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Sylvain Coher





Hors-Sol a rencontré Sylvain Coher et c’était un samedi après-midi. La veille, nous avions pu assister à une lecture de Carénage par l’auteur, présentée par Claro. Il revenait à ce dernier de pointer les éléments les plus justes, les plus touchants, au gré d’un grand virage poétique, d’une divagation ? N’est-ce pas d’ailleurs le rôle de la littérature que de produire cet écart, ce dérapage, et d’effleurer les sujets essentiels comme l’amour, la mort ? Car c’est un fait, que nous évacuons d’emblée, ami lecteur : le roman Carénage, qui raconte l’histoire d’un motard, n’est pas un roman sur la moto.


Cette même veille Sylvain Coher s’est exprimé sur les ondes de France Culture, racontant sa semaine, et la lecture à la librairie Charybde représentait un aboutissement. Et cet entretien, que vous allez lire, sans doute le pas au-delà.

C’était un samedi après-midi, et le soleil baignait généreusement le quatorzième arrondissement. Nous avons choisi le petit jardin de ville bordant le bar de notre rendez-vous. Alors que des passereaux nous assistaient en portant des brindilles comme s’ils réclamaient du feu, nous avons entamé un entretien mémorable, glissant sur le chemin du soleil jusqu’à sa disparition, qui fut aussi l’heure de notre séparation — les belles choses n’ayant qu’un temps.



Hors-Sol_ Je ne te présente pas HS, que tout le monde connaît et apprécie, mais je te restitue le contexte de cet entretien. Nous avons mis en place un vrai programme de lecture (ce qui est nouveau pour nous) et avons décidé en politburo de choisir deux ou trois livres de la rentrée et d’essayer d’en parler dans l’année. Tu fais partie de la sélection et tu es le premier à avoir répondu, donc tu inaugures cette année littéraire 2011-2012.

De la même manière, je te présente l’esprit de l’entretien : ce ne sont pas des questions très nombreuses ni très précises ; plutôt on tourne autour de quelques thèmes qui nous semblent surgir de l’œuvre, et on dérive ensemble, en ricochets, afin de préciser tel ou tel argument. Ce qui nous préoccupe, à HS, c’est la manière dont les livres sont écrits, qu’est-ce qu’ils amènent à la littérature, qui est déjà bien populeuse, au point qu’on va, par exemple, acheter un nouveau (sempiternel) roman.

Sylvain Coher_ Ok.

HS_ De fait, je te donne d’emblée les quelques thèmes autour desquels nous allons chercher à tourner, si tu en es d’accord : — le dehors ; — la vitesse ; — le silence ; — le fantôme ; thèmes simples, essentiels.

SC_ Ok.

HS_ Ce roman raconte l’histoire d’un jeune homme, Anton, qui ne parvient pas à rester en place ; marginal en société, il n’a qu’une passion : rouler la nuit, sur les routes des Vosges, à travers les forêts, dans les virages. Sa moto est une Triumph et il l’a baptisée L’Elégante. Il a une petite amie, Leen, qui semble aussi amoureuse d’Anton qu’elle est jalouse de l’Elégante. Le dehors est ce qui permet à la fois de décrire des paysages, bien entendu, mais aussi le sentiment d’Anton, prisonnier de sa vie, prisonnier de cette vie-là, et en quête d’absolu. Paradoxalement, harnaché comme motard, le voilà dehors prisonnier de son armure, dans son casque, derrière sa visière, lui-même enfermé dans le dehors. Alors perçons l’abcès tout de suite : ce n’est pas un livre sur la moto, tu le répètes à l’envi…

SC_ La moto a été un prétexte. Pour écrire sur la vitesse, entre autres choses. Le thème était rébarbatif pour un certain nombre de lecteurs. On m’a dit, dans quelques librairies, le blocage des lecteurs qui reposent le livre quand on leur dit qu’il s’agit de motos et de motards. Le thème est réfrigérant. Et c’est très singulier, ce rejet, car on n’a pas besoin d’aimer ou de ne pas aimer un thème pour lire un livre (ni de connaître la boxe pour lire Le Colosse d’argile de Philippe Fusaro ; ou la pêche pour Le vieil homme et la mer…) Passons. La moto, c’est mal.

Autre chose bizarre : pour ne pas écrire trop de bêtises, je me suis beaucoup renseigné, j’ai lu de nombreuses revues de motos, je suis allé sur les forums de motards sur le net, j’ai choisi l’Elégante comme si j’allais l’acheter pour de vrai ; et pourtant j’ai eu très peu de retours de motards sur le livre ; et parmi ces retours certains étaient négatifs ! La moto c’est un truc sérieux, m’a-t-on dit. On ne fait pas n’importe quoi avec. Nous les motards, on est des gens sérieux. On est prudents, etc. Pourtant, il suffit d’aller sur le net pour repérer très vite les tarés de la vitesse et ce qu’ils font avec des machines qui vont toujours un peu plus vite.

En même temps je n’ai pas de regret car en me plaçant dans l’univers d’un motard, j’ai trouvé et travaillé ce que je cherchais : une certaine représentation de l’extérieur, donc du paysage. Le paysage est omniprésent et du coup, le livre dépasse les aspects un peu idiots dont on vient de parler. C’est vrai, les motos ça fait du bruit, ça pue, c’est moche… mais les motards sont aussi des gens des grands espaces. Tout ce que veut mon personnage, Anton, c’est sortir de la ville, du brouhaha social. Et dehors c’est enfin le Far West. La nuit, la vitesse pure, la solitude. Il va prendre le « chemin des crêtes », la Ligne bleue des Vosges — qui est aux dires de beaucoup l’une des plus belles routes du monde ! Et le paysage défile : la difficulté de décrire tout ça s’est alors présentée. Je ne pouvais pas décrire l’espace dans la vitesse, il me fallait donc donner la sensation de la vitesse pour tenter d’obtenir la sensation du paysage. La description est assez rapide, lapidaire. Prends l’exemple de la forêt : il fallait rendre l’impression qu’elle était partout autour (d’Anton, du lecteur) sans se permettre de freiner le récit.

