Luc Garraud • Assis sur un tabouret

luc_garraud
Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


garraud_tabouret


Sur la colline on la voyait de loin, clignotant comme un phare. C’était une grande maison, faite de bois et de métal, un peu bancale mais juste, le tout tenait bon. C’était tout en étage avec des escaliers extérieurs, accrochés à la façade. Les chambres étaient sans confort, mais il était toujours bien de venir ici, de passer un moment sur la terrasse sans se lasser, quelques jours venir se poser. Le jardin était lumineux comme du miel.

Il était naturel à tous les voyageurs, à tous les passagers un peu fatigués, de laisser du temps ici, une trace, pour qu’on se rappelle, qu’on se souvienne du passage.

La maison était pleine d’objets, une sorte de musée fabriqué avec des petits riens, des paroles aux murs, des chansons cachées dans les pierres, des histoires en suspension dans l’air.

C’était bien aussi de venir avec rien, rien en poche, juste les mains pour parler ou bien sans un mot à dire, un lieu pas compliqué.

On était tout aussi heureux de venir que de repartir, le lieu était fait pour passer.

Il y avait des habitués, des réguliers, ceux du premier août par exemple, ils venaient depuis vingt ans le premier août, mais l’on n’a jamais su pourquoi le premier août, ni osé le demander.

Un résident à l’année occupait une chambre au rez-de-chaussée donnant sur le jardin au nord. Il passait plus de jours ici qu’à l’extérieur. Il partageait quotidiennement la maison avec un couple qui s’était posé là depuis longtemps et qui s’occupait des choses que l’on ne voit pas.

Ils assuraient à deux l’intendance sans un bruit, voyageurs depuis longtemps arrêtés, ils n’auraient pas voulu que l’on vienne pour eux. Ils devenaient, de jours en jours, de plus en plus transparents.

Il y avait dans la salle du bas, une sorte de grande cuisine aménagée en demi-sous-sol, avec une seule ouverture rectangulaire qui apportait un peu de lumière à l’intérieur. Un soupirail suspendu, perché, ouvert dans le mur, à la hauteur des yeux d’un homme pas trop grand. La fenêtre donnait sur le jardin en pente et sur une grande pelouse. L’ensemble était dominé par des nuances de vert et des genêts jaunes d’or. Un chemin mal tracé longeait une haie de cornouillers, de frênes et de noisetiers.
Au centre, au second champ et en contrebas, au bord d’un talus, piqué bien droit, il y avait un magnolia à grandes fleurs au feuillage vert toute l’année.

L’arbre en trois années changeait l’ensemble de ses feuilles, sans se faire remarquer, petit à petit.

Il était taillé régulièrement, il avait la forme d’un grand cône dressé, tronqué sur le haut, aplati, le tronc était dégagé.

Tout le reste du jardin était un fouillis, jamais taillé ou presque, seul l’arbre gardait une gueule humaine. On savait exactement son âge, la maison tenait depuis sa plantation un carnet de compte. Il y avait toujours quelqu’un pour lui apporter une attention journalière, il était constant, il perdait deux feuilles par jour, c’était marqué dans le carnet. Il avait été planté en 1905, par un jardinier mort depuis.

Un seul homme au village savait le tailler, il observait l’arbre de loin, une seule fois, et il montait dedans en fermant les yeux. Il se calait et avec un sécateur à longs bras, coupait les centimètres en trop, de l’intérieur.

Couper les branches d’un tilleul poussant dans un salon, la maison avait été construite autour, tailler sans casser la vaisselle, ni érafler quoi que ce soit. Il avait des dizaines d’histoires d’arbres à raconter.

Une année l’arbre fût méconnaissable, sans forme, on se posa pas mal de questions. On apprit un jour la mort du tailleur, épuisé, c’est son frère qui vint nous l’annoncer, son frère jumeau, il était venu nous dire la maladie, les fractures jamais recollées, depuis deux ans, l’empêchant à jamais de danser encore dans l’arbre. Lui, le frère jumeau, tout contraint de le remplacer tant bien que mal, il était monté dans l’arbre pour son frère, le sauver un moment, l’éloigner de la chute. On trouva l’arbre, dès lors, très bien taillé.

Un jour dans la cuisine du bas, on remarqua accroché au mur un dessin épinglé aux quatre angles, placé à coté de l’ouverture de la fenêtre dans son prolongement à la même hauteur. C’était exactement la vue du jardin.

Il fallut trois jours pour le remarquer tellement les deux images se confondaient en une seule, celle du dessin et du jardin. Il fallait se placer exactement là où le dessin avait été fait, s’assoir au centre de la pièce sur un tabouret haut.

En trois jours seulement le jardin avait changé, des nuances fines, le genêt avait déjà viré au jaune d’or. Il était indiqué lundi 21 avril dans le coin droit en bas, au crayon gris, il n’y avait pas de nom, ni d’initiales.

L’auteur du dessin est resté mystérieux jusqu’à aujourd’hui, même si on pensa un temps à une jeune fille, passagère, discrète, restée quelques jours ici, cinq jours tout au plus. On ne sut pas pourquoi elle était venue, comme tant d’autres ici, ni partie aussi vite et où, on ne savait rien, ni son nom, ni son âge, ni sa langue, on était sur du pas-grand-chose.

