Clémence Dumper | Danubius

Très heureux d’accueillir entre nos pages Clémence Dumper.Née à Nîmes en 1978, formation de Lettres Classiques, enseignement, et écriture quotidienne. Après avoir vécu à Porto, Milan et Nîmes, elle vit désormais à Budapest, en Hongrie, où elle se consacre essentiellement à l’écriture. Après des débuts littéraires dans des revues comme Rouge Déclic ou des festivals comme celui de Mouans Sartoux ; elle a publié son premier roman, Débandade, aux éditions Philippe Rey, en 2014.

 

Sous mes pattes reposées coule cette large masse liquide que tu nommes Danube.

Je ne le vois pas: mes yeux sont vers la ville, vers Pest, mais son humidité, son mouvement, sa force caressent ma crinière. Cette lourde énergie dépasse la frénésie des voitures et des bus qui assaillent le pont monumental et le font tressaillir comme s’il respirait. Cette respiration, ce mouvement perpétuel, doux et parfois féroce, me berce infiniment cependant que des mouettes, des corbeaux, des oiseaux en tout genre virevoltent dessus pareils à des danseurs enfin débarrassés de l’attraction terrestre.

Je ne bougerai jamais: c’est là le dur devoir des statues éternelles. Je ne rugis pas. Je ne cours pas – mes pattes sont trop lourdes. Aucun mouvement jamais ne viendra animer mon animalité. Je resterai impérial, insensible à toute cette vie qui grouille sous mon corps minéral. Mais il n’y a rien de triste dans ce non-mouvement. Ce fleuve est une forme de vie pour moi, une espèce d’existence que je m’approprie, sous mes airs léonins de sphinge imperturbable.

On y a jeté des juifs fusillés – il en reste les chaussures.

Certains s’y sont suicidés comme, paraît-il, mon créateur dément qui n’aurait pas supporté de m’avoir fait sans langue!

Et je ne préfère pas savoir tout ce qui gît au fond, dans ses obscurs mystères. Je préfère ignorer, peut-être deviner tout ce qui, sous ces eaux troubles et mouvantes, révèle le pire de l’homme autant que son meilleur – de la boue, des trésors. Peut-être même des monstres, des créatures marines, des lions aquatiques.

Cela ne se voit pas mais je souris souvent en pensant à ce qui se blottit dans l’obscur lit du fleuve.

Il est un peu mon sang, le sang vif d’une pierre. Un sang qui, dans la nuit, reflète tout le vivant.
Il est mon mouvement. J’ai inventé d’ailleurs le verbe danuber: ce serait l’acte subtil de se mouvoir ainsi, liquidement, tantôt avec douceur, d’autres fois tempétueux, perpétuellement.

Couler, toujours couler, bien insensible enfin aux bateaux, aux oiseaux, à toutes ces vies mortelles qui s’agitent alentour. Ce serait cela, danuber: charrier une âme et des siècles d’histoire. Avancer toujours. Insouciant. Être en vie. Être plus qu’en vie.

Moi, je suis une statue. Un lion immobile à la gueule entr’ouverte.

Je serai là aussi, quand tu ne seras plus.

Et chaque nuit je rêve.

Je rêve que je danube.

 

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