Archives par étiquette : mort

Mathieu Larnaudie • Acharnement

Avec le recul qui sied au retard plus qu’à la prudence, Hors-Sol lit et commente des livres qui sont parus parfois il y a longtemps. La pile ne cesse de croître, des livres qui restent à lire. C’est amusant car on pourrait penser que plus on en lit, moins il nous en reste à lire ; or c’est l’inverse qui se produit ; c’est un travail infini, alors nous avons laissé de côté la pression du marché et de la chronique facile.

Mathieu Larnaudie, ‘Acharnement’

L’erreur serait de considérer que ce livre est une attaque frontale du métier de plume, ou encore une dénonciation facile du métier politique. Je crois que ce n’est précisément pas ce qu’à voulu faire Mathieu Larnaudie (mais peut-être suis-je dans l’erreur).

Müller, le personnage principal, écrit des discours pour un homme politique qui vient de perdre une élection ; mis au placard par nécessité, il se retire dans sa grande propriété de campagne, et s’adonne à la passion d’écrire des discours, ressasser le réel et s’envoyer un petit verre de chartreuse de temps en temps.

Le temps est rythmé par la chute de suicidaires qui depuis le pont romain qui traverse le parc viennent s’écraser dans la propriété. Müller regarde tout cela de la fenêtre, comme il regarde également le jardinier, qui s’est est mis en tête de transformer la friche sauvage qu’était le parc en un objet finement ciselé.

C’est un monde de solitude, d’abord. Müller est seul avec lui-même, il se retire, pour rédiger le discours ultime, le discours parfait. Il n’est secondé que par Marceau, le jardinier un peu dérangé depuis la mort accidentelle de sa femme, qui se consacre avec ferveur à la mise en œuvre du parc.

Müller est spectateur. Tout comme il observe la population comme une biologie extravagante ou étrangère qu’il s’agirait de saisir entre pinces ou observer évoluer dans une boîte de Pétri, il voit le monde au travers de la baie vitrée qui donne sur le parc et le viaduc.

Lorsque, m’écartant de ma table de travail, je m’avançais devant la baie vitrée, au gré de la saison, je voyais se déployer ou se rabougrir le feuillage des arbres, refleurir les rosiers, pâlir la haie de thuyas qui borde ce côté du terrain, plus loin dans la pente roussir les buissons d’aubépine ou reverdir les hautes herbes que Marceau viendrait faucher. (33)

Spectateur solitaire de l’avancement du monde, Müller est un analyste fin et sans doute habile rhétoriqueur — c’est son occupation principale, après tout. En substance, il est celui qui se trouve derrière ; derrière la baie ou derrière l’écran (vie politique ou séries policières), derrière les références historiques ou derrière un homme politique (Gonthier) qui, lui, est bel et bien au devant du monde ; de nervi à éminence grise, le pas est vite franchi.

Assis à côté, j’étais presque aussi tendu dans l’effort qu’il devait l’être ; mon regard ne pouvait réprimer une tendance à suivre le sien. (64)

La richesse de son argumentaire, sur tel ou tel sujet, sa manière de raconter, parsemée de subjonctifs imparfaits dans le plus pur style classique, les évènements horribles et absurdes qui s’abattent dans cette ville « paumée, choisie parce que paumée ». Protégé dans sa tour d’ivoire, la posture rappelle à bien des égards celle de l’écrivain, qui se fabrique une île où il va pouvoir composer sereinement.

Je créais ainsi les conditions propices à la tâche que je m’étais fixée. Surtout je pensais qur le simple fait d’être parvenu à prescrire et à organiser ma réclusion volontaire en ces lieux marquait le plus haut degré de liberté qui pût m’être accordé : il n’en pouvait résulter qu’une forme d’accomplissement de moi-même et de mes ambitions. Ici au moins, personne ne viendrait plus m’emmerder. J’aurais tout le loisir d’écrire les discours que je souhaitais sans avoir à me soucier de ceux ou celui qui me les aurai(en)t commandés. Circonscrire le périmètre de mes heures engageait ma justification. (32-33)

Étonnamment libre dans ce cadre d’où il ne peut s’échapper, Müller peut toutefois ainsi s’adonner à la pratique qui seule l’intéresse. La rhétorique. Il évoque ainsi le dernier discours prononcé par Gonthier, alors que la guerre électorale est d’ores et déjà perdue, les chiffres n’étant pas bon, et enthousiasme du public moins fervent (64 à 72). C’est l’occasion de sentir à la fois la tension entre les deux protagoniste, l’auteur et le comédien, mais aussi de revenir sur cet écart fluctuant qui fait toute l’alchimie de la littérature, le passage de l’une instance à l’autre, et l’efficience de ce passage (de cette passation). En des pages d’une grande solidité et d’une grande pertinence, nous entrevoyons peut-être ce que l’auteur (du livre, cette fois-ci) a voulu cerner par le dispositif narratif qu’il a mis en place.

L’implacable machine littérature ratisse large. Ou dit autrement, avec l’une des plus belle phrases du livre : Je restais livré au calme nu de mon acharnement.. Le parc est entretenu, et Müller parfait son œuvre.

Une impassible frénésie m’animait. Invariablement, continuellement, fiévreusement le plus souvent, machinalement parfois, dans mon bureau je consultais, prélevais, synthétisais, composais, rédigeais ; sur l’estrade de bois, les mains agrippées aux bords de mon pupitre, les mains voletant ans les airs, les mains tendues devant moi, les mains ouvertes et démonstratives, les poings fermés et volontaires, je prononçais le plus aboutis de mes discours. (73)

Mais les morts poursuivent leur perpétuelle chute vers le sol et la fin ; leur irruption dans sa propriété, comme la visite, bientôt récurrente des familiers du mort en manière d’hommage perturbent ce cadre bien établi. Le « bout de territoire reculé » élu « pour mette en œuvre ses efforts » « lui était devenu hostile » (85). Les morts ont cette faculté de nous sortir hors de nous.

Ces morts, comme à l’accoutumée, venaient plonger le réel sous une lumière crue et, comme à leur habitude, venaient réclamer la main d’autres morts, ses morts personnels, ses morts intimes et privés, ses morts à soi. Ce que les morts effleurent ou désignent est décontenancé, exorbité, un instant touche, lui-même devenu spectre, à la mort.

Il ne pouvait pourtant pas s’empêcher de rôder — vagabond, lui semblait-il, dans sa propre maison —, de revenir dans le bureau […] Ne fût-ce que pour y ressentir de nouveau son malaise — vérifier que ce malaise perdurait —, quelque chose l’y ramenait. Peut-être est-ce ce qui l’étonnait le plus lui-même : que son abandon n’ait jamais pu être complet, que toujours une force tenace et absurde, germée au cœur même de son découragement et dont il ne savait si elle tenait d’un reliquat d’illusions ou d’une forme paradoxale d’instinct de préservation, l’eût maintenu dans l’attente du jour où son désir reviendrait. (88-89)

Ce qui vient troubler en somme l’établissement de cet ordre parfait (94), c’est l’absolue absurdité des évènements, des morts chutant sans raison préalablement connue, sans prévenir — non pas comme un chien se fait piquer par un serpent, par exemple, malgré l’absurdité du fait, une cause existe — mais c’est l’absence de motivation, tout à fait insaisissable par cet esprit rigoureux et rationnel. Mes morts ne parlent pas (119), voilà le cœur du problème.

Lorsqu’une jeune femme vient s’écraser un soir d’orage dans le parc, Marceau la déplace et la veille, dans une geste de recueillement confinant à l’érotisme. Si Müller imagine que « les yeux des morts […] désignent pour nous la possibilité d’un aurte monde » (toujours cet écran médian), Marceau lui a « pris sa te^te dans ses mains, une contrée hostile et lointaine dont il n’arrivait pas à revenir » (132-133).

Ce livre dont nous ne déflorerons pas plus le propos peut apparaître comme une charge politique, nous le répétons, mais il nous semble que, de manière beaucoup plus subtile, et à la manière disons d’un velours linguistique, lourd, élégant et précis, le texte avance aux frontières du langage même, cherchant précisément dans le hiatus entre celui qui écrit et ce qui écrit, explorant ces interstices avec une certaine aisance et, pourquoi ne pas le dire, une malignité qui sans doute passera à côté du lecteur trop imbu d’histoires ou trop pressé d’atteindre la fin.

Roman sur la suspension, ce moment où les choses figées déclarent leur inestimable vulgarité (les choses du réel), le texte épouse à la perfection les sentiments et les impressions de Müller. Il se veut aussi — c’est une hypothèse — formule du désir d’écrire. À la manière d’une grand artisan, Claude Simon par exemple, le texte sans état d’âme poursuit la tâche qu’il s’est donnée : évoluer dans ces zones hostiles où la fiction encontre le réel, ou la mort tend la main à la vie. Et ce que cela engage de la responsabilité du je.

Marie Simon • Les pieds nus


Maire Simon. Les pieds nus. Note de lecture

Le genre de l’intime est l’un des plus difficiles à faire vibrer sur une page — mais il convient parfaitement au récit. Au récit en tant que genre, je veux dire, c’est-à-dire : qu’écrire touche au désir, comme à l’angoisse ou à la folie, bref ce que tentent de tenir quelques pages reliées dans un petit parallélépipède très serrés, très carré, très circonscrit, c’est toute l’exubérance du monde.

Monde, au fait, quel est-il, quel pourrait-il être ? Quel pourrait être un monde dans lequel l’être aimé disparaît, a disparu ? Ce monde est impossible et c’est ce monde-là que Marie Simon cherche à nommer ou à désigner au travers de pages frappantes de retenue et de puissance.

Spectaculaire : non pas dans le sens d’une intimité dévoilée — et de l’obscénité qui en découlerait, mais spectaculaire dans le sens de la remarquable construction chorégraphique, a-t-on envie de dire.

Au moment où l’impossible fait irruption dans cette histoire simple : un homme, une femme, leur amour ; l’homme disparaît ; au moment où fait irruption cette mort (qu’il faut encore décrire, circonscrire), au moment où l’impossible vient recouvrir le récit de sa poisse morbide, hiatus1.

Deuxième partie, déjà. Toute la première est là pour poser le cadre, pour décrire la solennité et la complétude de cet amour. De la rencontre, de l’apprivoisement, de la jalousie peut-être (dit-on ça et là). Mais peut-être pas.

Avant nous étions trois à nous disputer ton amour. Je ne sais comment j’ai réussi. Peut-être que ce n’est pas moi. Elle a disparu ou tu l’as quittée, ou elle est partie. Je ne sais plus. Je savais que ça arriverait. Reste à trouver ce qui nous sépare encore. (24)

Et plus loin :

Très vite, elle n’est plus là. Cassée dégagée, partie. Sortie. Est-ce qu’elle nous aliés ou séparés ? Tu es là maintenant. Reste la mer. (36)

Le hiatus était déjà désigné, la construction est habile, et peut-être effectivement que ce n’est pas elle :

Tout est en train de filer et je dois fixer en même temps ces choses ce début le matin la soirée — je me disperse mais je sais que je dois les mémoriser — laissez-moi connards connasses — je suis seule.

La narratrice, l’amante, l’aimante, est seule, et seule depuis le début du livre, c’est-à-dire depuis le début. Tout l’art et la tâche, difficile, sera de rendre la mémoire, l’hommage rendu à son amour disparu, Quentin, marin de son état (voir la litanie des « Mon mec… », p. 43-47).

On est déjà surpris, désorienté peut-être, par la simplicité de cette situation : il est marin, il disparaît en mer. La mer a pris l’homme à la femme (son épouse) qui l’aime. On est ensuite touché de la sincérité du texte. Et de sa (sans doute, inhérente) violence.

Cet amour débordant qui opère sur la narration même.

Je chantonne je suis ton seul livre je suis ton seul livre. Parce que je n’aime pas ce que tu lis. Ou que tu ne lis pas. D’ailleurs tu ne lis pas. Tu vois, je suis ton seul livre. (24)

C’est qu’un monde se brise, et avec lui cette unité.