La maison était ouverte à tous et souvent bien des années plus tard, d’anciens visiteurs de passage nous racontaient leur séjour ici, qu’ils s’étaient arrêtés là huit jours, pour la douceur du lieu et le souvenir d’un chien nommé Alfred dont on n’avait jamais entendu parler.

La maison était un lieu d’oublis et d’affabulations, sans que l’on se rappelle un seul trait de visage, ni le timbre d’une voix.

On aurait bien aimé la connaitre, elle ne devait pas avoir vingt ans, en laissant ce dessin au mur, une trace visible de son passage. On aurait aimé lui demander, lui parler. Un jour, je ne sais comment et par qui, on apprit quelle fut contrainte de quitter la route au volant d’une voiture pour éviter un éléphant dans une rue de Bombay, probablement une situation banale en Inde, accidentée gravement, elle était morte dans le train du retour, c’est tout ce que l’on sut.

Il ne fallut pas longtemps pour ouvrir le jeu de ce qui allait occuper dorénavant un bon nombre de voyageurs de passages. Les jours précédant le 21 avril de chaque année, les habitués venaient plus nombreux, on venait voir le jardin et le dessin, l’observer assis sur le tabouret, voir les changements, les nuances, essayer de garder l’image dans sa tête. Voir le jardin tomber en hiver, se faner, pourrir, se figer jours après jours et reverdir, pour pousser en grand et se confondre un instant pendant quelques heures.

C’était la cohue en cuisine, plus de cent personnes certaines années se succédaient, certains arrivaient le lendemain mais en vain, le jardin avait déjà viré. Le jeu était d’être là, pour faire le jardin identique au dessin juste un jour. On était tous jardiniers du dimanche ou à la petite semaine, on était spécialiste en rien, on jouait avec le temps de la saison, tout se faisait à la seconde, du jour pour le lendemain.

Il fallait assister le jardin, le retarder, l’avancer dans son développement, le genêt avait droit chaque année à sa couverture pour la nuit, pour réchauffer ses fleurs sous la lune. On donnait à la pelouse un aspect « vieille prairie », comme sur le modèle, le soir nous mangions dans l’obscurité, dans le noir complet, afin d’éviter d’éclairer le jardin. Nous avions peur que l’herbe pousse un peu trop dans la nuit. On en faisait des tonnes.

On avait décidé de fixer au sol le tabouret au bon endroit, il était très mal placé au milieu de la pièce. Il gênait, c’est certain, pour les tâches du quotidien ; mais pour voir le jardin et le dessin il était à la bonne place, à la seule et unique place possible. Il y avait des postures à toutes heures mais une seule était la bonne pour la confusion.

Un jour la foudre est tombée. Elle à suivi le tronc de l’arbre au centre du jardin-dessin pour aller se perdre dans le sol, une grande fissure insignifiante blanche initiée sous l’écorce invisible.

Dès le lendemain, le gardien du carnet nous dit : « hier, l’arbre à perdu trois feuilles et aujourd’hui aussi » alors on le surveilla, trois, puis quatre, puis dix par jour et plusieurs centaines tombèrent les semaines suivantes. L’arbre se déplumait à vue d’œil. On sut rapidement que plus ne serait jamais comme avant.

Au bout de trois mois, sans une feuille, il était ridicule, et une nuit, il craqua doucement ; au matin il était couché au milieu du cadre de la fenêtre, sur le coté, les racines à l’air. On essaya bien de le redresser, de le replanter, mais sans ses feuilles, ce fut une bien sombre journée, perdre un arbre.

La sensation de le retrouver sur le dessin nous consola un peu, un moment. Avec ce vide au jardin, on savait que plus rien ne pourrait les confondre. Changer quelques chose au jardin, c’est toujours possible, mais effacer l’arbre du dessin, le cacher pas quelque subterfuge, c’est une autre histoire.

Les discutions étaient très animées. Le tabouret était devenu un objet sans intérêt, on l’arracha du sol, on boucha la fenêtre avec des briques, dans l’obscurité totale, on ne vit plus le jardin, ni le dessin, plus rien du tout.

Nous sommes restés là un long moment dans le noir à attendre, plusieurs heures sans savoir que faire, alors on a fermé à clé la cuisine en sous-sol.

C’était triste de savoir que le jardin lui aussi n’avait plus de regard vers l’intérieur, on se perdait de vue. On ne parlait plus de l’arbre, ni du dessin et plus personne ne descendait au jardin.

La cuisine est encore fermée aujourd’hui.

Le jardin est à l’abandon, il fait comme il veut.

Un jour on remarqua, dans le même trou, qu’un arbre avait été planté, de la même essence, un cousin en quelque sorte, pour dire de se donner une suite, quelqu’un y avait pensé.

Ça fait déjà dix ans, cela, et l’arbre pousse, dans le fouillis du jardin, dans un mètre d’herbes folles.

Dans vingt ans ou plus, on le taillera comme avant, comme un flan reversé, on lui redonnera une gueule au centre du jardin et on cassera les briques pour rouvrir la fenêtre de la cuisine en sous-sol et ce jour là, il y aura du monde assis sur le tabouret.

Une réflexion sur « Luc Garraud • Assis sur un tabouret »

  1. priscilla

    Je me perds dans le méandre de tes phrases, cette histoire me semble plus douce, plus polie que ses soeurs, les griottes et le chef de gare, moins acerbe, à l’image des touches successives de lumières sur le jardin Elle me parle d’un autre jardin, et d’un autre arbre aussi foudroyé, laissant le vide
    A bientôt

    Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *