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Luc Garraud • Une photo de famille

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Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


barrière

La rue est tout en longueur, il y a des renfoncements comme des placettes en forme de U, qui s’encastrent à la base des façades. Elle est étroite, puis large d’un coup, c’est une place sur le quai. Une passerelle suspendue, qui tangue sous chaque pas, enjambe le contre-canal. Je traverse. Sur l’autre rive on est au pied de la colline, le long du quai il faut laisser à droite une montée d’escalier que l’on devine longtemps du regard, elle zigzague entre les immeubles, sur le mur à la craie il est écrit : « 743 marches pour le paradis », avec une flèche qui va vers le haut. Je prends la ruelle suivante, qui a vue couler le sang, il y a une date sur une plaque.

Ce matin l’eau est laiteuse, le caniveau transporte la mousse d’un savon à barbe. Un homme promène sa cloche, sa carrure est celle d’un armateur. Il me salue d’une main. Il se rase avec les pigeons, qui picorent sur leurs moignons les miettes entre les pavés. Une savonnette est posée sur la fontaine, qui coule, on la tourne comme un moulin à café. Il y a à ses pieds un grand sac de marin ouvert où l’on devine le dos d’un livre écorné.

Au 37 de la rue, le heurtoir sur la porte ressemble à un gros radis en bronze. Je prends l’entrée de l’allée taillée dans la pierre, les murs sont faits de dalles dressées assemblées par morceaux. Elles sont serties par des crochets d’acier lustrés par le passage des locataires. Dans le fond, la lueur de la rue éclaire un peu les premières marches, tout s’éteint quand la porte se referme doucement dans mon dos, en grinçant sur ses gonds.

J’allume la lampe. Des marches plates et profondes montent dans les étages, usées jusqu’au deuxième. Plus haut, ce sont des carreaux de faïence rouges déchaussés, qui tintent comme le son d’une fanfare de steel-drums.

Le dernier étage est tout en bois. L’escalier est escamotable et pliable. Il est pendu sous le toit, c’est là que je vais. J’ai l’adresse, celle qu’on m’a donnée. Je dois aller voir cette tante, que je n’ai connue que dans la voix de ma mère. Elle porte son tablier un peu sur le côté, mal noué. Elle a le journal à la main quand elle m’ouvre la porte. Le palier est minuscule pour un paillasson où l’on peut à peine lire Voilà j’arrive en lettres vertes. Elle m’attendait sans trop d’empressement, j’avais dit Avant midi, je resterai pour manger.

— Gardes tes chaussures aux pieds, c’est sale chez moi.

J’embrasse ma tante que je n’ai jamais vue. Elle ressemble à… je ne sais pas encore à qui, mais elle ressemble, c’est certain, à… Elle n’a pas d’âge ou plutôt si, elle en a un, il est avancé, elle a peut-être bien passé les quatre-vingts, mais ça ne se demande pas des choses pareilles, ça se voit ou ça s’imagine.

— Tu as vu un homme en bas dans la rue en montant ici ? fut sa première question empressée.
— Oui, bien sur, j’ai vu un homme qui se rasait, il m’a même salué.
— Eh bien c’est ton oncle.

Elle referma la porte dans mon dos, je n’en sus pas plus. Je suis resté figé par ce que je venais d’entendre, immobile un moment sur le palier. Elle m’a porté d’un coup à l’intérieur, en me tirant par le bras.

— Viens, viens, j’ai du café chaud, à moins que tu ne préfères un thé.

L’odeur en entrant est saisissante, propre à la vieillesse. Rien n’a bougé ici depuis des lustres ou si peu, ça se voit quand ça ne bouge pas.

— Détrompe-toi, le lieu que tu vois est fait de choses et de gens qui passent, ça bouge tout le temps.
— Je ne comprends pas, je…
— Je le vois sur ton visage, je reconnais entre mille le visage de ceux qui viennent chez moi et qui pensent que rien ne change plus ici. Je vois ça par cœur.
— Ah bien non, non je ne me fais aucune idée sur le lieu où je suis.
— Tu es bien civil, bien poli mon grand. Tu es comme ta mère qui ne venait jamais me voir, c’est elle qui t’envoie.
— Mais non, c’est bien moi seul qui ai décidé de venir, j’avais envie.
— Je te crois et j’aime mieux ça, alors viens t’assoir, je suis contente de te voir, je te taquine un peu, tu m’en veux pas, je t’ai vu tout petit une seule fois, alors comme on dit j’ai le droit, non !

Elle vit seule, c’est trop petit pour vivre ici, à plusieurs, pour imaginer un banquet ou pour jouer un petit bout de Phèdre devant la glace du hall ou quoi que ce soit d’autre, amener du monde par exemple. Je trouve son visage ridé, plus fripé encore, ses yeux sont noirs. Je m’imaginais des yeux bleus purs et sans âge, mais non, ils sont bien noirs en dehors du mythe des familles.

J’ai pensé toute la nuit à ce que j’allais écrire le matin, je me souviens en partant que les questions écrites que j’avais préparées étaient bien futiles. Je n’étais pas chez la tante langue de bois, pas vraiment gouaille, d’une tenue convenable, usée et seule avec une mémoire d’éléphant qui ne demande qu’à être partagée un peu. Je suis avec cent questions bien inutiles, la machine est lancée.

Je suis venu avec une photo. Je suis venu pour une seule photo, une grande photo large et profonde, une photographie de famille d’un goûter bourgeois d’une après-midi d’été, une famille ancienne, une tablée d’hommes en chapeau et de femmes en robe et jupons des années cinquante, qui me sont inconnus. Je ne reconnais même pas le lieu. Il y a bien quelques noms familiers qui naviguent dans la mémoire, mais c’est impossible de mettre sur un visage un seul nom. Peut être juste l’oncle Georges, sans l’avoir jamais vu, il a perdu une jambe à la guerre, tout le monde le sait, alors ça se voit. Il est là, placé au centre, un peu à droite en regardant la photo. Il est assis dans un siège de jardin, sous l’arbre, au frais à l’ombre. Il y a de grands verres à orangeade posés sur la table, une carafe de cristal à moitié pleine et des glaçons qui fondent dedans. Au centre, une composition en étages et plateaux de différents gâteaux colorés, des fruits dans un compotier, des sablés aux raisins dans des assiettes longues sur la nappe en damassé blanc.

C’est l’après-midi, il fait très chaud, elle est propre à endormir les chiens repus sous les tables. L’oncle croise sa jambe valide sur sa manquante pour faire naturel, sa prothèse tout en sangles de cuir est posée à terre. La vue est panoramique, il y a un monde incroyable autour de la table, assis, debout et même couchés, tout est en noir et blanc jauni. L’oncle est assis dans un fauteuil en rotin ocre pâle et tressé de rouge aux accoudoirs. Je le sais, je le vois bien, puisque je suis assis dedans à l’instant et je le vois en couleurs. Il est un peu plus râpé que sur la photo, un coussin cache un peu son parcours, ses années blanchies par les pluies. Je ne suis pas venu pour l’oncle, il ne m’intéresse pas, son histoire se limite à ses peurs d’y aller et à la plainte sempiternelle depuis son retour, on lui a donné une médaille, ça lui fait une belle jambe à la boutonnière.

Dans le fond de l’image, il y a des gens encore plus inconnus que sur le devant, des silhouettes émoussées au contour flou, on devine des groupes d’enfants se tenant par la main. Un grand cavalier fier de son cheval est orienté trois-quarts, il discute avec une femme qui nous regarde de dos, ses pieds sont nus dans l’herbe.

— De dos, tu la vois la femme de dos, c’est la sœur de la tante Adèle, je ne me souviens plus si c’est Marie-Louise son prénom ou Louise-Marie je ne sais plus mais ça n’a pas beaucoup d’importance. Elle était comme on dit un peu simplette, un brin perdue dans sa tête depuis une chute au cimetière, elle a glissé, ça a tapé fort, elle est restée le temps qu’il faut dans le coma et n’en est jamais vraiment sortie. Petite fille, je me souviens elle était malicieuse, blonde le matin et brune le soir. Elle avait dix ans de moins que moi, je ne sais pas où elle est aujourd’hui et si elle est encore en vie. Ils l’avaient mise dans une maison spécialisée qui a brûlé une nuit, je ne sais rien de plus, si la fumée avait eu raison de sa folie. Où est-elle ? Encore plus dingue qu’avant. Elle confondait les petites et grandes cuillers, l’usage qu’on en fait, pour le café ou la soupe, les desserts ou les entremets, un brouillard pour touiller tout ça. C’était son symptôme favori, le plus apparent aux yeux de tous, alors tout le monde en usait. Elle était aussi très forte pour marcher pied nus, aller la nuit sur la plage, manger des herbes et ne se nourrir que de ça certains jours. A moins que toute cette mascarade, que tout ce cirque ne soit qu’un espace pour se mettre à part, s’éloigner et qu’en ce moment sur le sentier de crête qui la mène au sommet d’où l’on voit tout sa folie s’envole vers un pays minuscule.

Au centre, une femme fixe l’objectif, c’est la seule personne qui nous regarde. Elle est enceinte, assise, jusqu’aux dents, débordante, elle est au terme. C’est ma cousine, on l’a toujours appelée “cousine”, même si l’on ne sait pas très bien qui est son père, on a des idées. Sa mise en marge ainsi que sa mère, n’en parlons pas. Pourtant c’était ma tante préférée, habillée, sensible, libre comme un chat, comme un oiseau, elle mangeait debout, jamais assise, elle a été assassinée par un amant.

— Tu vois le couple qui crève l’écran, qui inonde tout.

Elle tournait autour du pot depuis un moment, un oncle par-ci, une cousine par-là et encore une veuve, un neveu, de je ne sais où ? Des explorateurs du dimanche, n’ayant absolument jamais voyagé, jamais rien fait de leurs mains ni de leurs têtes, avec des idées plates, louches, des ingénieurs miniers d’Afrique coloniale, des fortunes amassées pour eux-mêmes, quelques faillites assumées par tous les autres. Elle aurait pu dire le nom de tous les chiens de la photo et même celui de ceux qui n’arrivaient pas à poser. Des histoires avortées, des avortements, des terres bradées, des querelles d’assiettes. Elle aurait pu nommer tous les chats de famille morts depuis vingt ans, enfin, tout dire, mais rien d’important.

Je n’étais pas venu pour ça, mais pour le couple qui éclaire la photo, mes parents.

— Si tu veux je peux te parler des heures de cette photo, c’était en août, le 23, l’analyser, la découper en morceaux, longuement, raconter sa composition. Si tu veux, je peux, car j’y étais moi aussi ce jour-là. Mais pas de trace de moi sur la photo, j’étais derrière l’objectif, c’est moi qui l’ai prise.

— Je l’ai mise en scène, j’ai écris un scénario, j’ai choisi le jour, l’heure, le décor familial. Elle a été prise chez l’oncle Georges, tu ne connais pas l’endroit, il a été vendu un peu après ta naissance, à sa mort.

» Ce jour-là, je me suis dit que plus jamais on ne pourrait la refaire, la reconstruire. Alors trois jours avant le cliché, il y a tout eu, faire une photo de famille qui n’en est pas une. Toute la famille a des droits sur la photo, alors pour la préparer au mieux, on brode, on ment, on rassure, on ne laisse pas le choix, je suis photographe. Elle a été bien accueillie, on l’attendait, j’en avais fait une vingtaine de tirages, impressionnée par le cavalier fier, pas étonnée du tout par la cousine posant de dos, c’était mon idée et dans la logique de sa folie ce fut bien accepté, mais rien sur le couple volant, ma sœur et ton père dominant le débat comme posés en l’air, rentrés de voyage, toujours.

