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Mahigan Lepage • La machinerie du roman (‘Daewoo’, de François Bon) (3/3)

Né en 1980, Mahigan Lepage a publié des livres numériques aux éditions publie.net (Carnet du Népal, Vers l’Ouest, La science des lichens) ainsi que des livres papier aux éditions du Noroît (Relief) et chez Mémoire d’encrier (une version révisée et augmentée de Vers l’Ouest). Il a complété en 2010 un doctorat en cotutelle entre l’Université du Québec à Montréal et l’Université de Poitiers. Son site personnel, Le dernier des Mahigan (mahigan.ca), se veut un lieu d’exploration de l’écriture et de l’image.


Partie 1Partie 2


3. La Machine herméneutique

La troisième machine – la machine herméneutique – agit en étroite collaboration avec la machi­ne enregistreuse. Il s’agit d’une machine de « production » en un sens bien précis : elle pro­duit des documents, comme preuve si l’on veut – preuve du désastre. Or, il arrive que cela passe d’abord par un mécanisme d’enregistrement : les documents sont alors soi-disant enregistrés ou recopiés, au même titre que les images et les voix. Ici, par exemple : « Évidemment, photographiant la double page punaisée sous la vitre du terrain de dressage, jamais je n’aurais pensé la recopier dans mon livre (je n’ai qu’un petit appareil numérique bas de gamme, mais dont le bouton symbolisé par une fleur signifie qu’on peut photographier de près » (DA : 191). L’écriture, rivalisant d’ingéniosité technique, se fait photocopie. Là où cependant il y a dépassement de la machine enregistreuse, c’est quand le narrateur se met à interpréter les docu­ments.

La machine herméneutique était déjà perceptible dans le deuxième fragment (Daewoo en Lor­raine, repères), où elle produisait les chiffres, les statistiques, mais sans en proposer encore une véritable interprétation. Elle mettra du temps à s’installer et à s’activer, sans doute en raison de sa complexité et de son caractère abstrait, qui l’inscrivent dans une sorte de secondéité. C’est seulement au milieu du livre qu’elle démarrera pour vrai. Et elle sera féro­ce. Il faut la voir, dans le fragment Incendie, violence, révoltes : Cellatex et les autres, déconstruire l’un après l’autre les systè­mes et les discours industriels et financiers :

Après Cellatex, c’est une contagion. Dans les brasseries Heineken d’Adelshoffen, où on fabrique de la « bière premier prix ». Ça se vend moins que les « bières de marque », mais les bières de marque étiquetées (Adelscott par exemple), Heineken les fabrique dans une autre usine (et celle étiquetée « bière d’Alsace », le groupe la fabrique en Italie). (DA : 126)


La littérature s’attaque ici à ce qu’elle connaît le mieux, à ce qui la constitue intrinsè­que­ment : la langue. En réaction au « démontage de plusieurs machines » (DA : 126) par le groupe Heineken, elle démonte les mensonges (forcément langagiers) qui sous-tendent les actes de fermeture et de licenciement. Les discours, souvent négligés au temps d’une certaine idéologie marxiste comme relevant du superficiel (de la superstructure considérée comme « pâle reflet »), deviennent ici le centre du combat esthétique et poli­tique. Dans l’extrait suivant, les syntaxes des bien-pensants sont immédiatement corrélées avec l’i­dée de contrôle ou de commandement :

Et, parallèlement, le verbiage des bien-intentionnés de la société libérale. Écoutons-les, buvons à la santé de la « novlangue ». Avec des excuses pour la qualité des syntaxes, mais ce sont ceux-là qui nous commandent ou y prétendent. Ceux qui décident. Je souligne :

« En effet, la facilité avec laquelle une personne sans emploi en retrouvera un autre dépend de la rapidité avec laquelle les entrepreneurs peuvent se départir des produc­tions ne répondant plus aux attentes des consommateurs – qui sont eux-mêmes littéralement les employeurs des entrepreneurs. […] » (DA : 128)


La machine herméneutique produit des documents, des slogans, des discours, puis elle les inter­prète, les analyse, les démonte patiemment.

Dans la deuxième moitié du roman, elle prendra de plus en plus d’importance. C’est elle qui produira le rapport d’incendie du château de Lunéville (Incendie : Lunéville, le château). C’est aussi elle qui interprétera les inscriptions du cimetière des chiens (Perspectives pour l’em­ploi : le cimetière des chiens). C’est encore elle que l’on verra à l’œuvre dans le fragment intitulé Du dressage comme allé­gorie, une découverte. Au cimetière des chiens, le narrateur avait remarqué l’offre de formation de « maîtres-chiens ». Alors :

J’avais du temps, j’ai voulu voir de plus près.

Dans les pages jaunes des villes de la communauté d’agglomération, on relevait cinq espaces canins déclarés : Toutou Much, K’niche, Cath’Pattes, Dandy Dog, Estetic’Chiens, et une association de bénévoles : Le Cœur en plus, qui proposait ses propres services de toilettage pour financer ses œuvres animalières (« mobilisation pour des espaces d’hygiène dans la ville »). (DA : 189)


On a peine à croire qu’un tel passage ait pu passer pour vrai aux yeux de certains lecteurs professionnels. Imagine-t-on la personne de François Bon cherchant, dans un bottin télépho­ni­que de la Lorraine, les espaces canins déclarés de la région! On comprend en tout cas qu’un tel fragment ait été réservé pour une étape très avancée du roman (il s’agit du quarantième fragment sur un total de quarante-neuf) : il n’aurait pu être acceptable sans le travail subja­cent d’une machinerie d’illusion bien huilée. D’ailleurs, la machine herméneutique va y rece­voir l’appui de la machine ambulatoire – pour rejoindre l’association canine et la lier discrètement à l’usine : « J’étais repassé devant Daewoo et j’avais filé tout droit » – DA : 189) – et de la machine enregistreuse (la « photocopie » citée précédemment provenait de ce frag­ment). On produira la petite annonce d’un chien « déclaré incompétent » par la gendarmerie. Puis on suivra de près le texte de la « charte de dressage » : « Je l’avais photographiée de façon à en disposer ensuite sur mon ordinateur » (DA : 190). Cette charte, qui dicte ce que doit être la relation du maître et du chien dans le contexte du dressage, deviendra, comme le titre du fragment l’indique, une allégorie du rapport entre les dirigeants d’entreprise et les ouvriers. Dans l’intervalle entre les citations de la charte, le narrateur s’en explique, au nom de l’auteur :

Mon travail, c’est de rendre compte par l’écriture de rapports et d’événements qui concernent les hommes entre eux. L’énigme, c’était Daewoo vide, mais à chercher ainsi ce qui porte trace et fait mémoire, il semble que chaque manifestation de la ville participe de la fresque et la complète, s’y insère de façon aussi serrée et nécessaire que dans un puzzle. (DA : 190)


Tout fait nécessairement signe à l’intérieur d’un monde entièrement recréé par la fiction. Doit-on s’étonner, alors, de voir le verbe « signifier » ainsi souligné : « L’animal doit toujours comprendre qu’entendre certains mots signifie [c’était écrit au pluriel : signifient] faire certaines choses » (DA : 191)? Chaque mot cité est pesé au trébuchet : « Le mot élever ne signifie pas seulement prendre soin, mais aussi éduquer, dresser » (DA : 191; c’est l’auteur qui souligne).