Pour le personnage comme pour toi et moi, qui venons de la campagne, le paysage a toujours un sens. La montagne, la foret ou la mer, ce sont de vrais personnages. Dans la partie des Vosges où j’ai posé mon histoire, la désertification va avec le paysage. Des villages déserts avec des chats pelés et des routes qui rejoignent d’autres routes…

HS_ On peut se demander alors si ce personnage est un signe avant-coureur de la civilisation, un pionnier, ou si au contraire, c’est simplement un marginal.

SC_ Un pionnier marginal, bien sûr. L’inverse m’ennuie profondément. Un livre accompagne toujours un ou plusieurs autres livres. Derrière Carénage, il y a, entre autres, De si jolis chevaux, de Cormack Mc Carthy. Une sorte de faux Western où l’espace est tour à tour synonyme de souffrance ou de délivrance. Et des mômes qui fuient on ne sait trop quoi pour se rendre on ne sait trop où. Bon, les chevaux, c’était fait et bien fait. Il fallait donc trouver autre chose. De si jolies motos, mettons. La difficulté était alors de gommer les descriptions trop explicites au centaure, par exemple, parce qu’après on tombe vite dans le cliché. J’ai dû enlever au maximum les métaphores équestres. Le poor lonesome cow-boy, mutique sur sa monture, dans de grands paysages, c’était le pire des clichés !

Et chaque chose devient facilement un cliché si on ne se méfie pas. Les grandes étendues, le centaure, la mécanique, la mort de la moto (un peu comme dans Christine), le type à poil sous son blouson de cuir noir… mais je recherchais cette limite et quitte à m’en servir, j’ai tenté de jouer avec les clichés mais juste en les effleurant, comme s’ils me brûlaient les doigts… Peut-être n’ai je pas assez de recul pour ne pas voir qu’en réalité le livre est réellement truffé de clichés !

Et comment faire ? J’ai un personnage qui part seul toutes les nuits sur sa moto dans les forêts vosgiennes. J’ai tenté l’usage d’un langage poétique, comme un contraste avec le cuir et le tatouage, et j’ai recherché ici et là la précision d’un lexique purement mécanique, pour crédibiliser mon personnage et permettre de contrebalancer la métaphore équestre. A chaque fois je devais mélanger les ingrédients avec parcimonie, ça n’allait pas de soi. Autant chercher à rendre poétique un atelier de mécanique.

HS_ Un personnage qui ne fait pas cliché, qui est très beau et très important dans le livre, bien entendu, c’est Leen.

SC_ Leen représente vraiment un personnage-type de lycée. Une fille jolie, un peu romantique, un peu frimeuse, un peu seule aussi, qui va s’enticher du gars le moins accessible, le plus ténébreux, peut-être le plus dangereux parce que son rêve est une lubie. Une obsession. Celui que les autres filles n’auront pas, dit-elle. Mais c’est un piège qui se referme peu à peu sur elle et son seul désir, au fond, c’est d’avoir un mec « normal » à la maison. Quelqu’un qui veille sur elle. Mais Anton est impropre à cette vie-là. Et il s’enfuit la nuit sur sa bécane plutôt que de rester avec elle.

Ce qui me plaît dans cette idée-là, c’est ce qui fait la difficulté de vivre une passion, quelle qu’elle soit. Ce qui rend certaines personnes attirantes, ce qui les distingue des autres, c’est également ce qui les isole le plus. En cela, je trouve qu’il y a beaucoup de points communs entre un motard, un peintre, un boxeur, un musicien, un joueur d’échecs, un collectionneur de timbres ou… un écrivain.

D’un côté c’est chic que ton nom se retrouve sur la couverture d’un livre, mais d’un autre côté on doit supporter tes humeurs changeantes ou que tu écrives chaque jour jusqu’à cinq heures du matin… l’heure qu’Anton choisit pour sortir, précisément.

HS_ Tu ferais un rapprochement entre Anton et Sylvain Coher ?

SC_ Oui et non. Anton a un courage que je n’ai pas. C’est un jusqu’au-boutiste. Il y a des écrivains très ordonnés qui peuvent écrire tant d’heures par jour, un peu comme des artisans. Pour moi c’est compliqué. J’ai toujours peur de m’y mettre. Je retarde comme je peux. Je suis dans la lune. J’attends que ça vienne. Parfois je ne fais que ça et puis j’ai de longues périodes où je n’écris pas ; j’ai besoin de bouger tout le temps et je dois occuper mes mains, donc je fais des trucs plus manuels avec une truelle et du ciment par exemple. Ce qui pourrait faire une ressemblance, c’est le fait que j’écrive la nuit, lorsque tout le monde dort. Lorsque plus rien ne peut me distraire, pas même sur Facebook…



HS_ Pour revenir aux motards, si c’est une caste, elle semble très solidaire, et très codifiée, un peu comme les geeks.

SC_ Je ne sais pas exactement ce que sont les geeks. Mais comme pour toutes les castes, ceux qui en font partie la prennent toujours très au sérieux. La moto dit quelque chose du monde et de l’homme aussi. Il y a tout un code effectivement, parfois romantique, souvent symbolique. Un lexique, des proverbes, des revues, un réseau. Mais le motard est plus isolé aujourd’hui. La route est nettement plus policée, et surtout la représentation de l’évasion telle que la société la fantasme se retrouve davantage – pour la jeunesse notamment – dans l’usage des nouvelles technologies. Le motard me semble d’un autre temps, et je ne pense pas qu’il représente encore ce qu’il a pu représenter autrefois. Beaucoup de papys bien tranquilles ont une Harley briquée à la brosse à dent dans leur garage et dans les villes le scooter est roi pour le simple déplacement. Les valeurs un peu old-school du motard ne sont plus dans l’air du temps. Là je parle du loup solitaire, d’Easy rider… C’est pour ça que j’ai choisi une moto de vitesse : c’était le motard idéal, le dernier chevalier errant, celui qui accepte à regret de prendre un passager [Leen, qualifiée de passagère], car il sait que ça nuira à ses performances.

HS_ C’est pourtant une “vraie” histoire d’amour…

SC_ A l’emporte-pièce oui, mais quand même, faut bien l’avouer, c’est une histoire d’amour. Mais une histoire d’amour à trois où L’Elégante s’interpose entre Leen et Anton. Une relation anthropomorphique – comme dans Christine, encore, où la voiture est assimilée à une femme.

