Archives de catégorie : 2019

Pierre-Antoine Villemaine | Des années passèrent

Pierre Antoine VillemainePierre Antoine Villemaine est metteur en scène, écrivain, artiste et enseignant. Chargé de cours à l’Institut d’Études Théâtrales de Paris III, directeur artistique des Ateliers de lecture à haute voix de la Bibliothèque Publique d’information, Centre Pompidou (2001-04).

A mis en scène des oeuvres d’Artaud, Bataille, Blanchot, Celan, Duras, Genet, Giacometti, Handke, Jabès, Kafka… A organisé et participé à des rencontres et colloques notamment sur Artaud, Jabès, Blanchot, Celan, Michaux…

A publié de nombreux articles, récits et poèmes en revues : Remue.net, N4728, Ralentir/Travaux, Revue des Sciences Humaines, Revue d’Esthétique, Théâtre/Public, Europe, Le Nouveau RecueilSens Public, Communications

 

Des années passèrent. Et puis un jour je reçus ces mots sur un bristol : “Nous avons la tristesse de vous annoncer les funérailles de Mr M. Le convoi partira de la maison mortuaire de Chantilly le 12 Avril à 15 h. pour se rendre en l’église Saint-Sauveur et de là, au cimetière Lachaise. De la part de toute sa famille, parents et alliés. Dans l’espérance de la résurrection.“ Ainsi donc mon héros, celui que je suivais depuis de longues années avait tiré sa révérence. J’étais bouleversé. Non par la disparition de cet homme auquel je m’étais inconsidérément attaché, car il fallait bien admettre que ce n’était qu’une silhouette de papier et donc qu’il ne m’importait pas plus que cela, non, j’étais bouleversé par le vide qui s’ouvrait désormais devant moi. Plus de figure auquel je pouvais me rattacher. Désormais seul face au vide. Ce héros m’avait soutenu bien longtemps et je lui en étais extrêmement reconnaissant. Il n’était plus désormais. Réduit en miette. A jamais déboulonné, comme cette statue renversée en une lente chute, s’effondrant dans un gigantesque nuage de poussière — moment inoubliable et très télévisuel que cet être de ferraille réduit en mille morceaux. Plus de figure auquel me rattacher, ai-je dis, et me revoilà aux prises avec ce sempiternel glissement des figures, à leur élégant évanouissement dans l’air puis à leur disparition. Et puis, toujours, encore, cette pensée en transit aussi fuyante qu’obstinée qui ne s’incarne que provisoirement, demeure sous la coupe de ce qui ne se dit pas, refuse de se figer dans une forme, qui, par delà les figures, veux saisir, obstinément, autre chose.

Clémence Dumper | Danubius

Très heureux d’accueillir entre nos pages Clémence Dumper.Née à Nîmes en 1978, formation de Lettres Classiques, enseignement, et écriture quotidienne. Après avoir vécu à Porto, Milan et Nîmes, elle vit désormais à Budapest, en Hongrie, où elle se consacre essentiellement à l’écriture. Après des débuts littéraires dans des revues comme Rouge Déclic ou des festivals comme celui de Mouans Sartoux ; elle a publié son premier roman, Débandade, aux éditions Philippe Rey, en 2014.

 

Sous mes pattes reposées coule cette large masse liquide que tu nommes Danube.

Je ne le vois pas: mes yeux sont vers la ville, vers Pest, mais son humidité, son mouvement, sa force caressent ma crinière. Cette lourde énergie dépasse la frénésie des voitures et des bus qui assaillent le pont monumental et le font tressaillir comme s’il respirait. Cette respiration, ce mouvement perpétuel, doux et parfois féroce, me berce infiniment cependant que des mouettes, des corbeaux, des oiseaux en tout genre virevoltent dessus pareils à des danseurs enfin débarrassés de l’attraction terrestre.

Je ne bougerai jamais: c’est là le dur devoir des statues éternelles. Je ne rugis pas. Je ne cours pas – mes pattes sont trop lourdes. Aucun mouvement jamais ne viendra animer mon animalité. Je resterai impérial, insensible à toute cette vie qui grouille sous mon corps minéral. Mais il n’y a rien de triste dans ce non-mouvement. Ce fleuve est une forme de vie pour moi, une espèce d’existence que je m’approprie, sous mes airs léonins de sphinge imperturbable.

On y a jeté des juifs fusillés – il en reste les chaussures.

Certains s’y sont suicidés comme, paraît-il, mon créateur dément qui n’aurait pas supporté de m’avoir fait sans langue!

Et je ne préfère pas savoir tout ce qui gît au fond, dans ses obscurs mystères. Je préfère ignorer, peut-être deviner tout ce qui, sous ces eaux troubles et mouvantes, révèle le pire de l’homme autant que son meilleur – de la boue, des trésors. Peut-être même des monstres, des créatures marines, des lions aquatiques.

Cela ne se voit pas mais je souris souvent en pensant à ce qui se blottit dans l’obscur lit du fleuve.

Il est un peu mon sang, le sang vif d’une pierre. Un sang qui, dans la nuit, reflète tout le vivant.
Il est mon mouvement. J’ai inventé d’ailleurs le verbe danuber: ce serait l’acte subtil de se mouvoir ainsi, liquidement, tantôt avec douceur, d’autres fois tempétueux, perpétuellement.