» J’ai été photographe. J’ai travaillé pour une agence, il me reste encore des clichés, des épreuves, des photos non développées. J’avais le dernier Rolleiflex à soufflet manuel à deux objectifs, une Rolls, je l’adorais, il faut aimer son appareil photo. Je suis partie avec dans tous mes voyages. Sur le bateau pour l’Amérique du sud, je l’avais. Il est tombé dans les eaux du Mékong et n’a plus rien voulu savoir par moins vingt en-dessous de zéro sur une montagne de Chine ou du Pakistan, je ne sais plus vraiment où. Je suis passée à Lhassa, à Oulan-Bator, j’y suis allée juste pour le nom, j’étais tellement contente d’y arriver, que je n’y suis pas restée. J’y ai vu deux Anglaises à qui j’ai parlé en français, j’ai un portrait de chacune. J’ai des photos de quelques amants, nus ou habillés.

» Tu reconnais ta mère au bras de ton père, je n’ai rien eu à leur dire pour la composition, je les ai laissés s’installer naturellement. J’ai souvent fait leurs portraits ensemble ou seuls, mais rien n’est vraiment sorti de bien bon, de photographique. La meilleure photo reste cette photo de famille, eux au contact des autres, ils les effacent, ils les ternissent, ils donnent le tournis à tout, on ne voit plus qu’eux, c’est leur photo. C’est la mienne surtout. Dès lors, qu’es-ce que j’irais faire dans une salle de boxe ou courir auprès d’Indiens amazones, pour faire quoi, aller visiter encore la Place Rouge. Alors qu’une seule photo de famille, sans voyager, est suffisante, elle dit tout.

» Ton père est l’homme beau de la photo. Ma sœur à été plus prompte que moi, avec son allure, elle était désignée par la famille pour en prendre parti. J’ai tellement espéré quelle dise non, quelle se casse une jambe à jamais. J’ai tellement espéré toutes sortes de choses, qui avec le temps se sont estompées un peu. J’ai couru le monde, rien ne s’est jamais vraiment effacé. Des images reviennent comme des boomerangs dans mes nuits claires.

» Je me suis marié trois fois, le dernier homme de mes maris, tu l’as vu tout à l’heure dans la rue. Il vient encore manger certains soirs. Il dort aussi sur un petit lit dans l’entrée quand il fait trop froid dehors. On n’a plus rien à se dire, on se voit, on est content de se voir, mais on ne se dit rien, on s’est tout dit. Je crois qu’il ne reviendra plus habiter. Il est parti définitivement, depuis deux ans déjà. Il est parti pour la rue, il a pris le large pour longtemps. J’en suis malade, j’ai peur de le perdre. Il ne veut plus rester ici, il ne veut plus monter ici. L’autre jour je lui ai acheté pour ses quatre-vingts ans un gâteau d’anniversaire, nous l’avons mangé en bas de la rue, assis sur le trottoir.

» Il garde de mauvais souvenirs. Il n’aime plus l’odeur, plus le bruit des parquets et le petit souffle qui siffle sous la fenêtre quand elle ferme mal. C’est ce qu’il dit, quand il veut bien parler, entendre le son de sa voix est devenu de plus en plus rare.

J’ai eu l’impression en arrivant que j’allais tout entendre, tout savoir. Jusqu’à en savoir trop sur cette photo, mais maintenant ça s’estompe doucement, tout est de moins en précis, plus flou, plus fatigué, plus lointain. Des pans entiers d’histoire qui manquent. Ma mère morte, le cœur arrêté dans la rue laissant mon père partir sur un bateau pendant des années, perdu de vue.

Il y a toujours beaucoup de morts sur les photos de la famille et ça va pas s’arranger de ce coté-là, ça va continuer.

Les discussions ont continué comme ça un moment, j’ai repris deux fois du thé, il était froid, je n’appris plus rien que je ne sache déjà. La photo gardait son mystère. Un homme dans l’ombre, debout, peu visible, apparut sur la gauche à force de la regarder de près. Il était de profil et regardait d’un air amusé l’ensemble de ce petit monde, il n’avait pas l’air d’être de la famille, la tante ne l’avait jamais remarqué et elle en avait assez dit pour aujourd’hui.

— Tiens, en descendant, quand tu partiras, j’ai préparé un petit paquet, donne-ça à ton oncle, s’il est encore là à cette heure, explique-lui qui tu es, à mon avis il le sait déjà, tu ressembles tellement à ton père qu’il t’a sûrement déjà reconnu en montant ce matin, donne-lui ça.

J’ai repris ma course dans l’escalier, dans le noir, sans trouver tout de suite le bouton de la minuterie. Elle reste trop peu de temps allumée. Elle est réglée pour ceux des deux premiers étages, pour les autres il faut appuyer à nouveau.

Il faisait encore clair, et il avait plu, très finement ; les pavés de granit brillaient, ils glissaient, surtout.

Je l’ai vu de loin et j’ai d’abord pensé que ce n’était pas lui. Je l’avais juste croisé, je lui ai tendu le petit paquet, il a eu un sourire pour moi, des lèvres brunes, des yeux foncés comme de l’encre marine, grand, à cet âge, on dit élégant, ça veut dire qu’il tient debout, qu’il est propre, qu’il s’use encore dans quelques insomnies, pour l’heure élégant dans la rue, plutôt que bedonnant à la maison. Pourquoi partir si près de chez lui ? Il a un look de mannequin indien, la peau tannée et mate. Je l’imagine sur le pont à l’avant d’un navire à boire du thé dans une tasse en fer blanc.

Il a ouvert le paquet que je lui ai tendu, c’était ses clés en trousseau, celles de sa maison, qui ouvrent la porte d’un appartement sous les toits, là-haut au numéro 37 de la rue.

Je n’ai pas entendu le son de sa voix, il a mis les clés dans sa poche, mais dans son regard, j’ai compris que la nuit serait douce pour dormir dehors, j’avais retrouvé mon père.

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Suite de l’entretien, entamé ici, avec Arno Bertina — où il est question de cinéma, de photographie et de bande-dessinée, mais aussi du ruban de Möbius, mais pas du chat de Schrödinger (mais de la coccinelle de Gotlib, en revanche, si).


HS — Dans un entretien donné au Matricule des Anges, lors de la parution d’Anima Motrix, Thierry Guichard te demandait « Pourquoi ne finissez-vous pas certaines [de vos] phrases par un point ? » Paradoxalement, là, c’était très formel, à la limite “facile” (j’emploie à dessein cette grossièreté)… Ici, dans Je suis une aventure, on attrape quelque chose de plus compliqué, on a moins de petits jeux formels : est-ce que ce n’est pas, ça aussi, une manière d’avancer dans son œuvre, d’enlever les choses les plus évidentes — les inepties, comme tu dis, même si elles n’en sont pas — et de rendre justement la coexistence du réel et de l’imaginaire, de la vérité et du mensonge, etc.

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AB — Le truc c’est que dans Le Dehors, dans Apoggio et Anima Motrix, le travail formel était parfois très visible, spectaculaire. Ce travail sur les cadences de la phrase et le déroulé du récit était lié dans mon esprit à l’ambition polyphonique des livres. Il s’agissait de faire en sorte que le livre soit un creuset pour les voix, une assemblée, il fallait que « les formes héritées » soient éclatées par ces voix, cet éclatement devenant le signe qu’elles ont pu se faire entendre. Pour Je suis une aventure, bizarrement – voire paradoxalement – l’ambition s’est déplacée. L’enjeu n’était pas polyphonique à proprement parler. C’est ce qui explique que le livre soit un peu moins déconcertant, par exemple sur le plan syntaxique, voire même au niveau de son architecture. Je n’ai pas renoncé à ce travail formel, je n’ai pas muri (« Ça y est, il a enfin muri, il arrête de nous emmerder »), ce n’est pas ça non, mais l’enjeu se déplaçant, le livre prend une autre forme et il se trouve qu’en l’occurrence ça va dans le sens d’une plus grande accessibilité.

HS — Et pour rester sur la polyphonie et la coexistence de ces mondes plus ou moins réels, est-ce que tu aurais l’ambition du cinéma, est-ce que tu vois ça comme du cinéma ? Est-ce que le cinéma ne serait pas une meilleure forme pour exprimer ça, et permettre de dépasser le cadre de la phrase et du monologue intérieur ? Et la question qui se situerait derrière serait : y a-t-il des cinéastes ou des films particulièrement proches de ce que tu recherches ?

AB — Je n’ai jamais trop parlé de ça, et ça m’intrigue. Je ne suis pas du tout cinéphile. Je ne vais que trop rarement au cinéma. Concrètement, en trois ans, j’ai dû y aller moins de dix fois, malheureusement. Mais je pense beaucoup en termes d’images qui ne seraient « avant » ou « sous » les mots… Si on me donnait les moyens de faire un film – je ne parle pas de budget, mais une équipe, je me précipiterais ; je bloquerais trois années de vie et ne ferais que ça. Pourquoi ? Pour des raison littéraires : travailler le montage d’un livre (sa forme, la disposition des chapitres, les différentes tonalités, la lumière, les raccords, etc.), n’est en rien différent, à mes yeux, à mes oreilles, de l’art du montage cinématographique. Je travaille l’architecture du livre comme un cinéaste travaille la forme de son film, et sur ce plan je me nourris autant d’écrivains et de livres que de films – sur cette question ceux de Godard et de Desplechin par exemple, dont les faux raccords, dans Rois et reines, sont tout à fait dingues, beaux. Après, je pense que pour ce qui m’obsède – cette intention polyphonique, non, le livre, la littérature, l’écriture, permettent des choses plus vertigineuses. Evidemment la polyphonie intéresse le cinéma – je pense à Debord qui multiplie les pistes en proposant dans une séquence, son texte en voix off, le sous-titrage du film dont il cite un extrait, la V.O de l’extrait en question qui peut être un passage dialogué, etc. C’est d’une richesse, d’un feuilleté incroyable… Mais ce sont des expériences marginales.

HS — Un cinéaste comme David Lynch ?

AB — Sur la question polyphonique je ne crois pas, mais sinon, oui ! Mulholland Drive pour moi c’est… Si je faisais un top-ten des œuvres qui m’ont bouleversées, stimulées, tous arts confondus, Mulholland Drive serait dedans. C’est un miracle ce film, car il s’est tout de suite imposé comme un classique. Je n’aime pas Lost Highway, ce film m’a dégouté lorsqu’il est sorti en France. Je trouvais un peu malhonnête ou facile l’utilisation des climats angoissants. Inland Empire m’a semblé pauvre en n’étant que dans le registre du cauchemar ou du fantasme, mais Mulholland Drive c’est le chef d’œuvre absolu, il y a tout (depuis les images sucrées ou niaises du début jusqu’au vertige identitaire débouchant sur l’effroi). (J’espère me tromper pour les deux autres.)

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Mulholland Drive pourrait être un modèle, oui. Mes premiers livres étaient déjà parus, je crois, je ne sais plus quand est sorti le film… Peu importe : c’est une œuvre qui n’a pas fini de me nourrir, de me tirer.

Alors en fait pourquoi tout ça ? Quand j’étais gamin, à partir de mes dix ans, la photographie m’a passionné, et jusqu’au lycée elle a façonné mes… comment dire… disons mon rapport à l’esthétique – pour faire large. Quand j’écris, je suis un photographe frustré. J’essaie par exemple de décrire une certaine qualité de lumière, une certaine ambiance que seule la photo peut rendre de manière immédiate, et pourtant moi je voudrais à tout prix arriver à mettre en mots la sensation que j’ai reçue des yeux. Je sais que ce n’est pas possible parce que c’est le bien propre de la photo mais je m’emplafonne cette impossibilité de livres en livres.