L’amour vient en plus. Ce qui m’a intéressé, formellement, c’est d’écrire sur la vitesse. Dans un monde qui célèbre la vitesse et qui toujours va plus vite, on bride de plus en plus ce qui roule ; la vitesse, magnifiée dans les années 70, est aujourd’hui un enjeu sociétal de sécurité. On ne verrait plus un film comme Un rendez-vous (1976), de Claude Lelouche, qui roule à tout allure avec sa voiture personnelle et sans doublage ni autorisations dans un Paris endormi…

Dans ces mêmes années, la jeunesse (les garçons notamment) avait un amour immodéré pour la chose mécanique ; on démontait les brêles, on les remontait à coups de marteau et avec trois cassées on vous en faisait une qui roule. Aujourd’hui, pour les jeunes, c’est super ringard. Les jeunes aujourd’hui ont plein de trucs à faire à l’intérieur de la maison. Les parents savent bien qu’il est vraiment difficile de mettre un ado dehors ! A l’époque (et pour Anton encore, et quelques autres sans doute), il n’y avait qu’une chose qui vous attirait : c’était aller dehors. Loin. Vite.

En Lorraine, comme dans nombre de campagnes françaises, c’est à dire loin des grandes villes, il n’y a toujours rien à faire (pas plus que dans les 70’s, du reste). C’est un peu La vie de Jésus (le très beau film de Bruno Dumont) au quotidien.

Anton joue bien aux jeux-vidéos, comme un jeune adulte d’aujourd’hui, mais je n’ai pas trop poussé de ce côté-là : il n’y joue que pour se rappeler son jouet grandeur nature. Il a un travail, un pensum pour passer le temps et il trépigne au bureau en n’attendant que le moment, juste avant que le monde ne s’éveille, où il va pouvoir chevaucher l’Elégante et rouler à toutes berzingues sur les routes des Vosges. C’est peut-être ce que je lui envie le plus !

Il n’y a que a que ça qui l’apaise, qui l’attire et le maintient en vie. C’est sa véritable passion. Et bien qu’étant avec Leen (ce qu’il accepte volontiers) et quoi qu’elle fasse pour le séduire ou le retenir, elle passera toujours après l’Elégante.

HS_ Tu parles de la campagne. Là aussi c’est un espace singulier, une échappatoire, un espace pratiquement vierge (je veux dire l’histoire n’aurait aucun sens si les virées étaient urbaines). Cet espace est fait pour le dehors, si j’ose dire. Et ce dehors est animé, vivant, il est plein de mouvements de bêtes, des chasses, des obstacles (des entraves) qui a tout instant peuvent survenir. C’est le dehors qui pulse…

SC_ J’oscille toute l’année entre mon bord de mer et Paris. Mais dès que j’en ai l’occasion, je retrouve la campagne. Le ciel, le vrai silence, la véritable nuit.

La nuit, c’est là que le dehors est le plus vrai. On ne peut le connaître qu’à la campagne, dans le vide apparent de la campagne. La respiration de la nuit, la lumière d’un bout de lune, le noir tout autour, les bruits de la nuit. C’est tout un univers fantastique qui me fascine, qui ravive les peurs d’enfants, celles des contes d’enfants. Les loups sont toujours dans les campagnes…

Un autre sentiment dans la nuit et le dehors, c’est d’avoir tous les sens aux aguets. J’adore rôder la nuit et me promener dans le noir — il faut imaginer des habitations sans aucune lumières extérieures sinon la lune ou les étoiles. Au bout de quelques années pourtant, tu finis par prendre un chien même si tu n’aimes pas ça, juste pour justifier de te retrouver comme ça : seul, dehors, la nuit. Et ta présence dehors, nuitamment, n’est pas toujours appréciée.

Dans ces conditions, on touche aux limites de ce monde, on est dans un entre-deux entre la fiction et le réel. Tout peut se passer. Tout peut arriver, tandis qu’il ne se passe jamais rien. La campagne est ce vide où tout est toujours envisageable.



HS_ J’insiste sur le dehors, car tu viens de dire que tout peut se passer dans ces conditions ; précisément : ne peut-on pas voir dans la nuit, dans le dehors béant un espace particulièrement riche et particulièrement ouvert à la fiction : un lieu, d’où surgissent les loups, les monstres, les histoires qui font peur, les ogres, bref tout le fondamental de la narration, la littérature même ?

SC_ Dans le roman, il y a répétition d’une seule et même nuit. Dans cette unique nuit (comme l’attestent les statuts Facebook de la Passagère) la narration fait revivre (via le rêve ou la mémoire) plusieurs nuits, toutes les autres nuits. Alors oui, cet espace de la nuit coïncide avec l’espace narratif. Quand le personnage s’arrête, avec la nuit (quand la nuit et Anton s’arrêtent) c’est un arrêt définitif. Mais en tout et pour tout, le livre débute deux heures avant l’accident et sa lecture dure environ deux heures. Il y a une correspondance entre le temps de la narration et le temps de la lecture. L’espace central, c’est celui du rêve ou du souvenir.

La nuit c’est également le temps du sommeil. Leen, qui ne dort pas, envoie ses posts régulièrement sur FB. Elle imagine le pire, elle sait qu’il adviendra. Le temps du sommeil c’est celui de la terreur de l’accident, pour ce motard comme pour l’automobiliste ou le simple piéton. C’est là aussi que s’ouvrent les portes des limbes, les morts, les bêtes, les monstres et les fantômes que nous côtoyons.

C’est le temps figé « entre le pont et de l’eau ». Cette temporalité du curé d’Ars (1786-1859) qui est une magnifique suspension. Questionné par le parent d’un chrétien qui venait de se suicider, le Saint Curé dit : « Entre le pont et l’eau, il a eu le temps de se tourner vers la miséricorde de Dieu ». J’adore cette phrase ! Elle était prête à l’emploi ; il suffisait simplement de virer la « miséricorde de Dieu », qui gâchait un peu la fête. Et le tour était joué.

Reste cette idée de temps suspendu, comme une chance de plus. Ceux qui ont déjà eu un accident de voiture me comprendront. Entre le blocage des roues et l’impact, il peut n’y avoir que cent mètres et quelques secondes, quelques secondes à peine et pourtant ce temps minuscule vous semble infini. Quelque chose s’ouvre ici, d’essentiel. C’est ce moment-là qui m’a intéressé, c’est aussi le moment de l’irrémédiable et de ce que l’on nomme idiotement « les comportements à risque », pour les ados. Ce moment où tu vas te faire du mal pour chercher du mieux, c’est un temps subitement très différent, à la fois très court et très long.