On n’a pas affaire, pour autant, à une littérature allégorique. L’interprétation n’est pas fixée sous la forme d’une parabole, mais présentée comme recherche, com­me questionnement. Aussi, dans les derniers paragraphes du fragment, les formules interrogatives vont se multiplier : « Est-ce que le vocabulaire et les phrases qui circulent ainsi, déposent ainsi et s’amassent à un moment donné de la vie d’une société la caractérisent? » (DA : 193) Ou bien : « Jusqu’où ces textes naïfs sont le miroir d’un état du monde qui les produit, exorcisant ici ses peurs ou avouant ce qu’il en est pour lui de l’autre? » (DA : 194) Le déchif­fre­ment allégorique s’in­s­crit à plein dans la stratégie fictionnelle et guerrière du roman. Il ne prétend pas à la vérité, mais au combat. Le fragment suivant sera justement intitulé Combats de chiens : un rapport sur la gendarmerie de Fameck et il produira de faux documents sensés attester l’existence à Fameck d’un programme de combats canins orchestré par la gendarmerie locale… Ce sera l’occasion de mettre un peu de rouge sang dans un monde qui efface les couleurs de la misère :

[V]oici un texte écrit par un collégien de même pas treize ans :

« Il y a des adolescents qui viennent faire des combats de chien sur le terrain vague, juste à côté de la grande surface où tout le monde va faire ses achats. Les rottweilers font des carnages. Il y a du sang partout. »

C’est aussi gai qu’une corrida, pour ceux qui les admirent. (DA : 195)


La fiction révèle le réel comme une photographie, quitte à ces couleurs un peu criardes, quitte à cette visibilité « aveuglante » (Rancière).

4. La Machine théâtrale

Les machines enregistreuse et herméneutique opèrent dans un espace presque entiè­re­ment graphique. Photographie, phonographie, rapports, « vieux papier » (DA : 72) : tout est scripture, graphie. Même les « paroles » des entretiens sont immédiatement ressaisies par l’écri­ture et reportées dans le livre conçu comme registre. La machine théâtrale ne permettra pas vraiment d’échapper à cet espace, mais elle va déplier, depuis là même, une surface de jeu où l’illusion d’une parole vive et incarnée pourra advenir.

Cette machine se manifeste d’abord dans les huit fragments disséminés dans le texte et identifiés comme des extraits prélevés au théâtre : Théâtre, extrait un : « samedi soir danse », Théâtre, extrait deux : de la faculté de révolte, Théâtre, extrait trois : délégation auprès des politiciens, et ainsi de suite jusqu’à Théâtre, fin : perspective. Le roman tisse ainsi une tra­me théâtrale en filigrane de la trame narrative principale. Sou­vent, des histoires « recueillies » dans les entretiens vont être reprises sous forme de dialo­gues théâtraux. Par exemple, le fragment Théâtre : chômage et vie privée, le sac reprend la thématique du fragment antécédent : Chômage, vie privée.

En fait, la trame dramatique et la trame narrative sont entretissées très étroitement. D’ailleurs, le théâtre est soutenu et légitimé par le dispositif principiel de fiction ainsi que par les autres machines de l’artillerie romanesque. Aussi est-il présenté comme vrai. Non pas que le contenu ou la forme des dialogues paraissent « authentiques » ou « réalistes ». Mais la repré­sentation théâtrale elle-même, comme événement, est inscrite à l’intérieur de la trame narrative du roman :

Florange, mars 2004. Dans la communauté d’agglomération de la vallée de la Fensch, près de Fameck et d’Hayange, c’est à Florange que se trouve la principale salle de théâtre, La Passerelle. Ciment nu, fauteuils rouges, une soixantaine de personnes seulement, mais c’est notre première tentative publique, là, presque à portée de vue de l’usine, plusieurs des anciennes salariées dans la salle. On m’a raconté com­ment, dans les deux usines, Fameck et Villiers, à majorité féminine, le dernier jour avant l’évacuation on avait fait une fête : on peut donc danser sur un tel dé­sas­tre? Au début Tsilla seule, rejointe ensuite par Ada et Naama.

ADA : – Tu ne danses pas?

TSILLA : – Je n’aurais même pas cru, qu’on danserait. (DA : 18-19)


Je sais que Bon a écrit une pièce de théâtre intitulée Daewoo et qu’elle a été présen­tée dans une mise en scène de Charles Tordjman (celui-là même qui a été nommé lors de l’explo­ration des « intérieurs usines »). Une brève recherche sur Internet suffit d’ail­leurs pour confirmer l’existence d’un théâtre La Passerelle à Florange. Il semble même qu’on y ait pré­senté Daewoo, la pièce[6]. Sans doute la plupart des extraits théâtraux du livre Daewoo sont-ils prélevés directement de la pièce. Reste que le statut de ces énoncés se modifie à l’inté­rieur du cadre narratif et fictionnel du roman. Car la « machinerie » (au sens théâtral, juste­ment) qui sous-tend la parole théâtrale doit alors être recréée de toutes pièces. Au théâtre, on n’a pas besoin d’établir la réalité du lieu, des corps et des voix : ils sont . Mais dans le roman, pour que l’illusion fonctionne, il faut tout reconstruire. D’où l’importance de l’« introduction » (au­tre forme de la pénétration machinique) dans les extraits théâtraux : on pose le lieu (Flo­range, proche de Fameck et d’Hayange), le décor (ciment nu) et la salle (fauteuils rouges). On établit une ligne de perspective avec la « réalité » de l’usine (« presque à portée de vue »). On va même jusqu’à fait croire que le thème de l’extrait repose sur la cueillette d’un témoi­gnage (« On m’a raconté comment »).

Le roman n’est donc pas « fécondé par le théâtre », comme le croit Dominique Viart1. Il nomme « théâtre » son propre espace de jeu, sa machinerie et sa scène d’illusion. La machine théâtrale libère les potentialités emmagasinées par les autres machines. Elle sous-tend une parole – celle des dialogues, lesquels ressemblent souvent davantage à des mono­logues alternés – considérée comme « réelle » et libre pourtant de tous les écarts poétiques ou littéraires. C’est cela, l’illusion : faire accepter l’art comme vrai. Dès lors que l’on a posé le fait littéraire comme réel, il devient possible de rejouer le réel sur la scène de la lit­té­rature.

Dans les derniers fragments de la pièce, le champ d’action de la machine théâtrale ne se limitera plus aux « ex­traits » identifiés comme tels. On la voit ainsi à l’œuvre dans le frag­ment significa­tivement intitulé Illusion plus que théâtre : la copine qui déprime, dont voici l’« intro­duction » :

Retour à l’hôtel des Voyageurs de Fameck en septembre, chambre dix, seul client du premier étage. Et de la fenêtre au loin les immeubles illuminés, leurs lentes variations de lumière, pièces qui s’éteignent, téléviseurs synchrones ou pas. Et de la quantité d’appartements que j’apercevais, combien encore de voix et mains qui avaient passé par Daewoo? Le théâtre vous vient dans la tête par éclats brefs, juste une image où c’est dans votre tête que se joue le décor nu. Rien de plus qu’une pièce vide, où une femme est immobile, assise. La porte s’ouvre (la porte de ma cham­bre s’ouvre), l’actrice entre. Le théâtre, ce n’est rien de plus qu’une chambre dont une paroi est enlevée, j’ai pensé. Si celle qui était là, immobile et silencieuse, est per­sonnage ou actrice, c’est l’ambiguïté justement qui permet d’écrire. (DA : 185)


Le théâtre devient ici une simple modalité de l’écriture artistique, littéraire. Une manière de confondre la réalité et la fiction, l’acteur et le personnage, ou de « jouer dans » l’espace du réel (ici : dans une chambre d’hôtel).