Tu vois, je n’ai pas la culture du cinéphile mais j’ai celle de l’image. Je passe mon temps à découper des photos partout, j’ai des caisses de photos parues dans la presse, de livres de photographies que j’épaissis à coup de post-it. Je me demande à chaque fois : qu’est-ce qui se passe dans cette image pour qu’elle me retienne comme ça ? Un rapport à l’érotique. Tout d’un coup, un corps. Un univers de sensations, telle ou telle lumière, un jeu de lignes, tout cela condensé en une image que l’œil peut saisir dans sa complexité en deux ou trois secondes. Tout d’un coup la présence a une force éclatante, presque irritante ; une force qu’ensuite je rêve de couler dans une phrase.

Comme ma passion c’est l’écriture, quand j’aime le cinéma ce n’est pas en cherchant quelque chose qui me ressemblerait. Bien plutôt quelque chose qui m’emmènera ailleurs, sur des terrains où je n’ai plus mes repères, dont je pourrais ramener quelque chose qui excitera l’écriture. Tu vois ? C’est pour des fois aller vers… Je disais Mulholland Drive. Les deux autres chefs-d’œuvre qui m’ont énormément marqués, c’est Pierrot le fou et Le mépris. Ça, alors là ! Bon il y a plein d’autres films de Godard que j’aime (JLG/JLG par exemple, m’a beaucoup plu quand il est sorti), mais il n’y en a aucun que j’aime autant que ces deux là. Ce sont des classiques, je n’invente rien en disant ça, je ne fais que me raconter. Le mépris j’ai dû le voir quatre ou cinq fois… tout me sidère dans ce film… Le silence, une certaine épaisseur physique, l’Italie… tout me bluffe. Et Pierrot le fou que j’ai mis plus de temps à aimer, et que j’aime peut-être intellectuellement, enfin, c’est-à-dire… A cause de son climat mélancolique, Le mépris me parle aux tripes, vraiment. La légèreté de Pierrot le fou m’attire plus mais elle me parle moins, peut-être.

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HS — Le mépris, c’est de la photographie, aussi…

AB — C’est de la photographie et de la mélancolie, tu vois, et cette mélancolie à la fois désœuvrée et tragique me parle beaucoup. Alors que sur un plan qui nourrira plus mon désir d’écrire, je mets Pierrot le fou à la première place, parce que dans ce film Godard tente tellement plus de choses ; il y l’humour complètement brindezingue, il y a les blagues potaches, il y a le truc tragique, où dans Le mépris il n’explore qu’une seule tonalité. Ces deux trucs-là me nourrissent de manières très différentes.

Il y a enfin deux derniers films que je voudrais citer. Le premier date de  2004, c’est un film de Nicolas Sornaga, Le dernier des immobiles qui a été chroniqué quand il est sorti en salle mais qui est resté quand même confidentiel. Je donnerais tout pour faire une œuvre aussi folle que celle-là, aussi gracieuse et échevelée. J’ai le sentiment d’y aller, ce qui me réjouit, mais je n’y suis pas encore. Si on tournait un film à partir de Je suis une aventure, je voudrais que cela donne quelque chose comme Le dernier des immobiles. Et le cinéaste avec lequel j’aimerais travailler est Albert Serra, dont le premier long métrage est une adaptation magnifiquement libre du Quichotte. Je ne parle pas espagnol : Honor de cavalleria. Je l’ai vu quand il est sorti. On ne voit que Don Quichotte et Sancho Pança, personne d’autre, et pendant une heure et demie il ne s’adresse presque pas la parole. On les voit errer dans la campagne, dans la forêt… Une heure et demie de plans de nature, une bande-son qui n’enregistre que le bruit du vent dans les herbes, l’eau des rivières, etc. Ça ma scotché. Le truc contemplatif, le rapport à la nature, l’épaisseur des corps… J’ai donc envie de lui écrire, j’ai deux scénarios originaux à lui proposer. Et j’adorerais travailler Anima motrix de cette manière-là, très silencieuse, peu de dialogues, que la fuite de mon personnage. Bref. Je suis loin du cinéma mais quand j’en suis près j’en suis vraiment très près : ça peut me nourrir et me stimuler autant qu’un très grand livre.

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HS — Et pour revenir sur la photo, qui est liée au cinéma, on constate ce travail de plus en plus important que tu réalises en collaboration avec des photographes.

AB — La surprise de 2009 ! C’est venu un peu avec Anastylose écrit ou composé à la Villa Médicis car j’ai ensuite retravaillé avec le même photographe, Ludovic Michaux, ainsi que – la même année – avec le collectif Tendance floue. Puis il y a eu le travail autour des photographies de Frédéric Delangle, de Christian Garcin (Le minimum visible, Le bec en l’air, 2012), d’Emmanuelle Coqueray, de Sébastien Sindeu (Détroits, Le bec en l’air 2012) et bientôt (en février prochain) Numéro d’écrou 362573 (Le bec en l’air) à partir des photos d’Anissa Michalon. Ce lien avec la photographie n’est pas justifié par cette passion que je décrivais tout à l’heure, qui a occupé toute mon adolescence. J’aborde ces collaborations-là depuis la littérature ; la question qui me fascine était à l’horizon du blog que j’ai tenu cet été (sur la préparation de Numéro d’écrou 362573) : comment faire pour que texte et image construisent quelque chose ensemble en n’allant pas sur le même terrain. Comment faire pour que ces deux approches restent très différentes dans le livre, et, au final, réellement indissociables. La borne S.O.S. 77 avec Ludovic Michaux a été une expérience fondatrice mais au bout du compte j’en suis venu à me dire – deux ans après la parution du livre – que les photos de Ludovic sont suffisamment parlantes pour être publiées toutes seules, et mon texte aussi je crois. Ça m’a embrassé. Là, maintenant, tout ce que j’écris pour les photographes doit être indissociable de leurs photographies. Je veux que le lecteur/spectateur n’y voit qu’une seule et même forme bizarre.

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HS — Ça m’évoque ce que tu disais sur le blog, dans le texte « Qu’elles n’aillent pas trop bien ensemble ».

AB — Exactement. Ecrire ce texte m’a beaucoup apporté.

HS — Quand tu parles des deux chanteurs, ce qui est intéressant dans le collectif, c’est la friction ; d’ailleurs dans le monde et la vie en général…

AB — J’ai parlé dans Appoggio d’un duo de Sinatra avec Bono… je l’écoutais beaucoup, je l’aimais bien cette chanson, puis j’ai fini par la prendre un petit peu en grippe ; ils ne l’ont pas enregistrée ensemble, quelque chose ne colle pas. Sinatra chante comme d’habitude alors que Bono fait vraiment la pute dans cette chanson, il prend cette espèce de voix de tête qu’il a… Or il s’agit d’ I’ve got you under my skin, c’est donc très amoureux, très érotique, et Bono se comporte comme une chatte. Il va chercher Sinatra, mais Sinatra n’est pas du tout gêné par ça parce qu’en réalité il n’est pas là, pas dans le même studio, ni même dans la régie du studio, ni même dans la même ville. L’un enregistre à New York, l’autre à Londres un mois plus tard. Résultat : il ne se sent pas bousculé par cette espèce de désir homosexuel que manifeste Bono – qui n’est qu’un jeu dans la chanson, évidemment. Je me dis là il n’y a pas de friction, la façon qu’a Bono de chanter ne met pas Sinatra hors de ses gonds. Ça aurait pu être n’importe qui d’autre, ou une tout autre interprétation. Là le but du jeu : que les photos me fassent sortir de mes gonds, que le texte déplace le discours du photographe et que ces discordances, surtout, ne soient pas résolues. Ça fait livre, ça fonctionne bien ensemble et, pour autant, nous n’avons pas cherché a faire un puzzle. Il peut y avoir des trous.

HS — C’est ce qu’on va voir dans Troisième territoire, réalisé avec Frédéric Delangle. Là aussi c’est assez étonnant de voir à la fois le lien entre les deux et la distance entre les deux formes. On sait que le texte ne doit jamais être une illustration de la photo, et réciproquement. Il y un beau texte de Quignard là-dessus, et que disait Flaubert, c’est déroutant et c’est ça qui est bien, tout le boulot va être pour le lecteur ou le spectateur de créer ces liens-là. J’en profite pour glisser une autre question tout de suite…

AB — Résultat : quand on est deux on est déjà plusieurs, car les problèmes ou les frictions générées par le photographe et l’écrivain donnent un rôle éminemment créatif au lecteur, il y a beaucoup de place pour lui dans ce type de livres, on attend beaucoup de lui.

HS — Oui parce qu’il y a des vides, des interstices à occuper, quoi. Tu as parlé de lire et d’écrire, ça me fait penser à ça : quelle place laisses-tu… bon j’ai au moins trois questions qui tournent autour de ça, et en plus il va falloir changer la bande comme disait Claire Parnet, on a déjà fait une heure… [Changement de bande] Quelle place, donc, laisses-tu au lecteur dans ton travail ?

AB — Encore un mot sur la photo et je te répondrai ensuite : Troisième territoire est un projet avec Frédéric Delangle qui a réalisé des diptyques à partir de vues urbaines (Europe et pays en voie de développement). Il y a donc déjà la complexité de ce qu’il propose ; moi j’écris un texte qui fait du diptyque un triptyque, une très courte nouvelle. C’est encore perfectible, ça va devenir un livre dont je serai, je crois, très fier car je crois avoir réussi à être à la fois très proche et très loin des images, dans un rapport de très grande étrangeté et de très grande familiarité à ces photos. Comme il s’agit de vues urbaines, j’ai voulu aller sur le terrain de l’intime. Enfin je ne saurais plus dire si c’est de l’ordre du projet ou de l’intention, mais… ça me semblait pertinent : tu vas travailler, tu passes dans la ville, Montélimar ou Paris, tu rentres chez toi… Il est totalement illusoire de penser que chez toi c’est l’intime et que le dehors c’est le dehors ! Evidemment si tu viens de faire l’amour tu ne sors pas de chez toi de la même faon et tu ne regardes pas les gens de la même façon. Et à l’inverse, le stress généré par un certain dehors (urbain, routier) ou l’agressivité, ou la bêtise, évidemment nous les ramenons souvent chez nous. Montrons de quelle manière les lignes géométriques qu’il articule ont leur prolongement dans la vie intime. J’ai pris le pli de faire ça, sur la vie sexuelle ou sentimentale de différents couples. Je regardais les diptyques et je me disais « Tiens, ça, par exemple, cette bretelle d’autoroute qui fait des méandres à l’intérieur de la ville, et la photo en regard (l’entrée d’un tunnel), ce sont des courbes qui tentent de se faufiler entre des immeubles, entre des trucs. Je vois quelqu’un qui se déhancherait pour éviter un obstacle, je me dis « C’est l’image même d’une forme de mobilité, un ruban de Möbius ». Qu’est-ce que ça veut dire, le mouvement, la mobilité les contorsions, dans une vie sexuelle ? Et le texte commence à s’écrire, l’instant d’un couple où il est question de ça.

HS — Ah, le voilà le ruban de Möbius ! Tu en parles à plusieurs reprises, même dans Je suis une aventure ; c’est une forme qui semble particulièrement t’inspirer en ce moment ?

AB — C’est d’abord une sorte de vertige physique, plastique ; je ne comprends rien à ce truc-là. Mais je le prends comme une métaphore peut-être valable de ce truc que je cherche dans Je suis une aventure et qui était un peu à l’horizon de Ma solitude s’appelle Brando : des pensées non-contradictoires. C’est-à-dire… Et là maintenant je creuse ça, parce que je le dis dans Troisième territoire avec Frédérice Delangle : les contradictions n’existent pas.