Couler, toujours couler, bien insensible enfin aux bateaux, aux oiseaux, à toutes ces vies mortelles qui s’agitent alentour. Ce serait cela, danuber: charrier une âme et des siècles d’histoire. Avancer toujours. Insouciant. Être en vie. Être plus qu’en vie.

Moi, je suis une statue. Un lion immobile à la gueule entr’ouverte.

Je serai là aussi, quand tu ne seras plus.

Et chaque nuit je rêve.

Je rêve que je danube.

 

Dominique Quélen • Comme le reste

Dominqiue Quélen est poète.

            

La couleur est passée directement du ciel dans ce poème à cabine de douche où elle fait un dépôt. Enfance et air iodé partent ensemble par un trou unique. Les mots diminuent. Des lois de la prononciation ne subsiste que l’enveloppe. Aucun corps ne surgit plus, n’enfle, n’éclate en totalité. Le ciel n’était qu’une représentation. Les oiseaux n’y sont plus prononçables, ou différemment, comme le reste. On obtient une forme qui se divise en deux pour passer dans deux trous à la fois ou davantage. Une même main agitée de mouvements contradictoires se détache de son ombre en s’élevant ou en s’enfonçant dans le langage. À la fin seulement elle défait tout.

            
            
            


            
            
            

On a cru voir disparaître quinze ou vingt mille points par minute, il y en avait le double, c’étaient des lignes ou fragments de lignes. Les points disparaissent dans un champ de vision à côté dont, faute de langue, on ne dit rien. Tous les éléments sont remplacés terme à terme. Peu probable qu’il en manque un ou qu’il fasse provisoirement défaut. Des détails se succèdent dans des épisodes. C’est le matin puis le soir. Impression de vitesse relative. Il s’agit d’apprendre. Tel mode d’action devient le seul possible. Un corps fait un petit bond au-dessus d’une ombre à plat comme ici sur le sol. On ne sait pas vers qui ou quoi revenir avec des mots différemment coupés et reliés entre eux. La nuit est allée très vite, sans autre fin qu’un enchaînement, une accumulation.

            
            
            


            
            
            

Au démarrage on prend dans les phares une tête et des membres de chien en carton. La tête est dans un raté de la langue un visage, un corps, selon l’angle adopté. La chaleur du corps se révèle à une heure de là. Il ou elle a son équivalent dans la réalité, de supposés renards, éphémères constructions fauves et nerveuses sorties de la forêt. Peut-être vingt, ou cinquante. Une oreille pointue devient l’épreuve à surmonter. Tout le lac se soulève en même temps puis déferle. Il faut revoir les chiffres. Dans la confusion, c’est-à-dire langue et réalité confondues, plusieurs disparaissent qu’il faut retrouver si on veut savoir ce qu’ils sont ou ce qu’on est. Mais on oublie ce qu’on cherche et quand on se croise on s’échange comme un mot de passe : toujours rien. Mystère et invention.

            
            
            


            
            
            

Le nom n’existe pas pour la perte d’un ami surgissant de ses vêtements puis de sa peau. La phrase écrite ou prononcée qui manque a lieu juste après. L’exercice long et fastidieux n’implique pas le résultat décevant. Un serpent sorti d’un tuyau pénètre avant nous dans la pièce et la remplit d’un seul coup, signe d’un grand désordre. À tout énoncé s’oppose une respiration du corps alternant haut et bas visible sur un tableau. Le serpent qui nous précède échappé d’un tuyau est un ver, le ver un serpent dans nos mains qui nous fuit. Le serpent, sauf erreur, a quitté son tuyau tandis que, hagards et le corps épais comme une planche à passer et repasser ses nerfs, nous trouvions dans la fuite une issue menant à cette histoire où il s’agit d’en découdre enfin.

            
            
            


            
            
            

Nous observons les oiseaux que nous voyons divisés par trois ou un multiple de trois sur le radiateur. Un tableau montre leur chant divisible en autant de chants qu’il en existe. En réunissant leurs corps et en les réduisant à un seul on obtient ce résultat. On met bout à bout ce qui est éparpillé dans la nature où les corps des oiseaux vont aux habits d’un opéra qu’on écoute en accéléré. Nous finissons d’observer ensemble le tableau. Le pouls qu’on entend continue sans ornements ni détours. Un savoir momentané nous envahit. Nous figurons près du radiateur où sont réunis les oiseaux en un seul et constatons en prenant leur pouls qu’il marche au ralenti. La même opération permet d’obtenir à volonté d’autres résultats. Nous héritons du chant costumé des oiseaux sur le radiateur.

            
            
            


            
            
            

L’arbre costaud manque tomber d’un côté puis de l’autre avec le vent très fort qui tourne et le bâtiment gris de l’école apparaît derrière. Une cabane en bois voit son toit s’envoler. L’oiseau dont le nom s’arrête arrive au milieu du ciel. On observe de loin l’objet qui fait semblant. Les travaux de terrassement débordent sur un chantier plus ancien. Quelque chose ou quelqu’un pousse un cri qui pourrait être un animal. Un homme en réfléchissant mieux fait des progrès fulgurants sans rien dire. Une longueur au creux du feuillage est effectuée dehors en moins de deux. L’homme aux progrès sans rien dire élit domicile et le vent qui souffle éteint le feu dissimulé qui dévorait son cœur. On ne voit pas les finitions de la syntaxe. Au feu qu’on attisait dans le foyer succède un oiseau qui s’arrachant du sol atteint le sommet de l’arbre au moment de tomber à terre.