Si bien qu’à la fin, le théâtre se suffira comme « imagination ». Dans le fragment intitulé Théâtre dans l’usine (une imagination), le narrateur décrit son « rêve de théâtre » :

Dans mon rêve initial de théâtre, les gens – on pouvait mettre à leur disposition depuis Nancy, Metz ou Thionville des bus qui les emmenaient dans la vallée de la Fensch, dans le bâtiment vide de Daewoo à Villiers ou Fameck – une fois arrivés dans l’usine marchaient librement dans le hall principal faiblement éclairé, tandis que les lieux qui y donnaient par des vitres : bureaux des chefs, la longue cantine self-service, couloirs de desserte, étaient violemment surexposés. On laissait au sol les marques tracées pour la circulation, les emplacements de machines. On laissait aux murs les indications que j’y avais vues, ainsi que les extincteurs, les arrivées d’air et tout ce détail d’objets de l’industrie. Puis le hall était mis au noir et les actrices se déplaçaient, équipées de micros à émetteur haute fréquence, au milieu mê­me des spectateurs, la voix retransmise dans l’ensemble du hall par des enceintes dis­posées aux quatre coins, tandis qu’une simple poursuite l’éclairait, elle et ce qu’elle isolait visuellement de l’usine par sa présence mobile, une porte, un enca­drement, une géométrie. Et chacun prenait succession de l’autre pour l’enchaîne­ment des répliques : […]. (DA : 212-213)


S’ensuit la « transcription », parfaitement fictive et présentée comme telle, de ces répliques. Le procédé ressemble beaucoup au « dispositif noir » d’Impatience2, si ce n’est qu’il s’insère ici dans la mécanique plus globale du roman. L’« imagination » du fragment Théâtre dans l’usine (une imagination) jouit en l’occurrence de la légiti­mité préétablie de la fiction. Elle est acceptée comme réelle, à titre d’imagination, sans égard à son contenu narratif. Elle fait en quelque sorte partie de l’« enquête », une enquê­te qui prend un tour de plus en plus artistique et s’impose progressivement comme « quête » et comme « recher­che », au sens littéraire. Ce qui incite d’ailleurs à lire différemment les deux dernières phrases du roman : « Et laisser toute question ouverte. Ne rien présenter que l’enquête » (DA : 247). N’est-ce pas le livre, comme questionnement, qui demeure au bout de lui-même « ou­vert », en tant qu’il n’est rien que le récit du chemin heuristique et artistique qui y conduit (déambulations, enregistrements, interprétations et théâtralisations)? Le fragment Théâtre dans l’usine (une imagination) résume bien, en tant que manifestation particulière de la machine théâtrale, l’efficacité globale de la ma­chinerie du roman. Le possessif employé en ouverture – « Dans mon rêve » – reprend tout en finesse la forme narrative à la première personne. Cela suffit à légitimer le rêve. Mais vite on glisse dans la fable théâtrale. Les verbes à l’imparfait se succèdent et on en oublie presque qu’il s’agit là d’une fiction, d’une imagination : « On laissait au sol… », « Puis le hall était mis au noir… », « Et chacune prenait la succession… ». Les voix enfin résonnent, et l’on adhère à leur réalité théâtrale. L’art même s’est imposé comme vrai : voilà l’artifice. Et cela a lieu dans l’usine, au milieu des marques négatives des machines démontées, rendues par là même visibles.


Un incendie dans le livre

Roman artificier, Daewoo ne fait pas seulement la guerre avec art. Il fait aussi art de la guerre, c’est-à-dire qu’il arrache du visible et de la beauté au réel à force de stratégies et de dispositifs fictionnels. C’est la guerre elle-même, la guerre que le roman mène contre l’effacement du monde, qui produit en fin de compte l’éclat esthétique. Il me semble que ce processus se trouve mis en abyme dans l’image du feu qui court dans le livre. L’incendie se concentre au milieu du roman environ, en une suite compacte de dix fragments intitulés Incendie, violences, révoltes, suite interrompue seulement le temps d’un « hommage » (Hommage : Isabelle Banny). N’est-ce pas là le symptôme par excellence de la guerre et de l’artifice? La littérature, par le biais de la fiction, s’attaque à l’effacement en incendiant les usines fermées. Le feu surexpose l’invisible, éclaire la nuit même. Il résume la violence, la résis­tance, la guerre, l’artillerie. En même temps, il déploie cette « visibilité aveuglante » dont parle Rancière. Le feu aveugle, brûle les yeux, produit un écran de fumée (on n’y voit que du feu…). Il force à ne plus voir que cette beauté-là, ce feu d’artifice. Beauté « artificielle » si l’on veut, mais beauté tout de même; brillance esthétique qui n’est pas la réalité elle-même, mais le résultat de la friction entre les mots et le monde, entre le langage et le réel. L’in­cen­die au milieu du livre renvoie en somme à l’esthétique artificière du roman, telle qu’elle se réfléchit, dans le passage suivant, au miroir de la peinture :

[C]e qu’on souhaiterait extorquer du réel, même ici à Fameck, c’est comme du Jé­rôme Bosch avec les mots, où il y aurait de la nuit, des éclats de fresque, d’étranges inventions, et le surgissement en gros plan de visages comme palpés. Plus l’arrière-fond d’incendie, tel que je revoyais dans Jérôme Bosch (un peintre pour écrivains, m’avait dit autrefois un ami sculpteur). (DA : 83-84)


Nuit (invisibilité du réel), inventions étranges (ingénierie sophistiquée), éclats et incendie (visi­bilité aveuglante) : cette image résume l’action de la machinerie du roman.

Ainsi la littérature a su s’imposer, en tant que littérature, en tant qu’art, comme présence et production, machine de guerre et usine, là même où le réel se retirait dans la vacance et l’invisibilité. Par la fiction, l’illusion, l’artifice, elle a renversé l’ordre du sensible, mettant du dire là où il n’y avait que silence, du voir là où il n’y avait que murs et masques, du faire et du mouvement là il n’y avait qu’arrêt et fixité. Il ne s’est pas agi de représenter le monde, mais de lui opposer un autre monde, une autre ordonnance, où visages, voix, corps – pas tels ou tels visages, pas une voix ou un corps particuliers, mais leur sensation même – accèdent à la présence. Comment cet effort particulier de Daewoo s’inscrit, à travers la notion de « présent » justement, dans une continuité esthétique qui va de Sortie d’usine jusqu’aux écrits web d’aujourd’hui, et comment cette « esthétique du présent » – proposition temporelle qui engage aussi un rapport neuf à l’espace, au visible et au dire – a valeur de geste politique dans le monde contemporain, c’est ce que je montrerai dans un essai à paraître prochainement sous le titre François Bon : la fabrique du présent.



[6] Voir le site Internet de la ville de Florange : http://www.ville-florange.fr/article1530.html (page consultée le 5 juin 2010).


Let”s get retarded
Retour vers le futur

Mahigan Lepage • La machinerie du roman (‘Daewoo’, de François Bon) (2/3)

Né en 1980, Mahigan Lepage a publié des livres numériques aux éditions publie.net (Carnet du Népal, Vers l’Ouest, La science des lichens) ainsi que des livres papier aux éditions du Noroît (Relief) et chez Mémoire d’encrier (une version révisée et augmentée de Vers l’Ouest). Il a complété en 2010 un doctorat en cotutelle entre l’Université du Québec à Montréal et l’Université de Poitiers. Son site personnel, Le dernier des Mahigan (mahigan.ca), se veut un lieu d’exploration de l’écriture et de l’image.


Partie 1Partie 3


Le Roman artificier

Une fois la voix « première » du texte acceptée comme vraie – je parle ici de la voix narrative, présentée comme authen­tiquement auctoriale ou autobiogra­phi­que –, tout devient pos­sible, puisque c’est sur la base de sa crédibilité que repo­se l’efficacité de tous les artifices que le roman mettra en œuvre, pour ainsi dire « secon­dai­rement ». On verra ainsi se déployer, de­puis la parole narrative légitimée, tout un arsenal d’arti­fices qui vont concourir à la production d’une véritable « scène de visibilité » – la notion de « visible » débordant évidemment la seule perception optique pour désigner un « faire voir » ou un « montrer » plus global. Dans le Destin des images, Rancière établit une belle passerelle théo­rique entre la parole et la vision :

[L]e régime le plus courant de l’image est celui qui met en scène un rapport du dicible au visible, un rapport qui joue en même temps sur leur analogie et sur leur dissemblance. Ce rapport n’exige aucunement que les deux termes soient matériellement présents. Le visible se laisse disposer en tropes significatifs, la parole dé­ploie une visibilité qui peut être aveuglante1.