Obnubilée par l’amour — ce qui n’est pas un reproche ici — cette femme amoureuse s’en remet au récit. Or le récit ne l’entends pas de cette oreille. Il porte le hiatus, il a faim de séparation. Il est mer, lui-même, fatal, inexorable.

Je sais que c’est en train de filer je sais que je ne peux pas tout savoir me souvenir de tout que tout sera cher et rare très vite juste une chose juste une phrase juste une attends s’il te plaît dis-moi […] (47).

On ne résiste pas au récit. Et la phrase pas plus que les humains. La suite est d’autant plus touchante que la vérité de la mer (la vérité du récit) a parlé. Il n’y a pas d’issue possible, on ne peut lutter contre les vagues, la chaîne des évènements, contre le flux du récit.

Les pages de la seconde partie sont hantées. Bien que ce soit la vie, qui a été choisie (je ne resterai pas sans bouger, nous dit-elle), cette vie est fantomatique, elle est celle d’un revenant.

Parce que la mer loin, et surtout parce que je t’ai tenu contre moi, tout mouillé, tout vulnérable, tout pâle — mort. (99)

Il n’y a pas d’issue possible, l’amour se brise net, comme le récit de l’amour qui le porte. (Je suis seulement mal habituée, dit elle encore).

Puisque tu ne le peux plus, c’est à moi de te raconter des histoires. (91)

On cherche une autre lieu, on cherche un autre corps, on tente de se distraire, de s’occuper l’esprit. Mais ça ne marche pas. C’est toute la troisième partie qui en vérité revient toujours sur le passé.

J’espérais autre chose (112)

Et surtout :

Le temps ne passe pas.

C’était pourtant écrit, elle l’avait même dit, cette amoureuse, cette aimante excessive, c’est elle qui l’écrit.

En fait, je serai toujours ta femme. (56) Et la page suivante : Tu es encore MON mari.

Nous ferons ce petit voyage dans l’intimité. Pas d’indiscrétion pas de larmes pas d’invités. Rien que des remous et de l’iode. J’ai peur, mais je ne le montre pas. Tu dois avoir encore plus peur que moi. Toi et moi. Je serai près de toi, contre la boîte […] Ce sera bien presque. A un moment, on me l’a dit, tes amis se tourneront vers moi. Ça voudra dire que c’est maintenant. Et ce sera trop court. Je t’embrasserai, et encore. Encore ce matin, encore toi et moi dans le matin, devant l’eau. Tes amis regarderont ailleurs. Et puis ils te soulèveront et moi j’enlèverai mes chaussures et les tiendrai serrées contre moi et puis ils te mettront à l’eau. Ce ne sera pas triste, non, certainement pas. Toi et moi. Parce que nous nous reverrons, nous nous retrouverons et nous nous embrasserons, comme d’habitude. Ce ne sera pas vraiment fini. Tu es mon mari, j’ai mis une robe, et je t’aime. (67-68)

Pieds nus, pourquoi pas, pour dire que ça y est, on a passé le hiatus. Mais ce n’est pas ça qui compte, pour moi.

Je pense à une jeune femme qui aurait cherché dans sa vie les traces tangibles de ses rêves. Elle aurait écrit et, prise par le récit, aurait petit à petit, très subrepticement, sans s’en rendre compte le moins du monde, elle l’aurait quitté, ce monde, et ce monde : elle ; comme il est écrit dans Tristan et Iseult.

Moi aussi je voudrais que tu me racontes une histoire. (128)

Elle aurait touché par extraordinaire le rêve de sa peau nue, puis le rêve s’est évanoui, et tout le réel serait alors cette recherche, cette recherche insensée, éperdue, vers son amour disparu. Elle l’aurait cherché dans le sommeil comme dans la mort. Elle aurait écrit. Elle se serait, tout simplement, endormie. Elle se serait tue. Elle aurait attendu, puis écrit (145).

C’est en ce sens que la vie n’est qu’un songe, une fable mensongère, ou encore une histoire racontée par un idiot, comme le dit Macbeth2.

Sylvain Coher





Hors-Sol a rencontré Sylvain Coher et c’était un samedi après-midi. La veille, nous avions pu assister à une lecture de Carénage par l’auteur, présentée par Claro. Il revenait à ce dernier de pointer les éléments les plus justes, les plus touchants, au gré d’un grand virage poétique, d’une divagation ? N’est-ce pas d’ailleurs le rôle de la littérature que de produire cet écart, ce dérapage, et d’effleurer les sujets essentiels comme l’amour, la mort ? Car c’est un fait, que nous évacuons d’emblée, ami lecteur : le roman Carénage, qui raconte l’histoire d’un motard, n’est pas un roman sur la moto.


Cette même veille Sylvain Coher s’est exprimé sur les ondes de France Culture, racontant sa semaine, et la lecture à la librairie Charybde représentait un aboutissement. Et cet entretien, que vous allez lire, sans doute le pas au-delà.

C’était un samedi après-midi, et le soleil baignait généreusement le quatorzième arrondissement. Nous avons choisi le petit jardin de ville bordant le bar de notre rendez-vous. Alors que des passereaux nous assistaient en portant des brindilles comme s’ils réclamaient du feu, nous avons entamé un entretien mémorable, glissant sur le chemin du soleil jusqu’à sa disparition, qui fut aussi l’heure de notre séparation — les belles choses n’ayant qu’un temps.



Hors-Sol_ Je ne te présente pas HS, que tout le monde connaît et apprécie, mais je te restitue le contexte de cet entretien. Nous avons mis en place un vrai programme de lecture (ce qui est nouveau pour nous) et avons décidé en politburo de choisir deux ou trois livres de la rentrée et d’essayer d’en parler dans l’année. Tu fais partie de la sélection et tu es le premier à avoir répondu, donc tu inaugures cette année littéraire 2011-2012.

De la même manière, je te présente l’esprit de l’entretien : ce ne sont pas des questions très nombreuses ni très précises ; plutôt on tourne autour de quelques thèmes qui nous semblent surgir de l’œuvre, et on dérive ensemble, en ricochets, afin de préciser tel ou tel argument. Ce qui nous préoccupe, à HS, c’est la manière dont les livres sont écrits, qu’est-ce qu’ils amènent à la littérature, qui est déjà bien populeuse, au point qu’on va, par exemple, acheter un nouveau (sempiternel) roman.

Sylvain Coher_ Ok.

HS_ De fait, je te donne d’emblée les quelques thèmes autour desquels nous allons chercher à tourner, si tu en es d’accord : — le dehors ; — la vitesse ; — le silence ; — le fantôme ; thèmes simples, essentiels.

SC_ Ok.

HS_ Ce roman raconte l’histoire d’un jeune homme, Anton, qui ne parvient pas à rester en place ; marginal en société, il n’a qu’une passion : rouler la nuit, sur les routes des Vosges, à travers les forêts, dans les virages. Sa moto est une Triumph et il l’a baptisée L’Elégante. Il a une petite amie, Leen, qui semble aussi amoureuse d’Anton qu’elle est jalouse de l’Elégante. Le dehors est ce qui permet à la fois de décrire des paysages, bien entendu, mais aussi le sentiment d’Anton, prisonnier de sa vie, prisonnier de cette vie-là, et en quête d’absolu. Paradoxalement, harnaché comme motard, le voilà dehors prisonnier de son armure, dans son casque, derrière sa visière, lui-même enfermé dans le dehors. Alors perçons l’abcès tout de suite : ce n’est pas un livre sur la moto, tu le répètes à l’envi…

SC_ La moto a été un prétexte. Pour écrire sur la vitesse, entre autres choses. Le thème était rébarbatif pour un certain nombre de lecteurs. On m’a dit, dans quelques librairies, le blocage des lecteurs qui reposent le livre quand on leur dit qu’il s’agit de motos et de motards. Le thème est réfrigérant. Et c’est très singulier, ce rejet, car on n’a pas besoin d’aimer ou de ne pas aimer un thème pour lire un livre (ni de connaître la boxe pour lire Le Colosse d’argile de Philippe Fusaro ; ou la pêche pour Le vieil homme et la mer…) Passons. La moto, c’est mal.

Autre chose bizarre : pour ne pas écrire trop de bêtises, je me suis beaucoup renseigné, j’ai lu de nombreuses revues de motos, je suis allé sur les forums de motards sur le net, j’ai choisi l’Elégante comme si j’allais l’acheter pour de vrai ; et pourtant j’ai eu très peu de retours de motards sur le livre ; et parmi ces retours certains étaient négatifs ! La moto c’est un truc sérieux, m’a-t-on dit. On ne fait pas n’importe quoi avec. Nous les motards, on est des gens sérieux. On est prudents, etc. Pourtant, il suffit d’aller sur le net pour repérer très vite les tarés de la vitesse et ce qu’ils font avec des machines qui vont toujours un peu plus vite.

En même temps je n’ai pas de regret car en me plaçant dans l’univers d’un motard, j’ai trouvé et travaillé ce que je cherchais : une certaine représentation de l’extérieur, donc du paysage. Le paysage est omniprésent et du coup, le livre dépasse les aspects un peu idiots dont on vient de parler. C’est vrai, les motos ça fait du bruit, ça pue, c’est moche… mais les motards sont aussi des gens des grands espaces. Tout ce que veut mon personnage, Anton, c’est sortir de la ville, du brouhaha social. Et dehors c’est enfin le Far West. La nuit, la vitesse pure, la solitude. Il va prendre le « chemin des crêtes », la Ligne bleue des Vosges — qui est aux dires de beaucoup l’une des plus belles routes du monde ! Et le paysage défile : la difficulté de décrire tout ça s’est alors présentée. Je ne pouvais pas décrire l’espace dans la vitesse, il me fallait donc donner la sensation de la vitesse pour tenter d’obtenir la sensation du paysage. La description est assez rapide, lapidaire. Prends l’exemple de la forêt : il fallait rendre l’impression qu’elle était partout autour (d’Anton, du lecteur) sans se permettre de freiner le récit.

Pour le personnage comme pour toi et moi, qui venons de la campagne, le paysage a toujours un sens. La montagne, la foret ou la mer, ce sont de vrais personnages. Dans la partie des Vosges où j’ai posé mon histoire, la désertification va avec le paysage. Des villages déserts avec des chats pelés et des routes qui rejoignent d’autres routes…

HS_ On peut se demander alors si ce personnage est un signe avant-coureur de la civilisation, un pionnier, ou si au contraire, c’est simplement un marginal.

SC_ Un pionnier marginal, bien sûr. L’inverse m’ennuie profondément. Un livre accompagne toujours un ou plusieurs autres livres. Derrière Carénage, il y a, entre autres, De si jolis chevaux, de Cormack Mc Carthy. Une sorte de faux Western où l’espace est tour à tour synonyme de souffrance ou de délivrance. Et des mômes qui fuient on ne sait trop quoi pour se rendre on ne sait trop où. Bon, les chevaux, c’était fait et bien fait. Il fallait donc trouver autre chose. De si jolies motos, mettons. La difficulté était alors de gommer les descriptions trop explicites au centaure, par exemple, parce qu’après on tombe vite dans le cliché. J’ai dû enlever au maximum les métaphores équestres. Le poor lonesome cow-boy, mutique sur sa monture, dans de grands paysages, c’était le pire des clichés !

Et chaque chose devient facilement un cliché si on ne se méfie pas. Les grandes étendues, le centaure, la mécanique, la mort de la moto (un peu comme dans Christine), le type à poil sous son blouson de cuir noir… mais je recherchais cette limite et quitte à m’en servir, j’ai tenté de jouer avec les clichés mais juste en les effleurant, comme s’ils me brûlaient les doigts… Peut-être n’ai je pas assez de recul pour ne pas voir qu’en réalité le livre est réellement truffé de clichés !

Et comment faire ? J’ai un personnage qui part seul toutes les nuits sur sa moto dans les forêts vosgiennes. J’ai tenté l’usage d’un langage poétique, comme un contraste avec le cuir et le tatouage, et j’ai recherché ici et là la précision d’un lexique purement mécanique, pour crédibiliser mon personnage et permettre de contrebalancer la métaphore équestre. A chaque fois je devais mélanger les ingrédients avec parcimonie, ça n’allait pas de soi. Autant chercher à rendre poétique un atelier de mécanique.