Cela m’évoque également la verticalité de la chute. La vitesse est représentée comme ça, entre le pont et l’eau : comme une bille jetée d’un pont. En voiture, la vitesse est nettement une sensation horizontale. En moto, à cause de la proximité du dehors et de la vitesse, du risque encouru, c’est plus évidemment une chute. La moto est un sport vertical.

Tu connais Hors saison [qui reparaît chez Babel], c’est le premier livre que j’ai écrit et c’est celui qui est le plus proche de celui-ci. Ces deux livres se répondent à presque vingt ans d’intervalle, et pour moi ce sont des faux jumeaux. Dans Hors saison, le personnage central, Solenn, est une jeune fille morte qui n’arrive pas à tomber, ni à renaître. Un autre personnage, presque identique, à la frange près, vit ainsi avec le fantôme de Solenn, dans cet espace-temps de la suspension. C’est le revers de l’histoire d’Anton. Solenn peut revenir, mais à l’envers. Quand tu es entre le pont et l’eau, tu es dans cette immédiate éternité.

HS_ Un motif narratif récurrent, c’est l’hirondelle, qui représente à la fois la vitesse, mais aussi, je trouve, des oiseaux qui reviennent, qui reviennent toujours au nid. Est-ce qu’Anton ne tourne pas un peu en rond ? De plus l’hirondelle indique le présage chez les Anciens…

Dans Hors saison toujours, il y avait une mallette… on ne sait pas, on ne saura jamais ce qu’elle contenait. Et ici l’hirondelle est une sorte de mallette un peu mystérieuse. C’est un ingrédient de roman policier, ni plus ni moins. C’est aussi un vrai moteur d’écriture, pour moi, ce mélange des genres. L’entre-genre, mettons. C’est aussi très stimulant pour la lecture, ce fameux « présage » (bon ou mauvais). Le cerveau est toujours stimulé par des interrogations, quelles qu’elles soient. Et les hirondelles, dans Carénage, ce sont également les deux frères ennemis (Anton et Arman), mais c’est vraiment la plus simple explication. Personnellement, je préfère l’idée d’un oiseau mort qui serait transmis des mains d’un fantôme aux mains du mourant. Puisqu’on ne sait pas ce qui est réel, vécu ou pas.

Et puis je n’aime pas tout expliquer. Et je ne dispose pas non plus de toutes les solutions, souvent parce que j’ai la flemme de me poser des questions sur les pourquoi et les comment de l’histoire. Par dessus tout, je crois à ce que dit Bernard Shaw à la fin de son Pygmalion : pourquoi vous faudrait-il une fin, une explication, etc. Mon livre se termine simplement sur la victoire de Leen. C’est elle qui gagne à la fin. Pour l’amour, contre la machine, presque malgré-elle (ce dernier point reste une hypothèse). C’est elle qui leur survit, à tous les deux. C’est elle qui obtient Anton. Anton mort mais Anton quand même. Et c’est Leen qui triomphe enfin, sans mauvais jeu de mot, bien sûr.

HS_ Au point qu’on peut se demander si Anton n’est pas déjà mort — dès le début du récit.

SC_ C’est tout à fait possible.

Au départ, tout ceci ne prenait que trois lignes. Le propos du livre c’est d’abord un banal accident. L’histoire n’est que l’histoire d’un accident d’un jeune à moto, comme on en lit dans tous les journaux à longueur d’années. Le reste n’est que bricolage et fantasmes déraisonnables. Le reste est écriture, littérature qui s’agrège et qui fait apparaître des fantômes et des monstres.

Ce qui fait que je n’éprouve aucune gêne à dire que mon héros meurt à la fin, ou qu’il est déjà mort dans le livre. A quoi bon le cacher ?

Il y a les traces, évoquées au début : on peut tout à fait imaginer que Leen vit avec Arman et avec le souvenir d’Anton. Elle le poursuit, le désire, comme si tout était irréel.




HS_ C’est le caractère taiseux d’Anton qui frappe également, comme si ce dehors auquel il se voue, sauvage, vierge, n’était pas communicable, ne souffrait aucun mot — silence que pourtant il t’a fallu rendre. Je me demandais aussi si ce silence n’était pas celui du fantôme qu’il peut être ou de la machine qu’il aspire à devenir.

SC_ J’avais simplement envie d’un personnage silencieux. C’était un tout petit défi personnel, d’opposer un personnage silencieux à une prose plutôt bavarde et poétique. Car mon écriture peut facilement devenir bavarde ! Et d’autre part il y a la difficulté pour moi d’écrire des dialogues trop poussés. Anton devait être silencieux et cela me permettait également d’aller plus sur les descriptions, de me focaliser sur la vitesse et le paysage, etc. Et puis le silence collait effectivement à l’étendue, aux paysages et à la nuit.

Dans l’écriture, dans la littérature, je me sens proche du baroque, voire du kitsch et bien moins du factuel. Je choisis les thèmes et les formules comme on chine dans un grand marché aux puces. L’hirondelle, la moto, je suis simplement allé les chercher au pied de chez moi, lorsque j’habitais en Lorraine.

J’ai longuement hésité sur le monologue intérieur. Est-ce qu’Anton devait être le narrateur ? Ce n’était pas possible. Son « imaginaire » me semblait plus fade que celui de Leen, quelque part, mais je n’avais pas non plus envie que celle-ci porte à elle seule tout le récit. Du coup, j’ai choisi d’écrire du ciel (la formule est de Michon, je crois), c’est à dire de nulle part et de partout à la fois, et la voix qui porte le récit est autant celle d’Anton que celle de Leen. (Ni vu ni connu…)



HS_ Tu parles d’entregenre : est-ce que tu es influencé par d’autres genres, justement, que le récit ou le roman typiques ?