HS — Tu le dis dans le blog aussi…

AB — Oui. C’est mon obsession des deux dernières années. Je vois à quel point ce truc sera fécond. Je m’en fous si philosophiquement ça ne tient pas la route. Pointer une contradiction est une façon trop courte de voir les choses, une façon de les arrêter : « Tiens ce truc-là ne fonctionne pas avec ce truc-là », alors qu’en fait si, tout fonctionne avec tout. Je veux supprimer le mot « contradiction » de mon vocabulaire (j’insiste : de « mon » vocabulaire) pour m’obliger à toujours chercher comment les choses fonctionnent les unes avec les autres, y compris sur le mode du conflit. Mais le conflit c’est déjà fonctionner ensemble, c’est déjà créatif ou créateur, c’est déjà du récit, du mouvement.

HS — Ce que ça m’évoque moi…

AB — Comme le ruban de Möbius n’a qu’une seule face, c’est la fin de la contradiction. C’est une figure très bizarre qu’on a envie de considérer comme une contradiction et plus on l’observe plus on se rend compte qu’il assume la possibilité d’échapper à des pensées schématiques qui opposent les choses, au lieu de voir comme elle travaillent ensemble.

HS — Paradoxalement on le voit, ce ruban, il existe. On peut même en fabriquer un. Il est représenté, et c’est fou.

AB — Oui, ce n’est pas une lubie. Et ta remarque est importante parce que tu sais que tu es face à un pan de réalité, tu as l’impression que ce pan est un tout continu quoi, que c’est un grand drap et tout d’un coup quelqu’un te montre ça et boum ! tout d’un coup tu ne comprends plus rien. De la même façon que les anges sont des intercesseurs, cet objet-là permet d’accéder à une sphère où les choses ne sont pas contradictoires. Un fantôme ce n’est pas contradictoire avec la réalité…

HS — Les double-fonds, les portes dérobées…

AB — Voilà…

moebius

HS — Est-ce qu’on ne pourrait pas lier cette sensation, cette expérience, avec le fait que tu transformes le nom de Roger Federer ? Ou bien est-ce qu’écrire son nom « Rodgeur Fédérère » est simplement anecdotique ? Et pourquoi n’avoir pas changé le nom des autres personnages réels, comme Borg ou Nadal ? Ça serait rigolo aussi Raphaël Nadale ou Biheurne Borgue ?

AB — Pourquoi écrire son nom de manière phonétique et pas celui des autres ? Etant donné qu’il s’agissait de le montrer perdu entre différents plans (le plan de l’histoire du tennis, le plan du type encore engagé dans les compétitions), je voulais le montrer troublé immédiatement, dès son nom. C’était une façon de le montrer en crise là où les autres ne le sont pas. Djokovic, Nadal et compagnie, ont les deux pieds dans leur monde, c’est-à-dire dans leur présent, leur travail. Lui, il appartient déjà à la légende, tout le monde en parle comme ça, et il est encore là. Il fallait trouver un truc. En plus ça correspondait un peu au désir que j’avais de l’abîmer, pour arriver à le faire rentrer dans le livre : que ce ne soit pas totalement lui. Si c’est trop lui, quelque chose résiste. Je crois que dans Blonde Joyce Carole Oates n’appelle jamais Marylin « Marylin », mais toujours Norma-Jean. C’est très habile, mais je pense aussi que c’était nécessaire pour elle, pour qu’elle puisse l’écrire, en se plaçant face à la personne, à son corps, et non face au mythe. L’écrire de manière phonétique il n’y a rien de mieux, car c’est de la langue, c’est de l’oreille, c’est une façon de l’arracher à ce nom (et donc cette orthographe), Roger Federer, à quoi nous nous sommes habitués parce qu’on l’a lu partout. On l’identifie visuellement dans l’espace de la page et d’une certaine manière on ne le lit pas différemment que dans L’Équipe ou dans le programme TV. En l’écrivant phonétiquement, on le lit au contraire comme on ne l’a jamais lu. Et puis c’est du son, donc déjà de la littérature.

HS — Il y a toujours une relation au mythe, dans ton travail, très évidente dans Anima motrix ; là c’est un mythe contemporain, au sens de Barthes éventuellement. Evidemment ce n’est pas un livre sur le tennis, et tu aurais pu prendre d’autre monstres comme Marylin ou Mick Jagger. Ce recours est une manière de l’attraper…

AB — De le désaxer, de le faire dévisser un petit peu pour placer les choses sur le terrain qui est celui de ce roman : la question de la mobilité identitaire, de la vie qui tente de se soustraire au raidissement identitaire, à la crispation des pensées. De la vie contre les morts sournoises.

HS — Il y a d’ailleurs un très beau passage quand il vont dérober le mannequin, une réflexion sur ce qu’est un mannequin, pourquoi le mot de mannequin. Pour revenir à Möbius : quand tu en as parlé, j’allais te poser une autre question, mais peut-être est-ce la même chose : cette concaténation ne s’incarne-t-elle pas dans le livre sous la forme de cette « forme informe » qui accompagne Rodgeur ? J’aimerais que tu en parles, que tu explicites — si c’est possible — ce que tu as voulu faire avec ce truc-là, qui est vraiment l’une des trouvailles du livre et qui fonctionne vraiment très bien. Par moments, on a l’impression que c’est — je ne voudrais pas être critique, ce n’est pas pour me moquer — on a l’impression que c’est un petit personnage de BD, comme la coccinelle de Gotlib, qui amène beaucoup de choses, ou la chat et la souris dans Léonard, ou d’autres exemples…

AB — C’est de cet ordre-là, mais « ma » « forme informe » occupe plus de place, dans le livre, que ces petites ponctuations. Elle est véritablement un acteur du livre. Elle symbolise presque l’intrigue de ce roman à elle seule.

HS — D’où vient-elle ?

AB — Elle vient de la BD précisément, de Nicolas de Crécy, qui a souvent soit un espèce de gros chien flasque, soit carrément une forme informe — il ne l’appelle pas comme ça mais c’est l’idée. Dans ses Carnets de Kyoto, il se trimballe avec ce truc et ce truc est l’idée qu’il cherche, à partir de laquelle il écrira un livre sur le Japon. A un moment, par exemple, elle se transforme en tour Eiffel pour faire rire les Japonais. J’avais trouvé ça très beau. Evidemment, mon patrimoine c’est celui de la littérature, mais des trucs comme ça me sidèrent. Ou le tigre Hobbes qui est vivant quand Calvin est seul et vulgaire peluche quand quelqu’un d’autre est là. C’est génial, infiniment riche, poétique.

HS — Et c’est le regard d’autrui — des adultes — qui va chosifier, figer le personnage.

AB — Exactement. Mais j’emmène l’idée de Nicolas de Crécy sur un autre terrain, je lui donne une toute autre signification : il ne s’agit plus d’un désir qui n’a pas encore trouvé sa forme, mais d’une capacité plastique qui ne trouve plus à être employée par Fédérère. Si je l’explique, je pense que ça tue la métaphore, mais je peux le dire quand même, ce n’est pas grave. Je voulais que cette image là résiste, qu’elle soit mystérieuse, une possible porte d’entrée dans un au-delà du réalisme ou du crédible. Et de fait je n’ai pas rencontré beaucoup de monde qui en était venu à envisager ce que je vais dire. Je montre Fédérère figé par son histoire, par le fait qu’il est devenu une légende, aussi son identité n’est-elle plus mobile, il est Rodgeure Fédérère, le champion ultime, il ne fait plus corps avec le moment présent, celui du match, etc. Il y a une espèce de rigidité cadavérique qui le gagne peu à peu. Jusque là, il était au contraire capable d’affronter le jeu : « L’adversaire en face joue tel jeu alors moi je vais jouer tel jeu et ça va me permettre… » Il s’adaptait tout en ayant un jeu offensif (voici un exemple de pensée non-contradictoire), mobile, infiniment plastique. Le fait que tout d’un coup apparaisse à côté de lui un truc infiniment plastique, un sac de linge sale, un oreiller bizarre, vivant, avec des yeux, c’est que cette plasticité-là lui est devenue étrangère, extérieure. Il n’est plus que lui, en somme, et non plus cette espèce de chose invraisemblable capable d’épouser continuellement les contours d’une situation tout en la transformant, créatif. Cette chose informe reste avec lui, atour de lui, voyage avec lui, etc. Dans la chambre d’hôtel à Bamako où, comme dans une bataille de polochon, toutes les plumes volent, il réabsorbe cette forme, et tout l’essaim d’étourneaux. Il fait à nouveau corps, métaphoriquement, avec la plasticité, la capacité de création, et la forme informe disparait donc. Il se met à gagner à nouveau. Ça peut sembler tordu, mais j’assume ça.

HS — Et puis c’est vraiment la liberté de la fiction et de l’imaginaire.

AB — Je crois. Et aussi celle d’aller vers d’autres arts, en l’occurrence de prendre son bien à la BD. Si en un certain point de ton travail tu as des idées foutraques, eh bien oui, eh bien d’accord. Ce n’est pas trop courant dans la littérature française parce qu’elle est globalement sérieuse, “dramatique”, etc. ; mais je serais tartuffe si, fasciné par l’idée qui est au cœur de Calvin et Hobbes, je clouais une pancarte au seuil de mon livre, qui dirait « Non, ce genre d’émotion ou d’idée, pas ici ! »

HS — On a l’impression qu’il faut toujours rester dans une posture de retenue, comme un réflexe culturel, ou historique…

AB — Mais ça pour le coup c’est vraiment français… C’est la trace du classicisme français, encouragé par le pouvoir politique, voire façonné par lui. Une idée du goût qui aurait partie liée avec l’ordre alors que les excentriques séduisent immédiatement. C’est donc qu’on les espérait, que quelque chose était tapi, retenu, qui ne demandait qu’à être libéré.

HS — C’est très français, oui, dans les littératures méditerranéennes, en Amérique latine, les écrivains sont beaucoup plus libres de ce point de vue-là…

AB — La culture nord-américaine n’est pas structurée par une opposition entre grande culture et culture populaire mais entre les œuvres qui se vendent et celles qui ne se vendent pas, ce qui est très différent… Ma solitude s’appelle Brando va paraitre en traduction aux Etats-Unis, publié par Counterpath Press, et j’ai lu sur le contrat qu’il s’agissait de « non-profit edition »… On oublie trop rapidement que Brahms – par exemple – s’inspirait de musiques populaires. Rabelais de chroniques populaires. Imaginez Le Clézio ou Sollers dire : « Ce roman-ci est une réécriture d’une nouvelle publiée par Germaine Boisivon dans le dernier numéro de Nous deux. »… C’est un peu cette énergie-là que je recherche, que j’essaye de… Et là encore c’est le principe de non-contradiction, entre ce qui serait noble littérairement, et ce qui ne le serait pas.

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À suivre…

Walter Benjamin • L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (XVI à XIX) [1935-1955]


XVI

Parmi les fonctions sociales du film, la plus importante consiste à établir l’équilibre entre l’homme et l’équipement technique. Cette tâche, le film ne l’accomplit pas seulement par la manière dont l’homme peut s’offrir aux appareils, mais aussi par la manière dont il peut à l’aide de ses appareils se représenter le monde environnant. Si le film, en relevant par ses gros plans dans l’inventaire du monde extérieur des détails généralement cachés d’accessoires familiers, en explorant des milieux banals sous la direction géniale de l’objectif, étend d’une part notre compréhension aux mille déterminations dont dépend notre existence, il parvient d’autre part à nous ouvrir un champ d’action immense et insoupçonné.

