide
mais un entier

elle considère les fleurs saxifrages là-bas le mur fissuré
l’orage à venir
…..