SC_ Je lis principalement de la poésie contemporaine, le roman m’ennuie souvent, son piétinement, ses émois qui sont rarement les miens… (Il y a quand même d’énormes exceptions, hein !) Je lis aussi des polars, du roman noir. Ce qui m’intéresse c’est la rencontre, les montages… Ce fameux « entregenre », pour moi, c’est lorsque la poésie fait naître mille histoires et lorsque le roman se met à faire sonner ses phrases comme s’il s’agissait d’un instrument. La première fois que j’ai lu Faulkner j’avais des frissons sur les bras, tu vois ? C’est l’idéal absolu, le frisson : c’est ce que je cherche à chaque page dans mes lectures. La poésie produit du désordre, et le roman, lui, en revanche, ordonne. (Il y avait une vidéo d’Oliver Rohe, sur le net, où il exprimait cela très bien.) Mon petit rêve à moi, c’est de réussir à mettre du désordre dans un roman apparemment bien rangé. C’est loin d’être évident. Mais ça permet d’écrire encore.

HS_ Parlons vitesse, justement. C’est un thème du livre, à l’intérieur du livre, mais c’est aussi sa lecture, qui est brève.

C’est le besoin de vitesse propre à notre monde. Nous sommes en 2011, et on va vite. La littérature qui piétine à longueur de pages, ça m’emmerde assez vite. J’ai également besoin que ça aille vite. Des gens m’ont dit : “Je l’ai lu en trois heures, Carénage”. Ça me convient, y compris pour ce qu’on a dit auparavant du temps de la narration et de la lecture. Et tant mieux si on saute quelques lignes.

HS_ Ça m’évoque la fin du chœur des habitants et l’excellent et final « finissez d’entrer ».

Pour le chœur, j’ai menée une petite recherche sur le patois lorrain, et sur les dictons que j’ai pu trouver. « La clef dont on se sert est toujours celle qui brille », c’est vraiment magnifique, non ? J’avais besoin à cet endroit d’une espèce de sagesse un peu déconnectée. Un truc à la fois compréhensible et décalé, sans pour autant jouer à l’imitateur rural, ce dont je ne serais pas capable.

Pour moi la clef du livre est dans cette idée : qu’est-ce qu’un comportement à risque ? C’est devenu un leitmotiv ces dix dernières années, alors même que l’objet de transgression s’est déplacé. Les jeunes et leurs fameux comportements à risque, qui te font penser que si tu donnes une cuiller à un jeune, il finira bien par se la planter dans l’œil ! Avant c’était la bagnole et ses accidents, puis ça a été le SIDA et les pratiques sexuelles que la bonne morale conspue. Depuis quelques années c’est devenu internet et aujourd’hui ça devient la peur de manger du bisphénol ou des antibiotiques. Anton veut juste vivre un peu plus, frôler la limite, cette fameuse limite qu’il ne faut jamais franchir… Et ce faisant il accepte l’idée de la mort brutale, de l’accident. Oui, ça peut mal tourner. C’est dans ce frisson même de la limite qu’il prend du plaisir, et c’est presque un plaisir amoureux, très intense. Personnellement, j’arrive à comprendre ça.

Avant l’accident, juste avant l’accident, il exagère. Il va trop loin (et il le sait) non pas forcément pour mourir, simplement pour aller plus loin, pour voir toujours plus loin. Voilà Anton : c’est un comportement à risque ambulant. Pour se dépasser, il doit toujours trouver un plaisir supérieur au précédent. Comme un banal actionnaire d’entreprise, finalement : toujours un peu plus, quitte à tout casser…

HS_ Se réaliser ?

SC_ En un sens, oui. Vivre plus. Travailler moins. Ce qui terrifie Anton c’est la solution, le bonheur qu’on lui propose c’est pire qu’une pierre tombale. Cela ne lui convient pas du tout. On peut le comprendre. Le bureau dans lequel je l’ai cruellement mis, auprès de cette Madame Edward qu’il me semble avoir croisé tant de fois, je n’en voudrais pas non plus…



HS_ Pourtant dans la scène finale, le personnage principal est bien Leen ?

SC_ La scène d’amour a été la plus difficile à écrire, non pour ce qui est du propos ou de la langue, mais pour l’impossible justesse des mots. Il fallait que ce soit ni vulgaire, ni macabre. Pour Leen, Anton n’est pas complètement mort, il est juste un peu moins vivant… Alors que ce type n’aura vécu que pour sa moto, cette fille qui l’aime va finalement le modeler pour elle-même, dans une scène d’amour qui est une révélation, l’épiphanie. C’est aussi une scène d’amour initiale, comme une première fois : il est gauche, elle le guide. C’est lent, laborieux mais doux. Du moins je l’espère pour eux…

HS_ Je répète souvent que ce qui importe dans l’écriture c’est l’entre-deux. J’ai été très content quand tu as parlé d’entregenre (on a ses petits orgueils). Cette scène d’amour marque pour moi l’investissement d’un espace pure-fiction que généralement on ne veut pas affronter, cette partie de réel qui nous échappe toujours. Et que le roman doit justement aller chercher, visiter, habiter, occuper.

SC_ La scène de l’accident se devait d’être bien avant la fin, elle ne pouvait pas conclure le livre. Le lecteur ingénu ou pressé n’attend qu’une scène romanesque d’accident, avec la mort, avec la souffrance, etc. Or j’avais besoin d’une scène finale qui déplace l’intérêt du livre vers cet entre-deux, et j’ai imaginé cette scène inespérée. Une scène d’amour finale. J’ai bien essayé de la déplacer, la scène de l’accident, mais cette scène d’amour était comme coupée, isolée et perdait tout son caractère… d’irradiation. C’est la raison pour laquelle le chœur des villageois se trouve au milieu, c’est lui qui fait l’articulation entre les autres scènes, celle de la mort, celle de l’amour.

En février dernier, j’ai essayé (le livre a été imprimé en mai !) d’écrire d’autres fins sur les épreuves. En vain. Pourtant j’aime bien les constructions symétriques dans les chapitres et ici le dernier est très court. Tant pis. Au moins, comme ça je dispose de plein de fins qui ne fonctionnent pas. Et seule cette construction “marchait” selon moi.

HS_ Une question sur les œuvres dont il est question dans le livre : les films ; on a parlé de Christine et de Stephen King, de Duel, Easy Rider, etc.

SC_ J’ai sciemment évacué d’entrée toutes ces références en les citant, pour passer à autre chose… alors passons à autre chose !