Nos bistros et nos avenues de métropoles, nos bureaux et chambres meublées, nos gares et nos usines paraissaient devoir nous enfermer sans espoir d’y échapper jamais. Vint le film, qui fit sauter ce monde-prison par la dynamite des dixièmes de seconde, si bien que désormais, au milieu de ses ruines et débris au loin projetés, nous faisons insoucieusement d’aventureux voyages. Sous la prise de vues à gros plan s’étend l’espace, sous le temps de pose se développe le mouvement. De même que dans l’agrandissement il s’agit bien moins de rendre simplement précis ce qui sans cela garderait un aspect vague que de mettre en évidence des formations structurelles entièrement nouvelles de la matière, il s’agit moins de rendre par le temps de pose des motifs de mouvement que de déceler plutôt dans ces mouvements connus, au moyen du ralenti, des mouvements inconnus qui, loin de représenter des ralentissements de mouvements rapides, font l’effet de mouvements singulièrement glissants, aériens, surnaturels1. 

Il devient ainsi tangible que la nature qui parle à la caméra, est autre que celle qui parle aux yeux. Autre surtout en ce sens qu’à un espace consciemment exploré par l’homme se substitue un espace qu’il a inconsciemment pénétré. S’il n’y a rien que d’ordinaire au fait de se rendre compte, d’une manière plus ou moins sommaire, de la démarche d’un homme, on ne sait encore rien de son maintien dans la fraction de seconde d’une enjambée. Le geste de saisir le briquet ou la cuiller nous est-il aussi conscient que familier, nous ne savons néanmoins rien de ce qui se passe alors entre la main et le métal, sans parler même des fluctuations dont ce processus inconnu peut être susceptible en raison de nos diverses dispositions psychiques. C’est ici qu’intervient la caméra avec tous ses moyens auxiliaires, ses chutes et ses ascensions, ses interruptions et ses isolements, ses extensions et ses accélérations, ses agrandissements et ses rapetissements. C’est elle qui nous initie à l’inconscient optique comme la psychanalyse à l’inconscient pulsionnel.

Au reste, les rapports les plus étroits existent entre ces deux formes de l’inconscient, car les multiples aspects que l’appareil enregistreur peut dérober à la réalité se trouvent pour une grande part exclusivement en dehors du spectre normal de la perception sensorielle. Nombre des altérations et stéréotypes, des transformations et des catastrophes que le monde visible peut subir dans le film l’affectent réellement dans les psychoses, les hallucinations et les rêves. Les déformations de la caméra sont autant de procédés grâce auxquels la perception collective s’approprie les modes de perception du psychopathe et du rêveur. Ainsi, dans l’antique vérité héraclitéenne – les hommes à l’état de veille ont un seul monde commun à tous, mais pendant le sommeil chacun retourne à son propre monde – le film a fait une brèche, et notamment moins par des représentations du monde onirique que par la création de figures puisées dans le rêve collectif, telles que Mickey Mouse, faisant vertigineusement le tour du globe.

Si l’on se rend compte des dangereuses tensions que la technique rationnelle a engendrées au sein de l’économie capitaliste devenue depuis longtemps irrationnelle, on reconnaîtra par ailleurs que cette même technique a créé, contre certaines psychoses collectives, des moyens d’immunisation, à savoir certains films. Ceux-ci, parce qu’ils présentent des fantasmes sadiques et des images délirantes masochistes de manière artificiellement forcée, préviennent la maturation naturelle de ces troubles dans les masses, particulièrement exposées en raison des formes actuelles de l’économie. L’hilarité collective représente l’explosion prématurée et salutaire de pareilles psychoses collectives. Les énormes quantités d’incidents grotesques qui sont consommées dans le film sont un indice frappant des dangers qui menacent l’humanité du fond des pulsions refoulées par la civilisation actuelle. Les films burlesques américains et les bandes de Disney déclenchent un dynamitage de l’inconscient 2. Leur précurseur avait été l’excentrique. Dans les nouveaux champs ouverts par le film, il avait été le premier à s’installer. C’est ici que se situe la figure historique de Chaplin.


XVII

L’une des tâches les plus importantes de l’art a été de tout temps d’engendrer une demande dont l’entière satisfaction devait se produire à plus ou moins longue échéance. L’histoire de toute forme d’art connaît des époques critiques où cette forme aspire à des effets qui ne peuvent s’obtenir sans contrainte qu’à base d’un standard technique transformé, c’est-à-dire dans une forme d’art nouvelle. Les extravagances et les crudités de l’art, qui se produisent ainsi particulièrement dans les soi-disant époques décadentes, surgissent en réalité de son foyer créateur le plus riche. De pareils barbarismes ont en de pareilles heures fait la joie du dadaïsme. Ce n’est qu’à présent que son impulsion devient déterminable : le dadaïsme essaya d’engendrer, par des moyens picturaux et littéraires, les effets que le public cherche aujourd’hui dans le film.
Toute création de demande foncièrement nouvelle, grosse de conséquences, portera au-delà de son but. C’est ce qui se produisait pour les dadaistes, au point qu’ils sacrifiaient les valeurs négociables, exploitées avec tant de succès par le cinéma, en obéissant à des instances dont, bien entendu, ils ne se rendaient pas compte. Les dadaïstes s’appuyèrent beaucoup moins sur l’utilité mercantile de leurs œuvres que sur l’impropriété de celles-ci au recueillement contemplatif. Pour atteindre a cette impropriété, la dégradation préméditée de leur matériel ne fut pas leur moindre moyen. Leurs poèmes sont, comme disent les psychiatres allemands, des salades de mots, faites de tournures obscènes et de tous les déchets imaginables du langage. II en est de même de leurs tableaux, sur lesquels ils ajustaient des boutons et des tickets. Ce qu’ils obtinrent par de pareils moyens, fut une impitoyable destruction de l’aura même de leurs créations, auxquelles ils appliquaient, avec les moyens de la production, la marque infamante de la reproduction. Il est impossible, devant un tableau d’Arp ou un poème d’August Stramm, de prendre le temps de se recueillir et d’apprécier comme en face d’une toile de Derain ou d’un poème de Rilke. Au recueillement qui, dans la déchéance de la bourgeoisie, devint un exercice de comportement asocial 3, s’oppose la distraction en tant qu’initiation à de nouveaux modes d’attitude sociale. Aussi, les manifestations dadaïstes assurèrent-elles une distraction fort véhémente en faisant de l’œuvre d’art le centre d’un scandale. Il s’agissait avant tout de satisfaire à cette exigence : provoquer un outrage public.

De tentation pour l’œil ou de séduction pour l’oreille que l’œuvre était auparavant, elle devint projectile chez les dadaïstes. Spectateur ou lecteur, on en était atteint. L’œuvre d’art acquit une qualité traumatique. Elle a ainsi favorisé la demande de films, dont l’élément distrayant est également en première ligne traumatisant, basé qu’il est sur les changements de lieu et de plan qui assaillent le spectateur par à-coups. Que l’on compare la toile sur laquelle se déroule le film à la toile du tableau ; l’image sur la première se transforme, mais non l’image sur la seconde. Cette dernière invite le spectateur à la contemplation. Devant elle, il peut s’abandonner à ses associations. I1 ne le peut devant une prise de vue. À peine son œil l’a-t-elle saisi que déjà elle s’est métamorphosée. Elle ne saurait être fixée. Duhamel, qui déteste le film, mais non sans avoir saisi quelques éléments de sa structure, commente ainsi cette circonstance : Je ne peux déjà plus penser ce que je veux. Les images mouvantes se substituent à mes propres pensées4.

En fait, le processus d’association de celui qui contemple ces images est aussitôt interrompu par leurs transformations. C’est ce qui constitue le choc traumatisant du film qui, comme tout traumatisme, demande à être amorti par une attention soutenue5. Par son mécanisme même, le film a rendu leur caractère physique aux traumatismes moraux pratiqués par le dadaïsme.


XVIII



La masse est la matrice où, à l’heure actuelle, s’engendre l’attitude nouvelle vis-à-vis de l’œuvre d’art. La quantité se transmue en qualité : les masses beaucoup plus grandes de participants ont produit un mode transformé de participation. Le fait que ce mode se présente d’abord sous une forme décriée ne doit pas induire en erreur et, cependant, il n’en a pas manqué pour s’en prendre avec passion à cet aspect superficiel du problème. Parmi ceux-ci, Duhamel s’est exprimé de la manière la plus radicale. Le principal grief qu’il fait au film est le mode de participation qu’il suscite chez les masses. Duhamel voit dans le film un divertissement d’îlotes, un passe-temps d’illettrés, de créatures misérables, ahuris par leur besogne et leurs soucis…, un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées…, n’éveille au fond des cœurs aucune lumière, n’excite aucune espérance, sinon celle, ridicule d’être un jour “star” à Los-Angeles6.

On le voit, c’est au fond toujours la vieille plainte que les masses ne cherchent qu’à se distraire, alors que l’art exige le recueillement. C’est là un lieu commun. Reste à savoir s’il est apte à résoudre le problème. Celui qui se recueille devant l’œuvre d’art s’y plonge : il y pénètre comme ce peintre chinois qui disparut dans le pavillon peint sur le fond de son paysage. Par contre, la masse, de par sa distraction même, recueille l’œuvre d’art dans son sein, elle lui transmet son rythme de vie, elle l’embrasse de ses flots. L’architecture en est un exemple des plus saisissants. De tout temps elle offrit le prototype d’un art dont la réception réservée à la collectivité s’effectuait dans la distraction. Les lois de cette réception sont des plus révélatrices.

Les architectures ont accompagné l’humanité depuis ses origines. Nombre de genres d’art se sont élaborés pour s’évanouir. La tragédie naît avec les Grecs pour s’éteindre avec eux ; seules les règles en ressuscitèrent, des siècles plus tard. Le poème épique, dont l’origine remonte à l’enfance des peuples, s’évanouit en Europe au sortir de la Renaissance. Le tableau est une création du Moyen Âge, et rien ne semble garantir à ce mode de peinture une durée illimitée. Par contre, le besoin humain de se loger demeure constant. L’architecture n’a jamais chômé. Son histoire est plus ancienne que celle de n’importe quel art, et il est utile de tenir compte toujours de son genre d’influence quand on veut comprendre le rapport des masses avec l’art. Les constructions architecturales sont l’objet d’un double mode de réception : l’usage et la perception, ou mieux encore : le toucher et la vue. On ne saurait juger exactement la réception de l’architecture en songeant au recueillement des voyageurs devant les édifices célèbres. Car il n’existe rien dans la perception tactile qui corresponde à ce qu’est la contemplation dans la perception optique. La réception tactile s’effectue moins par la voie de l’attention que par celle de l’habitude. En ce qui concerne l’architecture, l’habitude détermine dans une large mesure même la réception optique. Elle aussi, de par son essence, se produit bien moins dans une attention soutenue que dans une impression fortuite. Or, ce mode de réception, élaboré au contact de l’architecture, a dans certaines circonstances acquis une valeur canonique. Car : les tâches qui, aux tournants de l’histoire, ont été imposées à la perception humaine ne sauraient guère être résolues par la simple optique, c’est-à-dire la contemplation. Elles ne sont que progressivement surmontées par l’habitude d’une optique approximativement tactile.