Peut-être la première option (le visible se disposant en tropes) correspond-t-elle à ce que Rancière appelait ailleurs le « réalisme », alors que la seconde option (la parole déployant le visible) renverrait à l’« artificialisme ». En tout cas, la visibilité de Daewoo procède bien de la parole, plus spécifiquement de la parole narrative légitimée. Et elle se fait éventuellement « aveu­­­glan­te », c’est-à-dire puissante, éclatante, mais aussi, par là même, artificieuse et illusoire.

Le mot « artifice » est composé des racines ars (art) et facere (faire). C’est le faire de l’art (alors que l’« artefact » serait le fait de l’art). Ou plutôt : c’est faire avec art. D’où l’on comprend qu’il s’agit d’un rouage « sophistiqué » de la grande mécanique de la langue mise en place par Bon de livre en livre – et, aujourd’hui, au-delà du livre, dans l’espace Internet et numérique. L’efficace créatrice du « roman artificier » pro­cède de l’installation de dispositifs fictionnels perfectionnés qui ont pour fonction de pro­duire l’invisible, c’est-à-dire de le rendre visible et même jusqu’à l’aveuglement, dans une opti­que quasi guerrière que sug­gère le terme d’« artificier » (puisqu’il faut « faire face à l’ef­fa­­cement »).

Il s’agit en somme de faire la guerre avec art, avec l’art. Afin d’observer les formes concrètes de cette guerre, on analysera maintenant quatre dispositifs, quatre machi­nes de guerre2 : la machine ambulatoire, la ma­chine herméneutique, la machine enre­gistreuse et la machine théâtrale.

1. La Machine ambulatoire

Le mouvement (concept apparenté à celui de « mécanique ») constitue sans doute la première manifestation ou la première utilisation de cet espace de jeu (le jeu de la guerre) de la fiction. La parole narrative se met en mouvement. Elle tourne autour de l’usine. Elle va d’une ville à l’autre ou d’un lieu à l’autre d’une même ville reconstruite. « Après le rond-point où l’usine était encore surmontée du mot Daewoo, deux cents mètres plus loin à gauche, l’école primaire » (DA : 21). Le mouvement permet de percevoir les signes du monde – le « mot Daewoo » par exemple, même s’il est promis à l’effacement (« encore surmontée »). Il force le monde à se révéler, parce que décrire un mouvement oblige à produire la succession des images, des percepts qui le composent.

C’est ainsi que la fiction peut créer de toutes pièces des « ambiances ville », en l’occurrence une certaine perception de la ville en mouvement. Par exemple, dans le fragment intitulé Fa­meck, Cité Sociale et ambiance ville :

À Fameck, l’usine bleue c’était chaque fois mon premier arrêt, aussi bien les deux premiers voyages où au culot j’avais pu y entrer, que la troisième fois et les suivan­tes, quand j’étais resté coincé à la porte.

Après l’usine, la ville. Et pour entrer dans Fameck, d’abord la Cité Sociale : les peti­tes annonces, les affiches, l’ambiance, je passais voir et puis en route.

Juste derrière l’école primaire désaffectée qui héberge la cellule de reclassement (se­­cond étage, au bout du couloir), une salle de forme presque cubique, avec des esca­liers de carrelage qui peuvent faire gradins, et un plafond technique pour les soirs de danse et de fête. (DA : 37)


La déambulation demeure, pour la littérature, le meilleur moyen de se transporter dans la ville. Mais les signes, les arrangements, les géométries qu’elle révèle ne sont plus ceux de Baude­laire ou de Benjamin. Tout tend désormais à l’effacement, au laminage. La salle de la Ci­té Sociale pré­parée pour la fête en est le syndrome :

Ce ne sont donc pas, les villes de la Fensch, des villes forcément en gris et noir, et si on souffre plus que sa part, sur le vieux sol de fer, on a su offrir aussi ces com­pensations et ce partage qui constituent une communauté : des fêtes, même. N’empêche que si on parle de Daewoo, à la maison des jeux, les visages se dé­tournent, on vous dit qu’on n’a pas vraiment remarqué de différence entre l’avant et l’après, et si telle ou telle femme venait et ne venait plus, ou le contraire. On vous dit, quand vous insistez, que les gens viennent ici des communes alentour, que les ouvrières de l’usine n’habitaient pas forcément cette ville-ci, et puis qu’on ne deman­de pas aux gens ici qui ils sont et d’où ils viennent. (DA : 38-39)


Ce n’est pas comme dans Germinal de Zola, non plus : la misère n’est pas visible, pas « en gris et noir ». Le monde tend à masquer les signes de la rupture dans le divertissement (la fête, les jeux) et derrière une certaine uniformisation des villes, qui rend les individus indis­tincts, in­ter­changeables, presque quelconques (« telle ou telle femme »). Or, la déambulation permet de recréer ce jeu des signes qui se retirent et d’une langue qui les tire (voir comment le narrateur doit arracher les mots de la bouche des parleurs : « si vous in­sistez »), ce jeu du trait et du retrait nommé, au début du roman, la « si vieille tension des choses qui se taisent et des mots qui les cherchent » (DA : 10), réactualisée au contact du monde présent.

On a vu dans le fragment précité des esquisses rapides d’intérieurs (couloirs et salle de la Cité Sociale). La machine ambulatoire investit, en plus des rues et des routes, les espaces les moins visibles du mon­de, ceux qui se cachent derrière des murs. Certains de ces espaces sont publics : la Cité Sociale bien sûr, mais aussi l’école primaire, la Cellule de reclas­sement, etc. D’autres sont privés : ce sont en particulier les appartements où le chômage se terre, où l’on « attend le facteur » (Fameck, mai 2003 : l’attente du facteur, et Sylvia). L’im­portant, dans cette première phase de la stratégie guerrière, c’est d’investir les espaces, de pénétrer. La fiction a alors fonction de bélier : elle entre, de force s’il le faut. Au plus fort de l’attaque, c’est l’usine elle-même que la machine ambulatoire tente d’investir. J’ai cité un passage où le narrateur raconte ses trois tentatives – deux réussies, une contrée – pour se faufiler en douce dans une usine Daewoo. C’est manière de franchir fictionnellement la clôture qui sépare le dire et le montrer de l’univers réservé de l’effacement. Dans le fragment Am­bi­ances villes, intérieurs usines, et de la question « à quoi bon remuer tout ça », le récit super­pose les tentatives passées de pénétration et une nouvelle tentative, présente. Le narrateur se bute à une gardienne avec chien, signe que l’on entre dans un espace gardé. Au-dedans, c’est le vide qui intrigue, pour sa force artistique (sont aussi dits présents, en des temps superposés, l’ami photographe Schlomoff et le metteur en scène Tordjman). Car c’est au vide que la fiction de Daewoo a affaire; c’est de là même qu’elle naît, de là qu’elle tire sa nécessité, parce qu’il n’y a rien d’autre à voir ou à montrer.

On ressent dans une usine vide presque la même ivresse que dans une cathédrale. Et de ces objets arbitraires mais plastiquement magiques comme, entre les deux halls identiques, ce passage par une porte de plastique épais, dans une armature de fer : l’image pure et abstraite d’un rectangle rouge barré de noir, sur le fond gris du passage, avec la bande orange des bords, un Rothko. (DA : 69)


C’est de l’art, de l’artifice même : on recrée, comme à la ville, une « ambiance », en l’occurrence une ambiance de cathédrale. Et puis on peint, on ajoute des couleurs (beaucoup de couleurs : du rouge, du noir, du gris et du orange), sans masquer le travail plastique (les mots « plastiquement » et « plastique »). Un peu plus loin dans le même fragment, le narrateur raconte avoir vu, à Hayange, une « série de photographies prises dans une salle de cinéma vide et noire [du Japonais Hiroshi Sugimoto], où on projette le film à l’affiche » (DA : 72) : « Quand on développe la photographie, l’écran est blanc : surexposé, mais vivant. Par contre, toute la salle est devenue visible, éclairée à rebours par l’écran de cinéma, le temps com­plet de la projection » (DA : 72-73). Alors vient cette question : « Dans l’usine vide, ce que l’œil capte à chaque instant, est-ce que ce n’est pas cette histoire à l’envers, cette histoire main­tenant invisible? » (DA : 73) Une révélation négative, une production de l’invisible, obte­nues au moyen d’un dispositif complexe, artificieux : n’est-ce pas là le propre de Daewoo?