HS_ Pourtant il y a un livre et un film dont on ne trouve pas trace…

SC_ Tu ne vas pas me sortir Crash ?

HS_ Eh bien… justement, si, où est Crash ?

SC_ Tu peux chercher, il n’y est pas. Et je n’aime ni le livre ni le film. Si je pouvais me permettre d’être complaisant par rapport à l’imaginaire du danger, de la vitesse et de la mécanique, je ne voulais aucune complaisance par rapport à la mort elle-même. Leen est une véritable amoureuse et Anton est un vrai motard. Il est équipé comme pour un voyage en jet et il a une hyper perception du danger. Il a intégré l’idée de la mort comme son armure de motard. Mais il ne nourrit aucun idéal macabre du tout. Il est dans le défi. Il est très conscient du jeu dangereux auquel il joue (et il joue souvent, comme on le voit avec la scène de la roulette russe). On peut le voir comme un fantôme, on peut virer sur le fantastique ou l’étrange si on veut. Mais pas sur le macabre, comme Crash. Ça ne m’intéressait pas. Il faut vivre avec la conscience du risque, pas simplement la complaisance de le savoir là.

…/…

Après que le soleil eut fini de balayer le square, nous nous sommes levés ; satisfaits de cet échange. En retournant vers le métro, je me suis soudain rappelé d’une question que j’aurais voulu lui poser.


HS_ Ah, et une musique, une musique qui t’a accompagné dans ce livre. J’imagine pas Born to be wild ou Highway 61 ?

SC_ Tu ne le diras pas aux lecteurs d’HS, n’est-ce pas ?

HS_ Bien sûr que non.

SC_ La jeune fille et la mort.

_HS.



Mat Hild • Facebook touch


Mat Hild, sous son habile pseudonyme (elle est enseignante et éditrice), est une observatrice avisée de la petite communauté de Facebook. Son regard est perçant, parfois cinglant, jamais amer, toujours juste. On se régale, on se retrouve, à la lecture de ces portraits, de cette typologie des utilisateurs de Facebook.

Les “Facebook touches” ont tellement bien fonctionné sur Hors-Sol que Mat Hild a eu la chance de les publier en recueil. On ne saurait trop conseiller ce volume, préfacé, excusez du peu, par Claro.

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Claro | L’intraduisible : mythe ou réalité

On ne présente plus Claro : auteur d’une dizaine de romans (parmi lesquels Chair électrique, Madman Bovary ou CosmoZ) et d’essais (Le clavier cannibale, Plonger les mains dans l’acide).

Il est également fieffé traducteur, et pas de n’importe qui : William T. Vollmann, Thomas Pynchon, Salman Rushdie, John Barth, Mark Z. Danielewski, James Flint, William H. Gass et Hubert Selby Jr.

Pas plus Pynchon que n’importe qui, il est Résident du blog Le clavier cannibale.


Approche 1

La notion d’intraduisible a ceci de fascinant qu’elle semble intrinsèque à celle de langue, à la fois limite et secret, illusion et ennemi. Aux yeux du traducteur, elle est un soleil noir qu’il ne saurait crever, à l’instar d’une baudruche, sans s’éclabousser aussitôt des brûlantes paillettes du doute. Parce que la langue est communication, et ce pour des raisons économiques si évidentes que nous n’entendons bien souvent qu’un bruit de fond, blanc, il semble aller de soi que traduire n’est que seconder un type de transaction d’où découlent tous les autres. Parler, écrire, c’est établir les termes possibles ou discutables d’un commerce, quel que soit le gain. Mais le traducteur, aussi doué soit-il, opère d’emblée, ou en tout cas après déchiffrement, un travail de destruction. Il casse sa matière première, en fracture toutes les entrées, tord les clés à chaque tentative renouvelée, et doit forger alors de nouvelles serrures, en vue de portes différentes, menant assurément dans des pièces à la décoration quelque peu chamboulée – et ici la métaphore n’est qu’une illustration de ce qu’est la traduction : un tour de passe-passe, un bonneteau d’équivalences imposées au récepteur/lecteur.

Parce que chaque langue est unique, c’est-à-dire, opaque, comme protégée par un code secret qui la rend inintelligible à qui n’a pas maîtrisé ses conditions d’accès, elle résiste, par principe, au processus de traduction. Elle ne saurait donc être « translatée » qu’au prix d’une désagrégation totale, irrémédiable, aidée certes en des cas particuliers par les ponts qu’entretiennent certaines langues du fait de leurs origines communes, même si les racines collectives d’où elles émergent sont souvent causes d’erreurs, et ne font que renforcer ce moment mystérieux où notre langue fourche, à force d’être naïvement bifide.

Devant Babel, le traducteur endosse dans un premier temps le costume de Shiva, destructeur des mondes. Cet acte d’annihilation vise certes un objet précis – le texte – mais il n’est pas dit que sa virulence ne se retourne pas non plus contre celui qui en assume la responsabilité. En effet, la négation de l’original a pour effet de créer comme une tache noire, une tache aveugle dans le paysage langagier où évolue le traducteur. Ce qu’il efface s’efface également peu à peu de sa mémoire ; il scie la branche qu’il chevauche ; il tue l’objet aimé. Heureusement, c’est là une pirouette à laquelle, en tant qu’être humain, il est parfois roué.

Le réflexe, alors, consiste à dissimuler le forfait. L’énormité du crime ne doit pas oblitérer l’objectif recherché : que se lève une deuxième fois le soleil. (Shiva, cécité, soleil qui se lève deux fois : oui, nous sommes bien ici sur le site du Projet Manhattan, quand Oppenheimer comprit ce qu’il avait déclenché en voulant traduire la guerre en paix au moyen d’une explosion nucléaire dans le désert du Nouveau-Mexique – or la traduction est fission, brûlure, magie.)