S’habituer, le distrait le peut aussi. Bien plus : ce n’est que lorsque nous surmontons certaines tâches dans la distraction que nous sommes sûrs de les résoudre par l’habitude. Au moyen de la distraction qu’il est à même de nous offrir, l’art établit à notre insu jusqu’à quel point de nouvelles taches de la perception sont devenues solubles. Et comme, pour l’individu isolé, la tentation subsiste toujours de se soustraire à de pareilles tâches, l’art saura s’attaquer aux plus difficiles et aux plus importantes toutes les fois qu’il pourra mobiliser des masses. Il le fait actuellement par le film. La réception dans la distraction, qui s’affirme avec une croissante intensité dans tous les domaines de l’art et représente le symptôme de profondes transformations de la perception, a trouvé dans le film son propre champ d’expérience. Le film s’avère ainsi l’objet actuellement le plus important de cette science de la perception que les Grecs avaient nommée l’esthétique.


XIX

La prolétarisation croissante de l’homme d’aujourd’hui, ainsi que la formation croissante de masses, ne sont que les deux aspects du même phénomène. L’État totalitaire essaye d’organiser les masses prolétarisées nouvellement constituées, sans toucher aux conditions de propriété, à l’abolition desquelles tendent ces masses. Il voit son salut dans le fait de permettre à ces masses l’expression de leur nature, non pas certes celle de leurs droits7. Les masses tendent à la transformation des conditions de propriété. L’État totalitaire cherche à donner une expression à cette tendance tout en maintenant les conditions de propriété. En d’autres termes : l’État totalitaire aboutit nécessairement à une esthétisation de la vie politique. Tous les efforts d’esthétisation politique culminent en un point. Ce point, c’est la guerre moderne. La guerre, et rien que la guerre permet de fixer un but aux mouvements de masses les plus vastes, en conservant les conditions de propriété. Voilà comment se présente l’état de choses du point de vue politique. Du point de vue technique, il se présenterait ainsi : seule la guerre permet de mobiliser la totalité des moyens techniques de l’époque actuelle en maintenant les conditions de propriété. Il est évident que l’apothéose de la guerre par l’état totalitaire ne se sert pas de pareils arguments, et cependant il sera profitable d’y jeter un coup d’œil. Dans le manifeste de Marinetti sur la guerre italo-éthiopienne, il est dit : Depuis vingt-sept ans, nous autres futuristes nous nous élevons contre l’affirmation que la guerre n’est pas esthétique… Aussi sommes-nous amenés à constater… La guerre est belle, parce que grâce aux masques à gaz, aux terrifiants mégaphones, aux lance-flammes et aux petits tanks, elle fonde la suprématie de L’homme sur la machine subjuguée. La guerre est belle, parce qu’elle inaugure la métallisation rêvée du corps humain. La guerre est belle, parce qu’elle enrichit un pré fleuri des flamboyantes orchidées des mitrailleuses. La guerre est belle, parce qu’elle unit les coups de fusils, les canonnades, les pauses du feu, les parfums et les odeurs de la décomposition dans une symphonie. La guerre est belle, parce qu’elle crée de nouvelles architectures telle celle des grands tanks, des escadres géométriques d’avions, des spirales de fumée s’élevant des villages en flammes, et beaucoup d’autres choses encore… Poètes et artistes du Futurisme… souvenez-vous de ces principes d’une esthétique de la guerre, afin que votre lutte pour une poésie et une plastique nouvelle… en soit éclairée !

Ce manifeste a l’avantage de la netteté. Sa façon de poser la question mérite d’être adoptée par le dialecticien. À ses yeux, l’esthétique de la guerre contemporaine se présente de la manière suivante. Lorsque l’utilisation naturelle des forces de production est retardée et refoulée par l’ordre de la propriété, l’intensification de la technique, des rythmes de la vie, des générateurs d’énergie tend à une utilisation contre-nature. Elle la trouve dans la guerre, qui par ses destructions vient prouver que la société n’était pas mûre pour faire de la technique son organe, que la technique n’était pas assez développée pour juguler les forces sociales élémentaires. La guerre moderne, dans ses traits les plus immondes, est déterminée par le décalage entre les puissants moyens de production et leur utilisation insuffisante dans le processus de la production (en d’autres termes, par le chômage et le manque de débouchés).

Dans cette guerre, la technique insurgée pour avoir été frustrée par la société de son matériel naturel extorque des dommages-intérets au matériel humain. Au lieu de canaliser des cours d’eau, elle remplit ses tranchées de flots humains. Au lieu d’ensemencer la terre du haut de ses avions, elle y sème l’incendie. Et dans ses laboratoires chimiques elle a trouvé un procédé nouveau et immédiat pour supprimer l’aura.
 
Fiat ars, pereat mundus, dit la théorie totalitaire de l’état qui, de l’aveu de Marinetti, attend de la guerre la saturation artistique de la perception transformée par la technique. C’est apparemment là le parachèvement de l’art pour l’art. L’humanité, qui jadis avec Homère avait été objet de contemplation pour les dieux olympiens, l’est maintenant devenue pour elle-même. Son aliénation d’elle-même par elle-même a atteint ce degré qui lui fait vivre sa propre destruction comme une sensation esthétique de tout premier ordre. Voilà où en est l’esthétisation de la politique perpétrée par les doctrines totalitaires. Les forces constructives de l’humanité y répondent par la politisation de l’art.

Let’s get restarted
Retour vers le futur

Walter Benjamin • L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (XI à XV) [1935-1955]



Nous publions à présent le texte important de Walter Benjamin sur la “reproductibilité” en art.

Ecrit en 1935, ce texte ne fut publié qu’en 1955. Il éclaire de manière très singulière le débat contemporain sur le livre numérique…

Nous l’avons scindé en cinq partie. Feuilleton(s), donc.

XI

Pour le film, il importe bien moins que l’interprète représente quelqu’un d’autre aux yeux du public que lui-même devant l’appareil. L’un des premiers à sentir cette métamorphose que l’épreuve de test fait subir à l’interprète fut Pirandello. Les remarques qu’il fait à ce sujet dans son roman On tourne, encore qu’elles fassent uniquement ressortir l’aspect négatif de la question, et que Pirandello ne parle que du film muet, gardent toute leur valeur. Car le film sonore n’y a rien changé d’essentiel. La chose décisive est qu’il s’agit de jouer devant un appareil dans le premier cas, devant deux dans le second. Les acteurs de cinéma, écrit Pirandello, se sentent comme en exil. En exil non seulement de la scène, mais encore d’eux-mêmes. Ils remarquent confusément, avec une sensation de dépit, d’indéfinissable vide et même de faillite, que leur corps est presque subtilisé, supprimé, privé de sa réalité, de sa vie, de sa voix, du bruit qu’il produit en se remuant, pour devenir une image muette qui tremble un instant sur l’écran et disparaît en silence… La petite machine jouera devant le public avec leurs ombres, et eux, ils doivent se contenter de jouer devant elle1.

Le fait pourrait aussi se caractériser comme suit : pour la première fois – et c’est là l’œuvre du film – l’homme se trouve mis en demeure de vivre et d’agir totalement de sa propre personne, tout en renonçant du même coup à son aura. Car l’aura dépend de son hic et nunc. Il n’en existe nulle reproduction, nulle réplique. L’aura qui, sur la scène, émane de Macbeth, le public l’éprouve nécessairement comme celui de l’acteur jouant ce rôle. La singularité de la prise de vues au studio tient à ce que l’appareil se substitue au public. Avec le public disparaît l’aura qui environne l’interprète et avec celui de l’interprète l’aura de son personnage.

Rien d’étonnant à ce qu’un dramaturge tel que Pirandello, en caractérisant l’interprète de l’écran, touche involontairement au fond même de la crise dont nous voyons le théâtre atteint. À l’œuvre exclusivement conçue pour la technique de reproduction telle que le film ne saurait en effet s’opposer rien de plus décisif que l’œuvre scénique. Toute considération plus approfondie le confirme. Les observateurs spécialisés ont depuis longtemps reconnu que c’est presque toujours en jouant le moins possible que l’on obtient les plus puissants effets cinématographiques… . Dès 1932, Arnheim considère comme dernier progrès du film de n’y tenir l’acteur que pour un accessoire choisi en raison de ses caractéristiques… et que l’on intercale au bon endroit 2. À cela se rattache étroitement autre chose. L ‘acteur de scène s’identifie au caractère de son rôle. L’interprète d’écran n ‘en a pas toujours la possibilité. Sa création n’est nullement tout d’une pièce ; elle se compose de nombreuses créations distinctes. A part certaines circonstances fortuites telles que la location du studio, le choix et la mobilisation des partenaires, la confection des décors et autres accessoires, ce sont d’élémentaires nécessités de machinerie qui décomposent le jeu de l’acteur en une série de créations montables. II s’agit avant tout de l’éclairage dont l’installation oblige à filmer un événement qui, sur l’écran, se déroulera en une scène rapide et unique, en une suite de prises de vues distinctes qui peuvent parfois se prolonger des heures durant au studio. Sans même parler de truquages plus frappants. Si un saut, du haut d’une fenêtre à l’écran, peut fort bien s’effectuer au studio du haut d’un échafaudage, la scène de la fuite qui succède au saut ne se tournera, au besoin, que plusieurs semaines plus tard au cours des prises d’extérieurs. Au reste, l’on reconstitue aisément des cas encore plus paradoxaux. Admettons que l’interprète doive sursauter après des coups frappés à une porte. Ce sursaut n’est-il pas réalisé à souhait, le metteur en scène peut recourir à quelque expédient : profiter d’une présence occasionnelle de l’interprète au studio pour faire éclater un coup de feu. L’effroi vécu, spontané de l’interprète, enregistré à son insu, pourra s’intercaler dans la bande. Rien ne montre avec tant de plasticité que l’art s’est échappé du domaine de la belle apparence, qui longtemps passa pour le seul où il pût prospérer.


XII

Dans la représentation de l’image de l’homme par l’appareil, l’aliénation de l’homme par lui-même trouve une utilisation hautement productive. On en mesurera toute l’étendue au fait que le sentiment d’étrangeté de l’interprète devant l’objectif, décrit par Pirandello, est de même origine que le sentiment d’étrangeté de l’homme devant son image dans le miroir – sentiment que les romantiques aimaient à pénétrer. Or, désormais cette image réfléchie de l’homme devient séparable de lui, transportable et où ? Devant la masse. Évidemment, l’interprète de l’écran ne cesse pas un instant d’en avoir conscience. Durant qu’il se tient devant l’objectif, il sait qu’il aura à faire en dernière instance à la masse des spectateurs. Ce marché que constitue la masse, où il viendra offrir non seulement sa puissance de travail, mais encore son physique, il lui est aussi impossible de se le représenter que pour un article d’usine. Cette circonstance ne contribuerait-elle pas, comme l’a remarqué Pirandello, à cette oppression, à cette angoisse nouvelle qui l’étreint devant l’objectif ? À cette nouvelle angoisse correspond, comme de juste, un triomphe nouveau : celui de la star. Favorisé par le capital du film, le culte de la vedette conserve ce charme de la personnalité qui depuis longtemps n’est que le faux rayonnement de son essence mercantile. Ce culte trouve son complément dans le culte du public, culte qui favorise la mentalité corrompue de masse que les régimes autoritaires cherchent à substituer à sa conscience de classe. Si tout se conformait au capital cinématographique, le processus s’arrêterait à l’aliénation de soi-même, chez l’artiste de l’écran comme chez les spectateurs. Mais la technique du film prévient cet arrêt : elle prépare le renversement dialectique.