Ainsi va la machine ambulatoire, passant du dehors au dedans ou arpentant les inté­rieurs évidés et épurés des usines. C’est une machine qui marche, qui roule (sous la forme d’une « Peugeot break ») et, comble de l’illusion, c’est aussi une ma­chine qui vole! Le fragment En avion, Fameck vu d’avion est très audacieux. Il ressaisit la ville depuis les airs, com­me Bon le refera plus tard autrement dans l’expérience Buffalo3. En janvier 2004, le narrateur prend l’avion pour le Japon4 1994)? « Le Japon : un hérissement sauvage troué de roches nues aux sommets enneigés, et la mer cernant partout cette très mince frange à reflets de métal, au bord, qui devait être le Japon des villes » (DA : 224).]. Du haut des airs, il regarde sur son ordinateur des photos aériennes de Fameck. Au moyen de ce dispositif technique composite conjuguant aéronautique, photographie et informatique, Bon déploie une vision très précise et localisée de la terre depuis l’avion, vision que le réel ne pourrait offrir de lui-même avec une telle acuité. La littérature recrée ainsi, dans son propre domaine de jeu – on citera Perec, qui a laissé en blanc, pour ses successeurs, l’ap­proche de la ville par les airs (DA : 225) –, une illusion aussi excitante et aussi nouvelle que les vues télesco­piques de Google Earth.

On verra ainsi repasser, selon une perspective basculée à la verticale, les ronds-points, la cité d’immeubles, les lotissements, les stades et bien sûr l’usine, effacée : « Et Daewoo bleu avec son enseigne (on ne peut pas lire, mais on voit qu’elle est là) » (DA : 229). C’est dans la fiction, dans la séparation même de la langue et du monde, que le visible advient : « Si loin de l’immuable silhouette des hauts-fourneaux d’Uckange, si loin du mur bleu de l’usine Daewoo Fameck, ces photographies que j’explorais sur l’écran familier de l’ordinateur, séparées de ce qu’elles représentaient, la ville enfin devenait visible? » (DA : 225)

2. La Machine enregistreuse

Une fois que la machine ambulatoire a investi l’espace, elle s’immobilise et les autres machi­nes peuvent prendre le relais. Et d’abord la machine enregistreuse. Selon le Littré, le mot « registre » vient du latin « regesta, regestorum : choses reportées (de regerere, de re, et gerere, porter, d’où livre où on les reporte ». En-registrer, c’est reporter des « choses » dans le livre. Bien sûr, cela participe encore de la même mécanique artificière. Le paradigme de l’enre­gistrement, très pré­sent dans Daewoo, sert à créer l’illusion de la non-fiction, de l’enquête, à faire passer le livre pour un registre de « choses vraies ».

On recense deux formes majeures d’enregistrement dans le roman : la photographie et la phono­graphie. La fiction se présente en effet soit comme enregistrement d’images, soit comme enregistrement de voix. Ces processus commandent une approche des « appa­reillages » du texte narratif, à l’exemple de celle qu’a proposé Marie-Pascale Huglo dans le Sens du récit5.

Le narrateur semble toujours avoir un appareil photo avec lui dans ses déplacements. À Fameck, il tombe sur un groupe de jeunes au pied d’un bâtiment :

Des jeunes sont là, en survêtement, pas des lycéens mais des adultes par groupes de trois ou quatre, et quand vous passez près des premiers ils s’arrêtent de parler. Ils sont sur le passage, qu’on les dérange et ça tournera mal, qu’on les fuie et ça tour­nera à votre désavantage : moi je me suis planté là et j’ai pris carrément la boutique en photo, c’est comme ça qu’on a engagé la conversation. (DA : 40)


L’immobilisation apparaît comme un préalable quasi indispensable à l’enclenchement de la machine enregistreuse. Ici, on assiste à un phénomène plus fort encore que la simple immobilisation : il s’agit d’un ancrage (« je me suis planté là »). Comme un char qui s’arrête stratégiquement avant de tirer (le rapprochement entre appareil photo et arme à feu est un vieux topos litté­raire), la fiction narrative s’ancre dans le sol avant d’enregistrer ses images (« j’ai pris la boutique en photo ») et ses voix (« on a engagé la conversation »). Ainsi :

Je parle avec eux, parce que le plus grand m’a lancé : « C’est vraiment que vous trou­vez ça joli, monsieur? », puisqu’ils m’avaient vu photographier le bâtiment avec les commerces (mais avec cet appui sur le monsieur qui vous réduit à rien). Et un autre : « Vous êtes journaliste, ou quoi? » (le ou quoi pour reprendre pied, et que journaliste ou autre chose ça n’avait pas ici autorité). (DA : 40)


On donne l’impression d’enregistrer fidèlement des mots du réel. Et on les analyse, on les décortique comme une matière vraie. Par ailleurs, le mot « journaliste » ne vient pas sur la page sans une certaine ironie : il rappelle le dispositif de fiction, qui emprunte à la forme apparemment journalistique du reportage, mais en même temps il le désamorce à moitié, puisque le journalisme se montre là impuissant comme le reste (il ne fait pas « autorité »).

On pourrait commenter encore bien d’autres scènes avec appareil photo. Dans le fragment Ambiances ville, intérieurs usines déjà cité, par exemple, l’enregistrement photogra­phi­que est encore rapporté à l’opposition mobilité/immobilité :

La seconde fois que j’étais entré chez Daewoo, nous étions trois, dont un ami pho­tographe, équipé d’un Rolleiflex qui lui demandait de l’immobilité, et moi, avec mon petit numérique, accumulant plutôt les détails, les recoins, les inscriptions, les bu­reaux vides, les panneaux d’affichage, la cantine, tandis que le troisième, puisque ce que nous souhaitions c’était d’abord le théâtre et qu’il en ferait la mise en scène, flairait, regardait. (DA : 69)


C’est une véritable batterie militaire qui s’installe chez Daewoo. L’arme lourde (le Rolleiflex) se campe au centre de l’usine, libérant la possibilité, pour l’arme légère (le petit numérique), d’une certaine mobilité. Mais il ne faut pas oublier qu’il n’y a, chez Bon, de force guerrière qu’artistique, d’où la pré­sence du metteur en scène et de l’idée de théâtre : le jeu, l’illusion seront eux-mêmes résistance.