Voilà pourquoi le traducteur, afin que ne s’ébruite pas le secret de l’intraduisible, doit endosser très rapidement et très naturellement le visage gracieux de l’Escroc, du faussaire. On compare souvent le traducteur, plutôt, à un traître. Soit. Mais encore faudrait-il déterminer en ce cas l’enjeu de cette trahison. Que trahit-il ? Pourquoi ? Pour qui ? Le terme de « faussaire » me paraît plus approprié, car il permet d’inclure la complicité des divers acteurs qui évoluent dans la sphère éditoriale. Avec l’assentiment de ses patrons, le traducteur fabrique un faux qui sera commercialisé et qu’on fera passer pour l’original, ou tout comme. Traduire est impossible ? Eh bien forgeons ! Car le faussaire-traducteur ressemble à ces faussaires qui, en peinture, plutôt que de copier à l’identique tel Titien ou Rembrandt, préfère travailler dans le style de Titien ou Rembrandt, et continuer ainsi l’œuvre, la prolongeant au-delà des âges. Le respect est à l’aune du talent, souvent, et la motivation financière ne suffit pas à expliquer l’absolue beauté des œuvres ainsi conçues.

On peut aussi considérer ce tour de passe-passe consistant à duper l’œil et faire mentir la notion d’intraduisible comme une entreprise d’adaptation. Le traducteur, dira-t-on alors, « adapte », au prix d’une technique qui n’est peut-être pas si différente de celle du scénariste qui réduit en taille et fracture en images un texte pour l’aider à accéder à cette page surdimensionnée qu’est l’écran de cinéma. Ce parallèle appelle bien sûr une investigation qui n’est pas possible ici.

Mais quelle que soit l’habit dont se pare le traducteur – destructeur, faussaire, adaptateur – il n’en demeure pas moins que s’il opère ainsi, c’est parce qu’il doit, moyennant destruction de l’original, faire un choix drastique, à savoir, si l’on en croit la doxa, garder le sens au prix du son. Bref, faire passer le message sans tenter de rendre la musique par définition induplicable de la partition.

On peut, bien évidemment, décaler la problématique et arguer du fait que ce n’est pas le texte en soi qui est intraduisible, mais son environnement, ses conditions de production, autrement dit la chaleur qu’il dégage dès lors que la lecture lui permet d’entamer le long et complexe processus de déflagration sémantique et sonore. Ce qu’on nomme assez grossièrement le contexte, mais qui bien sûr est plus vaste, plus diffus et moins sujet à catégorisation.

On doit, en conséquence, présumer une « compétence » du lecteur, un ensemble de coordonnées permettant de définir la « courbe » de sa lecture. On voit tout de suite quel genre de problématique découle de cette hypothèse. Tenter d’établir un portrait scientifique du lecteur c’est supposer de l’existence de celui-ci. Or toute littérature qui se respecte (c’est-à-dire s’invente et non se décalque) n’a-t-elle pas pour but de créer le lecteur ? L’enjeu de toute entreprise d’écriture n’est-elle pas, justement, au final, cette fabrique du lecteur ? Proust disait que tous les grands livres sont écrits dans une espèce de langue étrangère, et le fait est que quand on lit pour la première fois Proust, on commence par apprendre le « proust », cette langue étrangère nichée dans les anfractuosités de la langue mère, à la fois parasite, virus et organisme à part entière. Le travail du traducteur, du coup, serait proche de celui du chimiste. Décomposition, recombination, afin que décantent et se fixent les mêmes valeurs actives et réactives.


Intermède 1

Dans son livre intitulé Qu’est-ce que traduire ?, Marc de Launay se penche, dans le cadre d’une réflexion sur la notion d’intraduisible, sur le cas d’un vers célèbre de Mallarmé, et postule la chose suivante : « Il n’y a aucune chance que puisse se retrouver dans aucune autre langue la ‘réussite’ d’un vers de Mallarmé comme ‘aboli bibelot d’inanité sonore’1. » Plutôt que de trop nous appesantir sur l’étrangeté d’un terme comme ‘chance’ (mais il y aurait beaucoup à dire là-dessus…), décalons à notre tour l’optique mise en place par Marc de Launay, et citons le quatrain dans lequel ce vers « réfractaire » est prisonnier :

Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)

De Launay cite ce passage de la correspondance de Mallarmé où le poète fait cet aveu étonnant au sujet du mot « ptyx » : « On m’assure qu’il n’existe dans aucune autre langue, ce que je préférerais de beaucoup à fin de me donner le charme de le créer par la magie de la rime. » (op.cit)

Ne pourrait-on pas nommer « ptyx » non pas une unité lexicale irréductible par le sens et le son, mais un ensemble plus vaste, un énoncé/matrice, tout aussi résistant ? En ce cas, la traduction viserait quelque chose de l’ordre de la « magie » mallarméenne, elle se chercherait un « charme » capable de chasser ce symptôme du ptyx qui l’empêche de faire « rimer » les langues entre elles. Traduire pourrait être alors cette opération mystérieuse consistant à penser le phénomène chimique de la rime à un niveau différent, à un degré supérieur où sens et son seraient conservées dans leur pureté transcendantale, et ce dans une même impulsion. La nouvelle figure du traducteur serait, pourquoi pas, celle de l’alchimiste.

Approche 1 (suite)

Il convient ici de rappeler une autre dimension de l’intraduisible. Ce que la traduction ne peut rendre, apparemment, c’est la dimension historique de la langue (son affranchissement du latin, pour le français ; le brassage vernaculaire pour l’américain ; etc.).

Citons une fois de plus Marc de Launay : « Puisque cette dynamique est en quelque sorte l’identité active de chaque langue, la rupture introduite apparaît insupportable2. » On notera, sans s’attarder dessus, la force du mot choisi par l’auteur : insupportable. Ce qui ici est mis à l’épreuve, fait problème, n’est pas la résistance du texte, mais du traducteur.

L’intraduisible, c’est donc peut-être, aussi, quand l’acte de traduire renonce à trouver une équivalence économiquement « valable » pour préférer l’explication. C’est la fameuse dérive exégétique, la pathétique note en bas de page. Constat d’échec ? Echec de qui ? Du traducteur prisonnier de la tentation de l’irréductible ? Du lecteur supposé incompétent, en cours d’éducation ? Cette impasse a donné naissance, comme remède, à cette chose agaçante qu’on nomme « la trouvaille » dans le jargon pourtant quasi inexistant des traducteurs. La trouvaille comme parade à l’intraduisible. Autrement dit, la résolution d’un élément d’une équation, avec en général un certain brio. Mais il ne s’agit en aucun cas de la re-modélisation de ladite équation. La trouvaille est statique, elle indique que le processus traductant est interrompu, qu’au flux a succédé le temps de l’ingéniosité. Elle signifie que le traducteur est devenu, cette fois-ci, un bricoleur. Comme s’il réparait, retapait quelque chose.