XIII

Il appartient à la technique du film comme à celle du sport que tout homme assiste plus ou moins en connaisseur à leurs exhibitions. Pour s’en rendre compte, il suffit d’entendre un groupe de jeunes porteurs de journaux appuyés sur leurs bicyclettes, commenter les résultats de quelque course cycliste ; en ce qui concerne le film, les actualités prouvent assez nettement qu’un chacun peut se trouver filmé. Mais la question n’est pas la. Chaque homme aujourd’hui a le droit d’être filmé. Ce droit, la situation historique de la vie littéraire actuelle permettrait de le comprendre.
Durant des siècles, les conditions déterminantes de la vie littéraire affrontaient un petit nombre d’écrivains à des milliers de lecteurs. La fin du siècle dernier vit se produire un changement. Avec l’extension croissante de la presse, qui ne cessait de mettre de nouveaux organes politiques, religieux, scientifiques, professionnels et locaux à la disposition des lecteurs, un nombre toujours plus grand de ceux-ci se trouvèrent engagés occasionnellement dans la littérature. Cela débuta avec les boîtes aux lettres que la presse quotidienne ouvrit à ses lecteurs – si bien que, de nos jours, il n’y a guère de travailleur européen qui ne se trouve à même de publier quelque part ses observations personnelles sur le travail sous forme de reportage ou n’importe quoi de cet ordre. La différence entre auteur et public tend ainsi à perdre son caractère fondamental. Elle n’est plus que fonctionnelle, elle peut varier d’un cas à l’autre. Le lecteur est à tout moment prêt à passer écrivain. En qualité de spécialiste qu’il a dû tant bien que mal devenir dans un processus de travail différencié à l’extrême – et le fût-il d’un infime emploi – il peut à tout moment acquérir la qualité d’auteur. Le travail lui-même prend la parole. Et sa représentation par le mot fait partie intégrante du pouvoir nécessaire à son exécution. Les compétences littéraires ne se fondent plus sur une formation spécialisée, mais sur une polytechnique et deviennent par là bien commun.

Tout cela vaut également pour le film, où les décalages qui avaient mis des siècles à se produire dans la vie littéraire se sont effectués au cours d’une dizaine d’années. Car dans la pratique cinématographique – et surtout dans la pratique russe – ce décalage s’est en partie déjà réalisé. Un certain nombre d’interprètes des films soviétiques ne sont point des acteurs au sens occidental du mot, mais des hommes jouant leur propre rôle – tout premièrement leur rôle dans le processus du travail. En Europe occidentale, l’exploitation du film par le capital cinématographique interdit à l’homme de faire valoir son droit à se montrer dans ce rôle. Au reste, le chômage l’interdit également, qui exclut de grandes masses de la production dans le processus de laquelle elles trouveraient surtout un droit à se voir reproduites. Dans ces conditions, l’industrie cinématographique a tout intérêt à stimuler la masse par des représentations illusoires et des spéculations équivoques. À cette fin, elle a mis en branle un puissant appareil publicitaire : elle a tiré parti de la carrière et de la vie amoureuse des stars, elle a organisé des plébiscites et des concours de beauté. Elle exploite ainsi un élément dialectique de formation de la masse. L’aspiration de l’individu isolé à se mettre à la place de la star, c’est-à-dire à se dégager de la masse, est précisément ce qui agglomère les masses spectatrices des projections. C’est de cet intérêt tout privé que joue l’industrie cinématographique pour corrompre l’intérêt originel justifié des masses pour le film.


XIV

La prise de vues et surtout l’enregistrement d’un film offrent une sorte de spectacle telle qu’on n’en avait jamais vue auparavant. Spectacle qu’on ne saurait regarder d’un point quelconque sans que tous les auxiliaires étrangers à la mise en scène même – appareils d’enregistrement, d’éclairage, état-major d’assistants – ne tombent dans le champ visuel (à moins que la pupille du spectateur fortuit ne coïncide avec l’objectif). Ce simple fait suffit seul à rendre superficielle et vaine toute comparaison entre enregistrement au studio et répétition théâtrale. De par son principe, le théâtre connaît le point d’où l’illusion de l’action ne peut être détruite. Ce point n’existe pas vis-à-vis de la scène de film qu’on enregistre. La nature illusionniste du film est une nature au second degré – résultat du découpage. Ce qui veut dire : au studio l’équipement technique a si profondément pénétré la réalité que celle-ci n’apparaît dans le film dépouillée de l’outillage que grâce à une procédure particulière – à savoir l’angle de prise de vues par la caméra et le montage de cette prise avec d’autres de même ordre.

Dans le monde du film la réalité n’apparaît dépouillée des appareils que par le plus grand des artifices et la réalité immédiate s’y présente comme la fleur bleue au pays de la Technique.

Ces données, ainsi bien distinctes de celles du théâtre, peuvent être confrontées de manière encore plus révélatrice avec celles de la peinture. II nous faut ici poser cette question : quelle est la situation de l’opérateur par rapport au peintre ? Pour y répondre, nous nous permettrons de tirer parti de la notion d’opérateur, usuelle en chirurgie. Or, le chirurgien se tient à l’un des pôles d’un univers dont l’autre est occupé par le magicien. Le comportement du magicien qui guérit un malade par imposition des mains diffère de celui du chirurgien qui procède à une intervention dans le corps du malade. Le magicien maintient la distance naturelle entre le patient et lui ou, plus exactement, s’il ne la diminue – par l’imposition des mains – que très peu, il l’augmente – par son autorité – de beaucoup. Le chirurgien fait exactement l’inverse : il diminue de beaucoup la distance entre lui et le patient – en pénétrant à l’intérieur du corps de celui-ci – et ne l’augmente que de peu – par la circonspection avec laquelle se meut sa main parmi les organes. Bref, à la différence du mage (dont le caractère est encore inhérent au praticien), le chirurgien s’abstient au moment décisif d’adopter le comportement d’homme à homme vis-à-vis du malade : c’est opératoirement qu’il le pénètre plutôt.

Le peintre est à l’opérateur ce qu’est le mage au chirurgien. Le peintre conserve dans son travail une distance normale vis-à-vis de la réalité de son sujet – par contre le cameraman pénètre profondément les tissus de la réalité donnée. Les images obtenues par l’un et par l’autre résultent de procès absolument différents. L’image du peintre est totale, celle du cameraman faite de fragments multiples coordonnés selon une loi nouvelle.

C’est ainsi que, de ces deux modes de représentation de la réalité – la peinture et le film – le dernier est pour l’homme actuel incomparablement le plus significatif, parce qu’il obtient de la réalité un aspect dépouillé de tout appareil – aspect que l’homme est en droit d’attendre de l’œuvre d’art précisément grâce à une pénétration intensive du réel par les appareils.


XV

La reproduction mécanisée de l’œuvre d’art modifie la façon de réagir de la masse vis-à-vis de l’art. De rétrograde qu’elle se montre devant un Picasso par exemple, elle se fait le public le plus progressiste en face d’un Chaplin. Ajoutons que, dans tout comportement progressiste, le plaisir émotionnel et spectaculaire se confond immédiatement et intimement avec l’attitude de l’expert. C’est là un indice social important. Car plus l’importance sociale d’un art diminue, plus s’affirme dans le public le divorce entre l’attitude critique et le plaisir pur et simple. On goûte sans critiquer le conventionnel – on critique avec dégoût le véritablement nouveau. Il n’en est pas de même au cinéma. La circonstance décisive y est en effet celle-ci : les réactions des individus isolés, dont la somme constitue la réaction massive du public, ne se montrent nulle part ailleurs plus qu’au cinéma déterminées par leur multiplication imminente. Tout en se manifestant, ces réactions se contrôlent. Ici, la comparaison à la peinture s’impose une fois de plus. Jadis, le tableau n’avait pu s’offrir qu’à la contemplation d’un seul ou de quelques-uns. La contemplation simultanée de tableaux par un grand public, telle qu’elle s’annonce au XIXe siècle, est un symptôme précoce de la crise de la peinture, qui ne fut point exclusivement provoquée par la photographie mais, d’une manière relativement indépendante de celle-ci, par la tendance de l’œuvre d’art à rallier les masses.

En fait, le tableau n’a jamais pu devenir l’objet d’une réception collective, ainsi que ce fut le cas de tout temps pour l’architecture, jadis pour le poème épique, aujourd’hui pour le film. Et, si peu que cette circonstance puisse se prêter à des conclusions quant au rôle social de la peinture, elle n’en représente pas moins une lourde entrave à un moment où le tableau, dans les conditions en quelque sorte contraires à sa nature, se voit directement confronté avec les masses. Dans les églises et les monastères du Moyen-Age, ainsi que dans les cours des princes jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la réception collective des œuvres picturales ne s’effectuait pas simultanément sur une échelle égale, mais par une entremise infiniment graduée et hiérarchisée. Le changement qui s’est produit depuis n’exprime que le conflit particulier dans lequel la peinture s’est vue impliquée par la reproduction mécanisée du tableau. Encore qu’on entreprît de l’exposer dans les galeries et les salons, la masse ne pouvait guère s’y contrôler et s’organiser comme le fait, à la faveur de ses réactions, le public du cinéma. Aussi le même public qui réagit dans un esprit progressiste devant un film burlesque, doit-il nécessairement réagir dans un esprit rétrograde en face de n’importe quelle production du surréalisme.


Flashback
Flashforward

Walter Benjamin • L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (VI à X) [1935-1955]



Nous publions à présent le texte important de Walter Benjamin sur la “reproductibilité” en art.

Ecrit en 1935, ce texte ne fut publié qu’en 1955. Il éclaire de manière très singulière le débat contemporain sur le livre numérique…

Nous l’avons scindé en quatre partie. Feuilleton(s), donc.

VI

L’art de la préhistoire met ses notations plastiques au service de certaines pratiques, les pratiques magiques – qu’il s’agisse de tailler la figure d’un ancêtre (cet acte étant en soi-même magique) ; d’indiquer le mode d’exécution de ces pratiques (la statue étant dans une attitude rituelle) ; ou enfin, de fournir un objet de contemplation magique (la contemplation de la statue s’effectuait selon les exigences d’une société à technique encore confondue avec le rituel). Technique naturellement arriérée en comparaison de la technique mécanique. Mais ce qui importe à la considération dialectique, ce n’est pas l’infériorité mécanique de cette technique, mais sa différence de tendance d’avec la nôtre – la première engageant l’homme autant que possible, la seconde le moins possible. L’exploit de la première, si l’on ose dire, est le sacrifice humain, celui de la seconde s’annoncerait dans l’avion sans pilote dirigé à distance par ondes hertziennes. Une fois pour toutes – ce fut la devise de la première technique (soit la faute irréparable, soit le sacrifice de la vie éternellement exemplaire). Une fois n’est rien – c’est la devise de la seconde technique (dont l’objet est de reprendre, en les variant inlassablement, ses expériences). L’origine de la seconde technique doit être cherchée dans le moment où, guidé par une ruse inconsciente, l’homme s’apprêta pour la première fois à se distancer de la nature. En d’autres termes : la seconde technique naquit dans le jeu.

Le sérieux et le jeu, la rigueur et la désinvolture se mêlent intimement dans l’œuvre d’art, encore qu’à différents degrés. Ceci implique que l’art est solidaire de la première comme de la seconde technique. Sans doute les termes : domination des forces naturelles n’expriment-ils le but de la technique moderne que de façon fort discutable ; ils appartiennent encore au langage de la première technique. Celle-ci visait réellement à un asservissement de la nature – la seconde bien plus à une harmonie de la nature et de l’humanité. La fonction sociale décisive de l’art actuel consiste en l’initiation de l’humanité à ce jeu harmonien. Cela vaut surtout pour le film. Le film sert à exercer l’homme à la perception et à la réaction déterminées par la pratique d’un équipement technique dont le rôle dans sa vie ne cesse de croître en importance. Ce rôle lui enseignera que son asservissement momentané à cet outillage ne fera place à l’affranchissement par ce même outillage que lorsque la structure économique de l’humanité se sera adaptée aux nouvelles forces productives mises en mouvement par la seconde technique1.