En fin de compte, la présence thématique de la photographie n’est que l’indice d’une fonction plus large, qui motive l’écriture de bout en bout : faire image de l’invisible. L’extrait suivant le montre bien, puisque la photographie elle-même s’y révèle insuffisante et pourtant, malgré cela, le « rien », l’« invisible » et le « vide » (chaque mot y est présent) ac­cèdent au visible :

Un instant il n’était donc plus resté que la lettre W, mais ce W géant, hommage à un auteur qui m’est cher et aux financiers tripatouilleurs de Daewoo, n’était rien (j’ai photographié, mais de loin on ne voit pas vraiment bien), enfin l’encadrement de cornière presque invisible sur le haut du fronton bleu tout plat et maintenant vide, lui aussi soulevé par la flèche de la grue. Et trois hommes eux aussi de bleu sous casque jaune qui se détachaient dans le ciel : l’usine ce matin-là avait perdu son nom. (DA : 78)


Le paradigme de l’enregistrement phonographique reproduit pour sa part une fonction pa­rallèle, à savoir : faire parole du silence. On a vu, en analysant la scène de la rencontre d’un groupe de jeunes à Fameck, que la phonographie n’avait pas non plus besoin d’appareil pour devenir effective. Il n’empêche que, comme dans le cas de la photographie, la narration photo­graphique se présente, dans ses variantes les plus ostensibles, sous une forme « appareil­lée » (Hu­glo). Les « entretiens » comptent parmi les plages textuelles les plus importantes de Daewoo. Le narrateur pénètre dans un espace public ou privé, rencontre une figure, un visa­ge. Une voix alors raconte, témoigne, que le narrateur enregistre sur son Sony MiniDisc ou dont il transcrit les mots sur ordinateur ou dans un carnet. À l’école primaire, par exemple :

Je suis entré et ai serré la main des institutrices. Maryse P. est arrivée au moment presque de la sonnerie, ses deux fils ont rejoint leurs classes, nous sommes entrés dans le bureau qu’on m’avait proposé pour l’entretien. Nous avons d’abord échangé comme on explore, sur l’usine, la chaîne, les contremaîtres, la description du travail. Et puis, sur une phrase, j’ai demandé la permission d’enregistrer, ai sorti mon Sony MiniDisc. (DA : 22)


S’ensuit le témoignage de Maryse P. à propos de Sylvia, la morte, foyer d’ombre central du roman. Bien sûr, il s’agit d’un faux témoignage, comme tous les autres témoignages d’ailleurs (qui a l’habitude de l’écriture de Bon y reconnaît d’ailleurs sa manière). Qu’importe : la parole est légitimée comme témoi­gnage et l’écriture, comme enregistrement. On fait de la fiction, on met des paroles là où il n’y a que silence. Mais cette fiction, ces paroles sont acceptées comme vraies; elles font illusion.

Bon pousse la stratégie à la limite du retors quand il écrit, dans un passage qui fait retour sur les entretiens :

On m’a laissé prendre des notes, on m’a demandé souvent de ne pas faire état du nom, parfois ni du nom ni du prénom. Je ne prétends pas rapporter les mots tels qu’ils m’ont été dits : j’en ai les trans­criptions dans mon ordinateur, cela passe mal, ne transporte rien de ce que nous en­tendions, mes interlocutrices et moi-même, dans l’évidence de la rencontre. Je notais à mesure, sur mon carnet, les phrases précises qui fixent une cadence, un vocabulaire, une manière en fait de tourner les choses. La conversation vous met d’emblée dans une perspective ouverte, tout ce qu’on suggère au bout des phrases, et qui devient muet si on se contente de transcrire. (DA : 42)


Pour ceux qui trouveraient les témoignages trop poétiques ou « littéraires », ou qui y auraient reconnu la griffe de Bon, le narrateur, qui se fait passer pour l’auteur, a cette réponse : je ne rapporte pas tel quel, je recrée l’esprit des entretiens, faute de quoi tout resterait « muet ». Le dispositif est astucieux, qui force à accepter la fiction au nom même d’une fidélité au réel.

Dès lors, toutes les inventions et tous les montages deviennent possibles. Comme l’enchâssement de « phrases (prétendument) recopiées » (DA : 62-68) ou l’alternance, dans un même entretien, du récit de rêve et du récit d’événement, jusqu’à la confusion (voir le fragment inti­tulé Vente aux enchères de Daewoo Fameck, contenu et contenant, et ce qu’ensuite on en rêve). Au long des entretiens, on retrouve partout de ces phrases qui se dressent comme des écrans de fumée : « Je retranscris plein texte, sans raccourcis : quand on écoutait Géraldine, on avait l’impression d’un livre ouvert, où les figures, événements et faits auraient été le mon­de même » (DA : 89). Ou encore, au terme des fictions d’entretien : « Moi je n’ai jamais su pourquoi, Sylvia. / Et cette phrase-là, je sais que je la recopie exactement comme elle fut prononcée » (DA : 238). Le roman tente ainsi de rétablir, in extremis, l’authenticité et l’exactitude phonographiques, après s’être permis pourtant tous les écarts.

La distinction photographie/phonographie est utile et signifiante au niveau « matériel » de l’appa­reil­lage du roman. Mais sans doute s’effondre-t-elle au niveau plus organique de la machine, de la mécanique de la langue. Faire image et faire parole, rendre visible et rendre lisi­ble, dire et montrer, ne sont-ce pas après tout, dans le domaine de la littérature, deux aspects d’une seule et même opération ?


Let”s get retarded
Retour vers le futur

Mahigan Lepage • La machinerie du roman (‘Daewoo’, de François Bon) (1/3)

Né en 1980, Mahigan Lepage a publié des livres numériques aux éditions publie.net (Carnet du NépalVers l’OuestLa science des lichens) ainsi que des livres papier aux éditions du Noroît (Relief) et chez Mémoire d’encrier (une version révisée et augmentée de Vers l’Ouest). Il a complété en 2010 un doctorat en cotutelle entre l’Université du Québec à Montréal et l’Université de Poitiers. Son site personnel, Le dernier des Mahigan (mahigan.ca), se veut un lieu d’exploration de l’écriture et de l’image.


Partie 2Partie 3


Au lieu des usines

En intitulant Daewooson roman paru en 20041, François Bon a inscrit son travail littéraire sous le signe d’un référent connu, socialement partagé. On connaît tous ce nom, raison sociale d’un groupe industriel sud-coréen qui fabrique des télévisions, des fours à micro-ondes, des voitures… En France, c’est devenu le nom d’un traumatisme et d’une indignation : au début des années 2000, le groupe fermera ses usines de la Lorraine, sans égard aux ouvriers – et surtout aux ouvrières, majoritaires – licenciés, réduits à la pauvreté et au chômage.

S’agissant d’un auteur comme Bon, déjà souvent étiqueté comme un « écrivain engagé » ou un « porte-parole des sans-voix », il n’en fallait pas plus pour orienter la réception de Daewoodans une direction sociologique et à l’occasion éthique. Dans les critiques journalistique et universitaire du roman, on trouve partout les mêmes lieux communs : François Bon a donné la parole aux vaincus, aux dominés, aux exclus; il s’est fait le scribe d’une mémoire ouvrière en déshérence; il a voulu dénoncer les excès de l’industrie néocapitaliste; et ainsi de suite. Dans tous les articles savants, on met d’abord l’accent sur la représentation du réel, du social – de la « réalité sociale »2. Récemment, les auteurs d’un papier paru dans la Revue des sciences humaines sont allés jusqu’à comparer point par point Bon à Bourdieu, en faisant dire au premier que son entreprise s’inscrivait dans une « perspective radicalement sociologique »3 ! Et si l’on évoque l’art, la littérature dans ces articles, c’est comme un « moyen » ou un « médium » employé au service du social : « [François Bon] entreprend de sauvegarder la mémoire de la classe ouvrière grâce à la littérature »4 ; « Son écriture témoigne d’une haute idée de la littérature et illustre l’importance d’un art qui prend la langue comme médium5 ». Ce qu’il y a d’artistique dans Daewoo est alors considéré comme relevant de ce que l’on appellera « esthétisation », « fictionnalisation » ou « subjectivation ». On parle ainsi d’un « regard et [d’]une description esthétisants »6, d’une « forte présence de la subjectivité7 », de « distorsions », ou encore d’une « stylisation8 ».