HS_ Un personnage qui ne fait pas cliché, qui est très beau et très important dans le livre, bien entendu, c’est Leen.

SC_ Leen représente vraiment un personnage-type de lycée. Une fille jolie, un peu romantique, un peu frimeuse, un peu seule aussi, qui va s’enticher du gars le moins accessible, le plus ténébreux, peut-être le plus dangereux parce que son rêve est une lubie. Une obsession. Celui que les autres filles n’auront pas, dit-elle. Mais c’est un piège qui se referme peu à peu sur elle et son seul désir, au fond, c’est d’avoir un mec « normal » à la maison. Quelqu’un qui veille sur elle. Mais Anton est impropre à cette vie-là. Et il s’enfuit la nuit sur sa bécane plutôt que de rester avec elle.

Ce qui me plaît dans cette idée-là, c’est ce qui fait la difficulté de vivre une passion, quelle qu’elle soit. Ce qui rend certaines personnes attirantes, ce qui les distingue des autres, c’est également ce qui les isole le plus. En cela, je trouve qu’il y a beaucoup de points communs entre un motard, un peintre, un boxeur, un musicien, un joueur d’échecs, un collectionneur de timbres ou… un écrivain.

D’un côté c’est chic que ton nom se retrouve sur la couverture d’un livre, mais d’un autre côté on doit supporter tes humeurs changeantes ou que tu écrives chaque jour jusqu’à cinq heures du matin… l’heure qu’Anton choisit pour sortir, précisément.

HS_ Tu ferais un rapprochement entre Anton et Sylvain Coher ?

SC_ Oui et non. Anton a un courage que je n’ai pas. C’est un jusqu’au-boutiste. Il y a des écrivains très ordonnés qui peuvent écrire tant d’heures par jour, un peu comme des artisans. Pour moi c’est compliqué. J’ai toujours peur de m’y mettre. Je retarde comme je peux. Je suis dans la lune. J’attends que ça vienne. Parfois je ne fais que ça et puis j’ai de longues périodes où je n’écris pas ; j’ai besoin de bouger tout le temps et je dois occuper mes mains, donc je fais des trucs plus manuels avec une truelle et du ciment par exemple. Ce qui pourrait faire une ressemblance, c’est le fait que j’écrive la nuit, lorsque tout le monde dort. Lorsque plus rien ne peut me distraire, pas même sur Facebook…



HS_ Pour revenir aux motards, si c’est une caste, elle semble très solidaire, et très codifiée, un peu comme les geeks.

SC_ Je ne sais pas exactement ce que sont les geeks. Mais comme pour toutes les castes, ceux qui en font partie la prennent toujours très au sérieux. La moto dit quelque chose du monde et de l’homme aussi. Il y a tout un code effectivement, parfois romantique, souvent symbolique. Un lexique, des proverbes, des revues, un réseau. Mais le motard est plus isolé aujourd’hui. La route est nettement plus policée, et surtout la représentation de l’évasion telle que la société la fantasme se retrouve davantage – pour la jeunesse notamment – dans l’usage des nouvelles technologies. Le motard me semble d’un autre temps, et je ne pense pas qu’il représente encore ce qu’il a pu représenter autrefois. Beaucoup de papys bien tranquilles ont une Harley briquée à la brosse à dent dans leur garage et dans les villes le scooter est roi pour le simple déplacement. Les valeurs un peu old-school du motard ne sont plus dans l’air du temps. Là je parle du loup solitaire, d’Easy rider… C’est pour ça que j’ai choisi une moto de vitesse : c’était le motard idéal, le dernier chevalier errant, celui qui accepte à regret de prendre un passager [Leen, qualifiée de passagère], car il sait que ça nuira à ses performances.

HS_ C’est pourtant une “vraie” histoire d’amour…

SC_ A l’emporte-pièce oui, mais quand même, faut bien l’avouer, c’est une histoire d’amour. Mais une histoire d’amour à trois où L’Elégante s’interpose entre Leen et Anton. Une relation anthropomorphique – comme dans Christine, encore, où la voiture est assimilée à une femme.

L’amour vient en plus. Ce qui m’a intéressé, formellement, c’est d’écrire sur la vitesse. Dans un monde qui célèbre la vitesse et qui toujours va plus vite, on bride de plus en plus ce qui roule ; la vitesse, magnifiée dans les années 70, est aujourd’hui un enjeu sociétal de sécurité. On ne verrait plus un film comme Un rendez-vous (1976), de Claude Lelouche, qui roule à tout allure avec sa voiture personnelle et sans doublage ni autorisations dans un Paris endormi…

Dans ces mêmes années, la jeunesse (les garçons notamment) avait un amour immodéré pour la chose mécanique ; on démontait les brêles, on les remontait à coups de marteau et avec trois cassées on vous en faisait une qui roule. Aujourd’hui, pour les jeunes, c’est super ringard. Les jeunes aujourd’hui ont plein de trucs à faire à l’intérieur de la maison. Les parents savent bien qu’il est vraiment difficile de mettre un ado dehors ! A l’époque (et pour Anton encore, et quelques autres sans doute), il n’y avait qu’une chose qui vous attirait : c’était aller dehors. Loin. Vite.

En Lorraine, comme dans nombre de campagnes françaises, c’est à dire loin des grandes villes, il n’y a toujours rien à faire (pas plus que dans les 70’s, du reste). C’est un peu La vie de Jésus (le très beau film de Bruno Dumont) au quotidien.

Anton joue bien aux jeux-vidéos, comme un jeune adulte d’aujourd’hui, mais je n’ai pas trop poussé de ce côté-là : il n’y joue que pour se rappeler son jouet grandeur nature. Il a un travail, un pensum pour passer le temps et il trépigne au bureau en n’attendant que le moment, juste avant que le monde ne s’éveille, où il va pouvoir chevaucher l’Elégante et rouler à toutes berzingues sur les routes des Vosges. C’est peut-être ce que je lui envie le plus !

Il n’y a que a que ça qui l’apaise, qui l’attire et le maintient en vie. C’est sa véritable passion. Et bien qu’étant avec Leen (ce qu’il accepte volontiers) et quoi qu’elle fasse pour le séduire ou le retenir, elle passera toujours après l’Elégante.

HS_ Tu parles de la campagne. Là aussi c’est un espace singulier, une échappatoire, un espace pratiquement vierge (je veux dire l’histoire n’aurait aucun sens si les virées étaient urbaines). Cet espace est fait pour le dehors, si j’ose dire. Et ce dehors est animé, vivant, il est plein de mouvements de bêtes, des chasses, des obstacles (des entraves) qui a tout instant peuvent survenir. C’est le dehors qui pulse…

SC_ J’oscille toute l’année entre mon bord de mer et Paris. Mais dès que j’en ai l’occasion, je retrouve la campagne. Le ciel, le vrai silence, la véritable nuit.

La nuit, c’est là que le dehors est le plus vrai. On ne peut le connaître qu’à la campagne, dans le vide apparent de la campagne. La respiration de la nuit, la lumière d’un bout de lune, le noir tout autour, les bruits de la nuit. C’est tout un univers fantastique qui me fascine, qui ravive les peurs d’enfants, celles des contes d’enfants. Les loups sont toujours dans les campagnes…

Un autre sentiment dans la nuit et le dehors, c’est d’avoir tous les sens aux aguets. J’adore rôder la nuit et me promener dans le noir — il faut imaginer des habitations sans aucune lumières extérieures sinon la lune ou les étoiles. Au bout de quelques années pourtant, tu finis par prendre un chien même si tu n’aimes pas ça, juste pour justifier de te retrouver comme ça : seul, dehors, la nuit. Et ta présence dehors, nuitamment, n’est pas toujours appréciée.

Dans ces conditions, on touche aux limites de ce monde, on est dans un entre-deux entre la fiction et le réel. Tout peut se passer. Tout peut arriver, tandis qu’il ne se passe jamais rien. La campagne est ce vide où tout est toujours envisageable.



HS_ J’insiste sur le dehors, car tu viens de dire que tout peut se passer dans ces conditions ; précisément : ne peut-on pas voir dans la nuit, dans le dehors béant un espace particulièrement riche et particulièrement ouvert à la fiction : un lieu, d’où surgissent les loups, les monstres, les histoires qui font peur, les ogres, bref tout le fondamental de la narration, la littérature même ?

SC_ Dans le roman, il y a répétition d’une seule et même nuit. Dans cette unique nuit (comme l’attestent les statuts Facebook de la Passagère) la narration fait revivre (via le rêve ou la mémoire) plusieurs nuits, toutes les autres nuits. Alors oui, cet espace de la nuit coïncide avec l’espace narratif. Quand le personnage s’arrête, avec la nuit (quand la nuit et Anton s’arrêtent) c’est un arrêt définitif. Mais en tout et pour tout, le livre débute deux heures avant l’accident et sa lecture dure environ deux heures. Il y a une correspondance entre le temps de la narration et le temps de la lecture. L’espace central, c’est celui du rêve ou du souvenir.

La nuit c’est également le temps du sommeil. Leen, qui ne dort pas, envoie ses posts régulièrement sur FB. Elle imagine le pire, elle sait qu’il adviendra. Le temps du sommeil c’est celui de la terreur de l’accident, pour ce motard comme pour l’automobiliste ou le simple piéton. C’est là aussi que s’ouvrent les portes des limbes, les morts, les bêtes, les monstres et les fantômes que nous côtoyons.

C’est le temps figé « entre le pont et de l’eau ». Cette temporalité du curé d’Ars (1786-1859) qui est une magnifique suspension. Questionné par le parent d’un chrétien qui venait de se suicider, le Saint Curé dit : « Entre le pont et l’eau, il a eu le temps de se tourner vers la miséricorde de Dieu ». J’adore cette phrase ! Elle était prête à l’emploi ; il suffisait simplement de virer la « miséricorde de Dieu », qui gâchait un peu la fête. Et le tour était joué.

Reste cette idée de temps suspendu, comme une chance de plus. Ceux qui ont déjà eu un accident de voiture me comprendront. Entre le blocage des roues et l’impact, il peut n’y avoir que cent mètres et quelques secondes, quelques secondes à peine et pourtant ce temps minuscule vous semble infini. Quelque chose s’ouvre ici, d’essentiel. C’est ce moment-là qui m’a intéressé, c’est aussi le moment de l’irrémédiable et de ce que l’on nomme idiotement « les comportements à risque », pour les ados. Ce moment où tu vas te faire du mal pour chercher du mieux, c’est un temps subitement très différent, à la fois très court et très long.

Cela m’évoque également la verticalité de la chute. La vitesse est représentée comme ça, entre le pont et l’eau : comme une bille jetée d’un pont. En voiture, la vitesse est nettement une sensation horizontale. En moto, à cause de la proximité du dehors et de la vitesse, du risque encouru, c’est plus évidemment une chute. La moto est un sport vertical.

Tu connais Hors saison [qui reparaît chez Babel], c’est le premier livre que j’ai écrit et c’est celui qui est le plus proche de celui-ci. Ces deux livres se répondent à presque vingt ans d’intervalle, et pour moi ce sont des faux jumeaux. Dans Hors saison, le personnage central, Solenn, est une jeune fille morte qui n’arrive pas à tomber, ni à renaître. Un autre personnage, presque identique, à la frange près, vit ainsi avec le fantôme de Solenn, dans cet espace-temps de la suspension. C’est le revers de l’histoire d’Anton. Solenn peut revenir, mais à l’envers. Quand tu es entre le pont et l’eau, tu es dans cette immédiate éternité.

HS_ Un motif narratif récurrent, c’est l’hirondelle, qui représente à la fois la vitesse, mais aussi, je trouve, des oiseaux qui reviennent, qui reviennent toujours au nid. Est-ce qu’Anton ne tourne pas un peu en rond ? De plus l’hirondelle indique le présage chez les Anciens…

Dans Hors saison toujours, il y avait une mallette… on ne sait pas, on ne saura jamais ce qu’elle contenait. Et ici l’hirondelle est une sorte de mallette un peu mystérieuse. C’est un ingrédient de roman policier, ni plus ni moins. C’est aussi un vrai moteur d’écriture, pour moi, ce mélange des genres. L’entre-genre, mettons. C’est aussi très stimulant pour la lecture, ce fameux « présage » (bon ou mauvais). Le cerveau est toujours stimulé par des interrogations, quelles qu’elles soient. Et les hirondelles, dans Carénage, ce sont également les deux frères ennemis (Anton et Arman), mais c’est vraiment la plus simple explication. Personnellement, je préfère l’idée d’un oiseau mort qui serait transmis des mains d’un fantôme aux mains du mourant. Puisqu’on ne sait pas ce qui est réel, vécu ou pas.

Et puis je n’aime pas tout expliquer. Et je ne dispose pas non plus de toutes les solutions, souvent parce que j’ai la flemme de me poser des questions sur les pourquoi et les comment de l’histoire. Par dessus tout, je crois à ce que dit Bernard Shaw à la fin de son Pygmalion : pourquoi vous faudrait-il une fin, une explication, etc. Mon livre se termine simplement sur la victoire de Leen. C’est elle qui gagne à la fin. Pour l’amour, contre la machine, presque malgré-elle (ce dernier point reste une hypothèse). C’est elle qui leur survit, à tous les deux. C’est elle qui obtient Anton. Anton mort mais Anton quand même. Et c’est Leen qui triomphe enfin, sans mauvais jeu de mot, bien sûr.

HS_ Au point qu’on peut se demander si Anton n’est pas déjà mort — dès le début du récit.

SC_ C’est tout à fait possible.

Au départ, tout ceci ne prenait que trois lignes. Le propos du livre c’est d’abord un banal accident. L’histoire n’est que l’histoire d’un accident d’un jeune à moto, comme on en lit dans tous les journaux à longueur d’années. Le reste n’est que bricolage et fantasmes déraisonnables. Le reste est écriture, littérature qui s’agrège et qui fait apparaître des fantômes et des monstres.

Ce qui fait que je n’éprouve aucune gêne à dire que mon héros meurt à la fin, ou qu’il est déjà mort dans le livre. A quoi bon le cacher ?

Il y a les traces, évoquées au début : on peut tout à fait imaginer que Leen vit avec Arman et avec le souvenir d’Anton. Elle le poursuit, le désire, comme si tout était irréel.




HS_ C’est le caractère taiseux d’Anton qui frappe également, comme si ce dehors auquel il se voue, sauvage, vierge, n’était pas communicable, ne souffrait aucun mot — silence que pourtant il t’a fallu rendre. Je me demandais aussi si ce silence n’était pas celui du fantôme qu’il peut être ou de la machine qu’il aspire à devenir.

SC_ J’avais simplement envie d’un personnage silencieux. C’était un tout petit défi personnel, d’opposer un personnage silencieux à une prose plutôt bavarde et poétique. Car mon écriture peut facilement devenir bavarde ! Et d’autre part il y a la difficulté pour moi d’écrire des dialogues trop poussés. Anton devait être silencieux et cela me permettait également d’aller plus sur les descriptions, de me focaliser sur la vitesse et le paysage, etc. Et puis le silence collait effectivement à l’étendue, aux paysages et à la nuit.

Dans l’écriture, dans la littérature, je me sens proche du baroque, voire du kitsch et bien moins du factuel. Je choisis les thèmes et les formules comme on chine dans un grand marché aux puces. L’hirondelle, la moto, je suis simplement allé les chercher au pied de chez moi, lorsque j’habitais en Lorraine.

J’ai longuement hésité sur le monologue intérieur. Est-ce qu’Anton devait être le narrateur ? Ce n’était pas possible. Son « imaginaire » me semblait plus fade que celui de Leen, quelque part, mais je n’avais pas non plus envie que celle-ci porte à elle seule tout le récit. Du coup, j’ai choisi d’écrire du ciel (la formule est de Michon, je crois), c’est à dire de nulle part et de partout à la fois, et la voix qui porte le récit est autant celle d’Anton que celle de Leen. (Ni vu ni connu…)



HS_ Tu parles d’entregenre : est-ce que tu es influencé par d’autres genres, justement, que le récit ou le roman typiques ?

SC_ Je lis principalement de la poésie contemporaine, le roman m’ennuie souvent, son piétinement, ses émois qui sont rarement les miens… (Il y a quand même d’énormes exceptions, hein !) Je lis aussi des polars, du roman noir. Ce qui m’intéresse c’est la rencontre, les montages… Ce fameux « entregenre », pour moi, c’est lorsque la poésie fait naître mille histoires et lorsque le roman se met à faire sonner ses phrases comme s’il s’agissait d’un instrument. La première fois que j’ai lu Faulkner j’avais des frissons sur les bras, tu vois ? C’est l’idéal absolu, le frisson : c’est ce que je cherche à chaque page dans mes lectures. La poésie produit du désordre, et le roman, lui, en revanche, ordonne. (Il y avait une vidéo d’Oliver Rohe, sur le net, où il exprimait cela très bien.) Mon petit rêve à moi, c’est de réussir à mettre du désordre dans un roman apparemment bien rangé. C’est loin d’être évident. Mais ça permet d’écrire encore.

HS_ Parlons vitesse, justement. C’est un thème du livre, à l’intérieur du livre, mais c’est aussi sa lecture, qui est brève.

C’est le besoin de vitesse propre à notre monde. Nous sommes en 2011, et on va vite. La littérature qui piétine à longueur de pages, ça m’emmerde assez vite. J’ai également besoin que ça aille vite. Des gens m’ont dit : “Je l’ai lu en trois heures, Carénage”. Ça me convient, y compris pour ce qu’on a dit auparavant du temps de la narration et de la lecture. Et tant mieux si on saute quelques lignes.

HS_ Ça m’évoque la fin du chœur des habitants et l’excellent et final « finissez d’entrer ».

Pour le chœur, j’ai menée une petite recherche sur le patois lorrain, et sur les dictons que j’ai pu trouver. « La clef dont on se sert est toujours celle qui brille », c’est vraiment magnifique, non ? J’avais besoin à cet endroit d’une espèce de sagesse un peu déconnectée. Un truc à la fois compréhensible et décalé, sans pour autant jouer à l’imitateur rural, ce dont je ne serais pas capable.