VII



Dans la photographie, la valeur d’exposition commence à refouler sur toute la ligne la valeur rituelle. Mais celle-ci ne cède pas le terrain sans résister. Elle se retire dans un ultime retranchement : la face humaine. Ce n’est point par hasard que le portrait se trouve être l’objet principal de la première photographie. Le culte du souvenir des êtres aimés, absents ou défunts, offre au sens rituel de l’œuvre d’art un dernier refuge. Dans l’expression fugitive d’un visage humain, sur d’anciennes photographies, l’aura semble jeter un dernier éclat. C’est ce qui fait leur incomparable beauté, toute chargée de mélancolie. Mais sitôt que la figure humaine tend à disparaître de la photographie, la valeur d’exposition s’y affirme comme supérieure à la valeur rituelle. Le fait d’avoir situé ce processus dans les rues de Paris 1900, en les photographiant désertes, constitue toute l’importance des clichés d’Atget. Avec raison, on a dit qu’il les photographiait comme le lieu d’un crime. Le lieu du crime est désert. On le photographie pour y relever des indices. Dans le procès de l’histoire, les photographies d’Atget prennent la valeur de pièces à conviction. C’est ce qui leur donne une signification politique cachée. Les premières, elles exigent une compréhension dans un sens déterminé. Elles ne se prêtent plus à un regard détaché. Elles inquiètent celui qui les contemple : il sent que pour les pénétrer, il lui faut certains chemins; il a déjà suivi pareils chemins dans les journaux illustrés. De vrais ou de faux – n’importe. Ce n’est que dans ces illustrés que les légendes sont devenues obligatoires. Et il est clair qu’elles ont un tout autre caractère que les titres de tableaux. Les directives que donnent à l’amateur d’images les légendes bientôt se feront plus précises et plus impératives dans le film, où l’interprétation de chaque image est déterminée par la succession de toutes les précédentes.


VIII

Les Grecs ne connaissaient que deux procédés de reproduction mécanisée de l’œuvre d’art : le moulage et la frappe. Les bronzes, les terracottes et les médailles étaient les seules œuvres d’art qu’ils pussent produire en série. Tout le reste restait unique et techniquement irreproductible. Aussi ces œuvres devaient-elles être faites pour l’éternité. Les Grecs se voyaient contraints, de par la situation même de leur technique, de créer un art de valeurs éternelles. C’est à cette circonstance qu’est due leur position exclusive dans l’histoire de l’art, qui devait servir aux générations suivantes de point de repère. Nul doute que la nôtre ne soit aux antipodes des Grecs. Jamais auparavant les œuvres d’art ne furent à un tel degré mécaniquement reproductibles. Le film offre l’exemple d’une forme d’art dont le caractère est pour la première fois intégralement déterminé par sa reproductibilité. Il serait oiseux de comparer les particularités de cette forme à celles de l’art grec. Sur un point cependant, cette comparaison est instructive. Par le film est devenue décisive une qualité que les Grecs n’eussent sans doute admise qu’en dernier lieu ou comme la plus négligeable de l’art : la perfectibilité de l’œuvre d’art. Un film achevé n’est rien moins qu’une création d’un seul jet ; il se compose d’une succession d’images parmi lesquelles le monteur fait son choix – images qui de la première à la dernière prise de vue avaient été à volonté retouchables. Pour monter son Opinion publique, film de 3 000 mètres, Chaplin en tourne 125 000. Le film est donc l’œuvre d’art la plus perfectible, et cette perfectibilité procède directement de son renoncement radical à toute valeur d’éternité. Ce qui ressort de la contre-épreuve : les Grecs, dont l’art était astreint à la production de valeurs éternelles, avaient placé au sommet de la hiérarchie des arts la forme d’art la moins susceptible de perfectibilité, la sculpture, dont les productions sont littéralement tout d’une pièce. La décadence de la sculpture à l’époque des œuvres d’art montables apparaît comme inévitable.


IX

La dispute qui s’ouvrit, au cours du XIXe siècle, entre la peinture et la photographie, quant à la valeur artistique de leurs productions respectives, apparaît de nos jours confuse et dépassée. Cela n’en diminue du reste nullement la portée, et pourrait au contraire la souligner. En fait, cette querelle était le symptôme d’un bouleversement historique de portée universelle dont ni l’une ni l’autre des deux rivales ne jugeaient toute la portée. L’ère de la reproductibilité mécanisée séparant l’art de son fondement rituel, l’apparence de son autonomie s’évanouit à jamais. Cependant le changement des fonctions de l’art qui en résultait dépassait les limites des perspectives du siècle. Et même, la signification en échappait encore au XXe siècle – qui vit la naissance du film.

Si l’on s’était auparavant dépensé en vaines subtilités pour résoudre ce problème : la photographie est-elle ou n’est-elle pas un art ? – sans s’être préalablement demandé si l’invention même de la photographie n’avait pas, du tout au tout, renversé le caractère fondamental de l’art – les théoriciens du cinéma à leur tour s’attaquèrent à cette question prématurée. Or, les difficultés que la photographie avait suscitées à l’esthétique traditionnelle n’étaient que jeux d’enfant au regard de celles que lui préparait le film. D’où l’aveuglement obstiné qui caractérise les premières théories cinématographiques. C’est ainsi qu’Abel Gance, par exemple, prétend : Nous voilà, par un prodigieux retour en arrière, revenus sur le plan d’expression des Egyptiens… Le langage des images n’est pas encore au point parce que nos yeux ne sont pas encore faits pour elles. Il n’y a pas encore assez de respect, de culte pour ce qu’elles expriment2. Séverin-Mars écrit : Quel art eut un rêve plus hautain, plus poétique à la fois et plus réel. Considéré ainsi, le cinématographe deviendrait un moyen d’expression tout à fait exceptionnel, et dans son atmosphère ne devraient se mouvoir que des personnages de la pensée la plus supérieure aux moments les plus parfaits et les plus mystérieux de leur course3. Alexandre Arnoux de son côté achevant une fantaisie sur le film muet, va même jusqu’à demander : En somme, tous les termes hasardeux que nous venons d’employer ne définissent-ils pas la prière4 ? Il est significatif de constater combien leur désir de classer le cinéma parmi les arts, pousse ces théoriciens à faire entrer brutalement dans le film des éléments rituels. Et pourtant, à l’époque de ces spéculations, des œuvres telles que L’Opinion publique et La Ruée vers l’or se projetaient sur tous les écrans. Ce qui n’empêche pas Gance de se servir de la comparaison des hiéroglyphes, ni Séverin-Mars de parler du film comme des peintures de Fra Angelico. Il est caractéristique qu’aujourd’hui encore des auteurs conservateurs cherchent l’importance du film, sinon dans le sacral, du moins dans le surnaturel. Commentant la réalisation du Songe d’une nuit d’été, par Reinhardt, Werfel constate que c’est sans aucun doute la stérile copie du monde extérieur avec ses rues, ses intérieurs, ses gares, ses restaurants, ses autos et ses plages qui a jusqu’à présent entravé l’essor du film vers le domaine de l’art. Le film n’a pas encore saisi son vrai sens, ses véritables possibilités… Celles-ci consistent dans sa faculté spécifique d’exprimer par des moyens naturels et avec une incomparable force de persuasion tout ce qui est féerique, merveilleux et surnaturel5.


X



Photographier un tableau est un mode de reproduction ; photographier un événement fictif dans un studio en est un autre. Dans le premier cas, la chose reproduite est une œuvre d’art, sa reproduction ne l’est point. Car l’acte du photographe réglant l’objectif ne crée pas davantage une œuvre d’art que celui du chef d’orchestre dirigeant une symphonie. Ces actes représentent tout au plus des performances artistiques. Il en va autrement de la prise de vue au studio. Ici la chose reproduite n’est déjà plus œuvre d’art, et la reproduction l’est tout aussi peu que dans le premier cas. L’œuvre d’art proprement dite ne s’élabore qu’au fur et à mesure que s’effectue le découpage. Découpage dont chaque partie intégrante est la reproduction d’une scène qui n’est œuvre d’art ni par elle-même ni par la photographie. Que sont donc ces événements reproduits dans le film, s’il est clair que ce ne sont point des œuvres d’art ?

La réponse devra tenir compte du travail particulier de l’interprète de film. Il se distingue de l’acteur de théâtre en ceci que son jeu qui sert de base à la reproduction, s’effectue, non devant un public fortuit, mais devant un comité de spécialistes qui, en qualité de directeur de production, metteur en scène, opérateur, ingénieur du son ou de l’éclairage, etc., peuvent à tout instant intervenir personnellement dans son jeu. II s’agit ici d’un indice social de grande importance. L’intervention d’un comité de spécialistes dans une performance donnée est caractéristique du travail sportif et, en général, de l’exécution d’un test. Pareille intervention détermine en fait tout le processus de la production du film. On sait que pour de nombreux passages de la bande, on tourne des variantes. Par exemple, un cri peut donner lieu à divers enregistrements. Le monteur procède alors à une sélection établissant ainsi une sorte de record. Un événement fictif tourné dans un studio se distingue donc de l’événement réel correspondant comme se distinguerait la projection d’un disque sur une piste, dans un concours sportif, de la projection du même disque au même endroit, sur la même trajectoire, si cela avait lieu pour tuer un homme. Le premier acte serait l’exécution d’un test, mais non le second.

Il est vrai que l’épreuve de test soutenue par un interprète de l’écran est d’un ordre tout à fait unique. En quoi consiste-t-elle ? À dépasser certaine limite qui restreint étroitement la valeur sociale d’épreuves de test. Nous rappellerons qu’il ne s’agit point ici d’épreuve sportive, mais uniquement d’épreuves de tests mécanisés. Le sportsman ne connaît pour ainsi dire que les tests naturels. Il se mesure aux épreuves que la nature lui fixe, non à celles d’un appareil quelconque – à quelques exceptions prés, tel Nurmi qui, dit-on, courait contre la montre. Entre-temps, le processus du travail, surtout depuis sa normalisation par le système de la chaîne, soumet tous les jours d’innombrables ouvriers à d’innombrables épreuves de tests mécanisés. Ces épreuves s’établissent automatiquement : est éliminé qui ne peut les soutenir. Par ailleurs, ces épreuves sont ouvertement pratiquées par les instituts d’orientation professionnelle.

Or, ces épreuves présentent un inconvénient considérable : à la différence des épreuves sportives, elles ne se prêtent pas à l’exposition dans la mesure désirable. C’est là, justement qu’intervient le film. Le film rend l’exécution d’un test susceptible d’être exposée en faisant de cette exposabilité même un test. Car interprète de l’écran ne joue pas devant un public, mais devant un appareil enregistreur. Le directeur de prise de vue, pourrait-on dire, occupe exactement la même place que le contrôleur du test lors de l’examen d’aptitude professionnelle. Jouer sous les feux des sunlights tout en satisfaisant aux exigences du microphone, c’est là une performance de premier ordre. S’en acquitter, c’est pour l’acteur garder toute son humanité devant les appareils enregistreurs. Pareille performance présente un immense intérêt. Car c’est sous le contrôle d’appareils que le plus grand nombre des habitants des villes, dans les comptoirs comme dans les fabriques, doivent durant la journée de travail abdiquer leur humanité. Le soir venu, ces mêmes masses remplissent les salles de cinéma pour assister à la revanche que prend pour elles l’interprète de l’écran, non seulement en affirmant son humanité (ou ce qui en tient lieu) face à l’appareil, mais en mettant ce dernier au service de son propre triomphe.

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