La littérature n’« esthétise » pas; elle est d’emblée esthétique. En parlant d’« esthétisation » – sous différents vocables –, on enrôle de force la littérature au service d’un projet – sociologique ou éthique – qui n’est pas le sien. Ce n’est pas de cette façon que l’on dépassera le dilemme, posé par Liesbeth Korthals Altes notamment, entre formalisme ou esthétisme, d’une part, et politique ou éthique, de l’autre. Herbert Marcuse et Jacques Rancière ont déjà montré la voie, en réinscrivant le politique à l’intérieur même de la sphère esthétique : « c’est dans l’art lui-même, dans la forme esthétique en tant que tel­le, que je trouve le potentiel de l’art », écrivait Marcuse9; « les formes définissent la manière dont des œu­vres ou performances “font de la politique”, quels que soient par ailleurs les intentions qui y président, les modes d’insertion sociaux des artistes ou la façon dont les formes artistiques réfléchissent les structures ou les mouvements sociaux », précise Rancière10. Si l’on veut apprécier la portée politique de Daewoo, il faut d’abord interroger l’invention esthétique. Cela ne revient pas du tout à proposer une approche purement formaliste – laquelle élude complètement le problème politique –, mais à réaffirmer la préséance de l’esthétique dans le domaine artistique. Toute potentialité, toute proposition politiques passent, dans la littérature, par un travail de la forme.

Il est temps de revenir au « geste esthétique » de Daewoo. C’est de lui, on le verra, que découle l’illusion même du réel dans le roman. Daewoo s’appelle ainsi parce qu’il se fait usine : il fonctionne comme un ensemble de dispositifs et de machines fictionnelles qui concourent à produire une illusion du vrai et font de la forme elle-même une force politique.

Daewoo fait bien sûr « référence » aux usines qui ont fermé leurs portes dans la vallée de la Fensch, en France. Mais ce nom, ce référent est d’emblée transposé sur le plan de la langue et de la forme. Transposition qui trouve son expression la plus parlante dans l’image de l’enseigne DAEWOO dont les lettres disparaissent une à une au fil du récit :

La disparition progressive des six lettres, d’abord comme on efface à la machine, enlevant les dernières lettres. Quand j’étais arrivé, c’est un O majuscule qui se pro­menait dans le ciel, soulevé par le bras jaune de la grue au-dessus du rectangle bleu de l’usine : et DAEWO puis DAEW puis AEW puis EW, enfin ce seul W au lieu de DAEWOO, écrit en géant sur l’usine. (DA : 77)

Le nom référentiel est ainsi rapporté à l’écriture (« comme on efface à la machine »). Il devient un mot, lourd de sens certes, mais un mot tout de même : c’est dans la langue que se recueille le monde, y compris en ce qu’il compte de rupture, d’effacement. D’ailleurs, à la page suivante, le narrateur ne manquera pas de dire comment le « W » restant lui rappelle Perec. Cela n’est pas sans signification. Il faut prendre « au pied de la lettre », si je puis dire, la locution adverbiale « au lieu » : « ce seul W au lieu de DAEWOO ». C’est manière de dire comment le livre vient remplacer le monde, ou se faire monde lui-même, ordonnance de tensions. La locution « au lieu » ap­paraît d’ailleurs dès la deuxième page de Daewoo : « Au lieu de quoi vous marchez encore » (DA : 10). Au lieu du monde, poser cette marche, cette progression qui n’est que de langue et même de fiction (le « vous » renvoyant ici à une instance purement littéraire). Au lieu de l’usine qui a fermé, c’est-à-dire en son lieu même et à sa place, la littérature s’impose comme machinerie autonome, au sens propre : qui produit sa propre nomination. N’est-ce pas, après tout, ce à quoi doit viser l’écriture de l’usine? Non pas mimer ou transposer une réalité séparée, mais faire de l’écriture même une usine, suivant la « renverse » annoncée et amorcée dès Sortie d’usi­ne, « qui bas­culait l’écriture de l’usine en l’usine comme écriture11 ».

On constate d’ailleurs des symétries très fortes entre Sortie d’usine et Daewoo, deux tex­tes qui, à vingt ans de distance, abordent tous deux le thème de l’usine de façon fictionnelle ou « romanesque »  –  contrairement à Temps machine qui l’aborde de façon non fictionnelle. La première séquence de Daewoo est parfaitement symé­trique au dernier fragment de Sortie d’usine :

Pourquoi appeler roman un livre quand on voudrait qu’il émane de cette présence si étonnante parfois de toutes choses, là devant un portail ouvert mais qu’on ne peut franchir, le silence approximatif des bords de ville un instant tenu à distance, et que la nudité crue de cet endroit précis du monde on voudrait qu’elle sauve ce que béton et ciment ici enclosent, pour vous qui n’êtes là qu’en passager, en témoin? (DA : 9)

Comment ne pas repenser au portail ouvert de Sortie d’usine12, au moment où le narrateur revient sur les lieux désertés du travail? D’une fois à l’autre, on retrouve la même distance infranchissable (« qu’on ne peut franchir »), la même « présence » mais extérieure, donnée seulement à celui qui vient « en passager, en témoin ». Or, par l’inversion symétrique de la « clôture », qui figure ici, sous la forme imagée du portail, au tout début du texte, l’écriture bascule dès le commencement de l’autre côté, c’est-à-dire dans le vide, dans l’absence, dans le « rien » :

Rien. Le grillage au long de la quatre-voies, sur un trottoir sans bitume, tandis que des camions aux lourdes remorques isothermes (Renault Magnum, Mercedes Actros, Volvo FH12 ou Daf XF, la litanie des marques et types que vous n’avez jamais su empêcher de vous traverser la tête) vous frôlent au passage, assourdissants. Croi­re que la vieille magie de raconter des histoires, si cela ne change rien à ce qui de­meure, de l’autre côté du grillage, fixe et irréversible, et négligé désormais de tous les camions du monde, lequel se moque aussi des romans, vous permettrait d’ho­no­rer jusqu’en ce lieu cette si vieille tension des choses qui se taisent et des mots qui les cherchent, tandis que vous voudriez pour vous-même qu’un peu de soli­dité ou de sens encore en provienne? (DA : 10)

Il y a, à cet endroit précis du monde, une vacance que la langue peut investir et scruter (« les mots qui cherchent »), pour y travailler et y produire, là même où il n’y a plus ni travail ni production.

Cela est dit explicitement et très densément dans certaines autres phrases du fragment : « Refuser. Faire face à l’effacement même » (DA : 9). À un monde qui se refuse, opposer une langue qui refuse. À un monde qui s’efface, opposer une langue qui fait face. La littérature se pose ici comme « machine de guerre »13, extérieure et autonome (« cela ne change rien à ce qui demeure, de l’autre côté du grillage, fixe et irréversible »). Machine d’un genre très particulier, qui ne s’affronte pas à des pré­sen­ces enne­mies, mais à l’absence, à « l’effacement même ». C’est cette machine, ou plutôt cet ensemble de machines qui compose ce que j’appellerai ici la machinerie du roman, et qu’il s’agira de démonter pour en exposer les ressorts.

 

Des univers invisibles

La vision initiale de l’usine clôturée et vidée n’est pas la représentation d’un lieu spécifique, géographique, mais déjà une image poétique, qui impose sa propre puissance de condensation et de révélation. L’image de l’usine fermée résume un certain rapport au monde, ou ce que Rancière appelle un « partage du sensible » :

C’est un découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’ex­pé­rience. La politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les pos­sibles des temps14.

La politique de Daewoon’a rien à voir avec l’« engagement littéraire » ni avec quelque résurgence marxiste15. Il s’agit plutôt d’un partage esthétique, sensible, qui détermine un ensem­ble de relations entre le visible et l’invisible (« les lettres de l’ancien nom encore visibles sur le mur bas » – DA : 10), entre la parole et le silence (« le silence approximatif des bords de ville » – DA : 9), ainsi qu’un certain ordre de l’espace et du temps. Rapports, relations, ordres ou répartitions partout marqués, dans Daewoo, au sceau de l’effacement, du retrait. La rupture même s’est faite « discrète » : « Si­gnes discrets pourtant et opaques, rien que d’ordinaire » (DA : 9). Rien ne se montre, rien ne se donne à dire. Et pourtant, il y aura parole, il y aura travail esthétique, c’est-à-dire réagen­cement de ce qui peut être vu et de ce qui peut être dit, ainsi que proposition d’es­pace et de temps.