Pour moi la clef du livre est dans cette idée : qu’est-ce qu’un comportement à risque ? C’est devenu un leitmotiv ces dix dernières années, alors même que l’objet de transgression s’est déplacé. Les jeunes et leurs fameux comportements à risque, qui te font penser que si tu donnes une cuiller à un jeune, il finira bien par se la planter dans l’œil ! Avant c’était la bagnole et ses accidents, puis ça a été le SIDA et les pratiques sexuelles que la bonne morale conspue. Depuis quelques années c’est devenu internet et aujourd’hui ça devient la peur de manger du bisphénol ou des antibiotiques. Anton veut juste vivre un peu plus, frôler la limite, cette fameuse limite qu’il ne faut jamais franchir… Et ce faisant il accepte l’idée de la mort brutale, de l’accident. Oui, ça peut mal tourner. C’est dans ce frisson même de la limite qu’il prend du plaisir, et c’est presque un plaisir amoureux, très intense. Personnellement, j’arrive à comprendre ça.

Avant l’accident, juste avant l’accident, il exagère. Il va trop loin (et il le sait) non pas forcément pour mourir, simplement pour aller plus loin, pour voir toujours plus loin. Voilà Anton : c’est un comportement à risque ambulant. Pour se dépasser, il doit toujours trouver un plaisir supérieur au précédent. Comme un banal actionnaire d’entreprise, finalement : toujours un peu plus, quitte à tout casser…

HS_ Se réaliser ?

SC_ En un sens, oui. Vivre plus. Travailler moins. Ce qui terrifie Anton c’est la solution, le bonheur qu’on lui propose c’est pire qu’une pierre tombale. Cela ne lui convient pas du tout. On peut le comprendre. Le bureau dans lequel je l’ai cruellement mis, auprès de cette Madame Edward qu’il me semble avoir croisé tant de fois, je n’en voudrais pas non plus…



HS_ Pourtant dans la scène finale, le personnage principal est bien Leen ?

SC_ La scène d’amour a été la plus difficile à écrire, non pour ce qui est du propos ou de la langue, mais pour l’impossible justesse des mots. Il fallait que ce soit ni vulgaire, ni macabre. Pour Leen, Anton n’est pas complètement mort, il est juste un peu moins vivant… Alors que ce type n’aura vécu que pour sa moto, cette fille qui l’aime va finalement le modeler pour elle-même, dans une scène d’amour qui est une révélation, l’épiphanie. C’est aussi une scène d’amour initiale, comme une première fois : il est gauche, elle le guide. C’est lent, laborieux mais doux. Du moins je l’espère pour eux…

HS_ Je répète souvent que ce qui importe dans l’écriture c’est l’entre-deux. J’ai été très content quand tu as parlé d’entregenre (on a ses petits orgueils). Cette scène d’amour marque pour moi l’investissement d’un espace pure-fiction que généralement on ne veut pas affronter, cette partie de réel qui nous échappe toujours. Et que le roman doit justement aller chercher, visiter, habiter, occuper.

SC_ La scène de l’accident se devait d’être bien avant la fin, elle ne pouvait pas conclure le livre. Le lecteur ingénu ou pressé n’attend qu’une scène romanesque d’accident, avec la mort, avec la souffrance, etc. Or j’avais besoin d’une scène finale qui déplace l’intérêt du livre vers cet entre-deux, et j’ai imaginé cette scène inespérée. Une scène d’amour finale. J’ai bien essayé de la déplacer, la scène de l’accident, mais cette scène d’amour était comme coupée, isolée et perdait tout son caractère… d’irradiation. C’est la raison pour laquelle le chœur des villageois se trouve au milieu, c’est lui qui fait l’articulation entre les autres scènes, celle de la mort, celle de l’amour.

En février dernier, j’ai essayé (le livre a été imprimé en mai !) d’écrire d’autres fins sur les épreuves. En vain. Pourtant j’aime bien les constructions symétriques dans les chapitres et ici le dernier est très court. Tant pis. Au moins, comme ça je dispose de plein de fins qui ne fonctionnent pas. Et seule cette construction “marchait” selon moi.

HS_ Une question sur les œuvres dont il est question dans le livre : les films ; on a parlé de Christine et de Stephen King, de Duel, Easy Rider, etc.

SC_ J’ai sciemment évacué d’entrée toutes ces références en les citant, pour passer à autre chose… alors passons à autre chose !

HS_ Pourtant il y a un livre et un film dont on ne trouve pas trace…

SC_ Tu ne vas pas me sortir Crash ?

HS_ Eh bien… justement, si, où est Crash ?

SC_ Tu peux chercher, il n’y est pas. Et je n’aime ni le livre ni le film. Si je pouvais me permettre d’être complaisant par rapport à l’imaginaire du danger, de la vitesse et de la mécanique, je ne voulais aucune complaisance par rapport à la mort elle-même. Leen est une véritable amoureuse et Anton est un vrai motard. Il est équipé comme pour un voyage en jet et il a une hyper perception du danger. Il a intégré l’idée de la mort comme son armure de motard. Mais il ne nourrit aucun idéal macabre du tout. Il est dans le défi. Il est très conscient du jeu dangereux auquel il joue (et il joue souvent, comme on le voit avec la scène de la roulette russe). On peut le voir comme un fantôme, on peut virer sur le fantastique ou l’étrange si on veut. Mais pas sur le macabre, comme Crash. Ça ne m’intéressait pas. Il faut vivre avec la conscience du risque, pas simplement la complaisance de le savoir là.

…/…

Après que le soleil eut fini de balayer le square, nous nous sommes levés ; satisfaits de cet échange. En retournant vers le métro, je me suis soudain rappelé d’une question que j’aurais voulu lui poser.


HS_ Ah, et une musique, une musique qui t’a accompagné dans ce livre. J’imagine pas Born to be wild ou Highway 61 ?

SC_ Tu ne le diras pas aux lecteurs d’HS, n’est-ce pas ?

HS_ Bien sûr que non.

SC_ La jeune fille et la mort.

_HS.