Je suis sur le pas de la porte.
Je regarde passer les autos, les gens.
Avec cet engin pour me tenir debout, que je cogne partout autour de moi.
Je vais plus au village, je ne vais plus bien loin de toute façon avec ça.
Si, j’allais au bassin quand même, prendre en peu d’eau ou laver un balai. Y avait les cyclistes qui s’arrêtaient, c’était vivant, ça faisait sortir.
Depuis que le bassin est mort, ça m’a complètement détruite.
Paraît qu’il a pas brûlé tout seul ce lavoir.
Quand même, ça me rend dingue tout ça.
Je sais pas où on va.
Je lis le journal, c’est M. C qui me le porte.
Y en a partout dans la maison.
En pile, par terre, sur les chaises, les accoudoirs, sur le buffet, la table.
Je les garde. Je découpe des articles, j’en mets quelques-uns au mur.
Y a plus que ça dedans, des trucs qui mettent en colère.
Tout va mal, la vie est toute de travers.
Tenez là : une femme avait enterré son cheval dans son parc. Il est mort dans ses bras. Une semaine plus tard, le maire lui a demandé de le déterrer, à cause de l’hygiène.
Ça me tourne la tête ça moi.
Les chevaux, j’en ai peur, ils sont trop hauts.
Je préfère les bœufs.
On avait deux bœufs quand je vivais là-haut, j’aimais bien les mener.
Y en avait un, qui dégnanait la charrette et la faisait basculer dans le champ d’en bas. Avec mon frère, on le surveillait pour pas qu’il fiche en l’air le chargement.
J’aimais ça, vivre là-haut et travailler à la ferme. J’étais douce avec les bêtes.
Et puis l’eau a manqué.
On a vendu la ferme du haut- celle que j’aimais le plus- à M. du Bouchet, quelqu’un de très gentil qui faisait des livres.
Mon frère a quitté la maison. Il est parti avec une femme qu’on aimait pas tellement.
Le père est tombé en montant à la grange, il s’est cassé le bassin et s’en est pas sorti.
Y a tout eu en même temps.
Y a eu le cousin qu’est parti à la chasse au renard et qu’on a retrouvé le lendemain, tué par le tonnerre, dans le ruisseau, le chien au pied.
Et puis le plus jeune qui voulait mettre une tôle sur la paillère et qui s’est assommé avec.
Tout en même temps.
La vie, elle est pas toujours simple.
J’ai vendu la ferme et je suis venue là.
Ça fait trente ans.
J’allais faire les courses au village en poussant le caddie. J’aimais bien marcher sur les Promenades.
Maintenant je reste devant la porte, je regarde les gens qui passent.
Je discute avec ceux qui s’arrêtent. Avec vous, qui êtes instruite. Vous, par exemple, c’est votre rôle ça : lire, écrire, apprendre à lire et écrire aux enfants.
Moi, je suis pas très intéressante, je suis un peu tarte.
De toute façon, j’ai tout raté dans la vie.
J’aurais voulu être un homme.
Ah ça oui, ça m’aurait plu !
C’est beaucoup mieux, y a moins de complication.
Si j’avais été un homme, tout aurait été différent.
Alors voilà, j’ai tout raté.