Cela que l’image de l’usine résume poétiquement concerne aussi la ville et le mon­de plus large. Dans un monde en rupture de travail, partout l’effacement et l’invisibilité ga­gnent. Des univers humains deviennent inaccessibles, parce qu’ils sont particularisés et relégués à la solitude du privé, du non-visible. Ulrich Beck a dit cela, en termes sociologiques, dans la Société du risque :

Dans le contexte de l’individualisation, le chômage de masse est vécu comme un destin personnel. Les gens ne sont plus touchés par le chômage de façon collective et socialement visible, ils en sont victimes dans certaines phases spécifiques de l’exis­tence. […] Dans ces existences individualisées et privées de leurs référents de clas­se, le destin collectif se transforme d’emblée en destin personnel, en destin individuelqui s’inscrit dans une société que l’on n’aborde plus que de façon statistique16 2001, p. 195.].

« On comprend donc que la nouvelle pauvreté se terre entre les quatre murs des maisons, qu’elle continue à dissimuler activement ce que l’événement a de réellement scan­daleux17 ». En termes esthétiques, le chômage se traduit comme un problème de visibilité et de subjectivité. Le deuxième fragment textuel du roman (Daewoo en Lorraine, repères) repasse à grande vitesse les statistiques qui prétendent épuiser la réalité des fermetures d’usines : chro­nologie des faits, nombre des licenciés, chiffres d’affaire, etc. Au bout du compte tombent ces mots : « Fin. Mais pour elles, mais pour eux? » (DA : 18) Là commence le travail de la littérature, qui, comme les autres arts, a le pouvoir de rendre visible ce qui ne l’est pas et de capter dans ses rets les trajectoires individuelles. Dans ce cas-ci, la discrétion, l’effacement même des signes du monde obligera l’écriture à faire usage de la fiction. Pour reprendre le dilemme énoncé par Rancière, elle sera forcée de privilégier « l’artificialisme qui monte des machines de compréhension complexes » au détriment du « réa­lisme qui nous montre les traces poé­tiques inscrites à même la réalité »18.

 

La Légitimation de la fiction

Aussi peut-il paraître étonnant, de prime abord, que tant de lecteurs et de commentateurs aient vu en Daewoo un « ro­man réaliste ». Quoique, tout bien pesé, c’est plutôt la preu­ve que l’« ar­tifice » a bien fonctionné. L’en­semble de la machinerie du roman repose sur un dispositif ingénieux qui fait en sorte que la fiction revêt les apparences de la non-fiction. Plusieurs s’y sont laissés prendre, qui ont cru que Daewoo relatait fidèlement une « enquête », au sens quasi-journalistique du terme. Roger Godard cite par exemple Martine Laval, qui a écrit dans Télérama : « Fran­çois Bon a construit un roman enquête, un roman réalité19 ». Mais Godard semble avoir lui aussi du mal à bien faire la part de la fiction : il note des « distorsions20 » dans la relation des paroles et des faits, mais tout montre qu’il considère l’enquête et les entre­tiens comme des substrats véridiques de l’écri­ture. Or, Bon a confirmé, au colloque de Saint-Étienne, avoir tout inventé. « Je suis allé en Lorraine, il n’y avait rien à voir, alors je suis rentré chez moi et j’ai écrit », a-t-il dit en substance (je cite de mémoire). Je ne cherche pas à coincer les criti­ques et les lecteurs qui ont cru en la non-fictionnalité de Daewoo, mais seulement à mettre en évidence, par le biais de leur erreur, l’efficacité du dispo­sitif. La fiction, pour fonctionner, c’est-à-dire pour faire illusion, doit se présenter comme vraie. Bon a exposé ce fonctionnement déjà dans l’entretien qu’il a accordé à la revue Scherzo en 1999 :

Se rendre compte que l’état dominant de la fiction est un fait littéraire très his­to­ri­cisé, et que notre langue est une de celles dont le champ hors fiction est par tradi­tion à la fois très vaste et historiquement fondateur : Saint-Simon, Bos­suet, Sévigné, mais les notes de Mallarmé, les explorations mentales d’Ar­taud ou Michaux. Et, paradoxalement, c’est souvent en mimant ou em­pruntant cette légitimité de l’écrit non fiction que le roman, dans son histoire, Proust lui-même, renouvelle ou pousse plus loin sa propre convention, pour se faire accepter comme illusion21.

Le roman se renouvelle, demeure une forme vivante, en repoussant sans cesse sa propre con­vention. Cela, il peut le faire en puisant dans le réservoir des formes non fictionnelles de la lit­térature. Daewoo emprunte sa légitimité à la forme spécifique du récit d’enquête à la première personne. Un « je » raconte les recherches qu’il a menées sur le terrain des usines Dae­woo et des villes de la vallée de la Fensch : repérage, notes, entretiens, photographies, recherches documentaires, etc. Bon n’a pas construit une fiction à partir de Daewoo, comme eus­sent pu le faire nombre de « romanciers » d’aujourd’hui22. La fiction romanesque eut alors été reconnaissable comme telle, aux apparences fragiles des personnages et de la fable. Mais pour créer une illusion de réalité qui ne soit pas un simulacre, le méca­nisme de la fic­tion doit pouvoir repo­ser sur des bases autres que celles de la convention romanesque. L’il­lusion de Dae­woo ne tient pas du convenu ni de l’acquis. Elle procède au contraire d’une conquête, d’un élargissement du champ romanesque à une forme tradition­nellement réservée au domaine de la non-fiction. Le récit d’enquête à la première personne peut sembler à première vue un peu trivial. Il peut même rappeler « l’Universel reportage » de Mal­larmé. Il n’en jouit pas moins, dans l’horizon cul­turel de notre époque, d’une présomp­tion de vérité dont le roman peut à son tour profiter.

La forme pronominale de la narration compte pour beaucoup dans le fonctionnement du dispositif fictionnel. Käte Hamburger a révélé, dans sa Logique des genres litté­raires23, le statut ambigu de la narration à la première personne. Pour elle, rien ne permet de différencier, dans la forme intégrale de l’énoncé, un récit autobiographique authentique d’un récit fictionnel au « je ». On trouve dans Parking une première formulation du rapport entre la fiction et la non-fiction, corrélée précisément avec le concept d’« autobiogra­phique » : « La fiction doit se présenter comme son contraire pour produire son propre espace de jeu. Chez celui qui a poussé au plus loin cette dimension paradoxale, tout se présente com­me autobiographique, mais il faudra attendre que le monde ait retiré les échafaudages de la vi­sion immédiate pour mesurer la reconstruction, et l’art de l’illusion qui nous l’impose24 ». C’est à Thomas Bernhard, grand artisan de cette illusion « autobiogra­phique », que Bon fait ici référence. Dans cette idée d’une fiction se présentant comme une écriture auto­biographique, on tient le rouage essentiel de la machinerie de Daewoo. Hamburger désigne comme une « feintise » (Fingiertheit) le récit de fiction à la première per­sonne. C’est une expression qui peut convenir à Daewoo, à condition de ne pas y voir, selon une optique platonicienne, un désir de « tromper ». En construisant une fiction aux allures de non-fiction, Bon fait certes œuvre d’illusionniste. Mais « illusion » n’est pas syno­nyme de « simulation ». Alors que le simulacre est un objet factice se faisant passer pour vrai, l’illusion est un jeu (l’« espace de jeu » dont Bon parlait dans Parking), l’action de « jouer dans », selon l’étymologie qu’indique le Littré. Ce jeu peut bien sûr être sérieux, mais à titre de jeu uniquement. Il s’agit en somme de jouer le jeu de la fiction au lieu même des usines closes, dans l’espace vacant et inapparent du retrait.