Approche 2

Partons plutôt de l’hypothèse inverse, à savoir : rien n’est intraduisible. Autrement dit : l’intraduisible est, par essence, impossible. En conséquence, il nous faudrait, il nous faut établir une hiérarchie des résistances, un tableau des nœuds réfractaires, une topologie des risques majeurs. On évitera soigneusement le terme de « difficultés », qui renvoie à une pure problématique de la maîtrise et de la compétence, pour lui préférer celui d’intensités.

Je citerai ici le commentaire que fait George Steiner dans son livre Après Babel, à propos des textes-limites, et en particulier à propos d’un poème d’Isidore Isou. Steiner dit ceci : « On en retire une sensation inquiétante d’événements et de séismes potentiels affleurant la surface visible3. »

Les termes fulgurants, ici, sont bien entendu « événement » et « séisme ». A eux seuls, ils nous indiquent non seulement quel enjeu surgit mais quel acteur véritable se profile sous cette impression de catastrophe : le corps, comme territoire/histoire. Une explosion a lieu sous la surface, et nous avons devoir d’en éprouver les trémulations, aussi imperceptibles soient-elles.

Pour Steiner, toujours, l’intraduisible aurait trouvé son épitomé dans le Finnegans Wake de Joyce. « La dynamique de l’impénétrable est résolument nouvelle. Le poème pèse de tout son poids aux frontières de la langue4. » Ici, les termes « impénétrable » et « frontière » semble pointer vers une autre dimension. A peine a-t-on eu le sentiment de toucher à quelque chose de dangereux (le risque naissant de toute expérience des limites), que Steiner nous oblige à évaluer une autre dérive, situé au-delà de l’hermétisme.

L’hermétisme, qui suppose un double mouvement de codification et d’initiation, demeure dans la sphère de la compétence. Tandis que ce que Steiner semble désigner serait de l’ordre de la « transgression ». On peut supposer que ce chemin mène derrière le silence, comme on dit derrière le miroir, et qu’il s’agirait, à l’instar de Becket, d’apprendre à traduire, aussi, le silence. Mais là aussi, cette voie nous entraînerait trop loin.


Intermède 2

On peut dire que, historiquement, traduire oscille entre deux aventures : le compromis et l’imitation.

Le compromis tient le texte pour un lieu policé et y répond par une approche raisonnable. Le traducteur reste copiste. Citons ici Dryden, qui a cette phrase étrange et magnifique pour définir ce travail de patiente compromission : « C’est comme si l’on dansait sur une corde les pieds entravés : on peut éviter la chute à force de précautions ; mais il ne faut pas s’attendre à des mouvements gracieux : et quand tout est dit, ce n’est que stupide gageure ; personne de sensé n’irait courir un danger pour la gloire de s’en tirer sans se rompre le cou5. » Je laisse à chacun le soin de méditer cette phrase.

Avec l’imitation (qui n’est en ce sens pas la servile copie mais au contraire l’écart sauvage), on court le risque de voir l’excès de « démarquage » mettre surtout en valeur la virtuosité du traducteur, faisant du coup de ce dernier un « singe savant ».
Il s’agirait donc de réaliser une troisième voie, intermédiaire si l’on veut, entre la servilité et la cabriole, entre la métaphrase et la paraphrase. Mais l’opération en question est-elle purement technique ?

Steiner : « MacKenna, le traducteur anglais de Plotin, dit qu’il y a dans cet art un immense anneau d’obscurité, une zone de ‘miracle6’. » Il parle même de métempsycose.
Qu’est-ce que ce miracle ? En quoi n’a-t-il rien à voir avec la mesquine trouvaille ? Là encore, je laisse ces questions ouvertes, car s’y engouffrer donnerait lieu à un autre texte, soumis à d’autres enjeux.

Notons simplement qu’on court là le risque d’une mystique de la traduction, indissociable d’un retour au fantasme de l’inspiration.


Approche 3

Il faut pourtant bien aborder, de front ou de biais, peu importe, ce qui semble résister à la traduction.

Partons d’un fait incontestable : toute traduction est avant tout un processus de mise en déséquilibre, avant de devenir exercice de destruction inversée. La traduction fait « bégayer » dans sa propre langue. Et là, plutôt que de gloser sur ce bégaiement, je renverrai à la poésie de Gérashim Luca, par exemple, ou, plus spécifiquement, aux travaux de Gilles Deleuze.

Il s’agirait donc de passer par un devenir-écrivain, et comprendre que l’écriture (et donc la traduction) est un risque tendu au corps.

On le sait, Artaud a traduit Le Moine de Lewis avec une « liberté » qui mériterait une analyse systématique. L’auteur s’est expliqué dans sa correspondance sur son travail : « J’ai raconté Le Moine comme de mémoire et à ma façon. […] La présente édition n’est ni une traduction ni une adaptation – avec toutes les sales privautés que ce mot suppose avec un texte – mais une sorte de ‘copie’ en français du texte anglais original . »

On le sent bien, cette « copie » dont nous parle Artaud est à prendre dans un sens, une perception, très différente de la notion habituelle. Son sens nous reste encore mystérieux, aussi s’aidera-t-on d’une autre notion, empruntée celle-ci à Chateaubriand, à savoir celle de vitre, quand il dit qu’il a traduit Le Paradis perdu de Milton « à la vitre ».

Enfin, disons qu’on ne saurait en aucune manière faire ressortir de l’intraduisible des problèmes particuliers tels que les contraintes formelles (Pérec, Danielewski, Joyce…), l’allitération à outrance et outre-sens (William Gass…), l’historicité de la langue (Le Courtier en tabac, de Barth…), la complexité syntaxique (Pynchon…). Je donne ces exemples pour avoir travaillé dessus. Ce sont tous des problèmes particuliers qui appellent des résolutions particulières, globalement techniques, même s’il est évident qu’ils mettent à rude épreuve le devenir-écrivain dont j’ai parlé.


Ouverture

L’intraduisible est sans doute le meilleur ennemi du traducteur, son double tremblé, sa ligne de fuite. En revanche, on pourrait imaginer une autre sorte de traduction, autrement plus pugnace, et destiné à contrer l’entreprise de négation de la langue à laquelle se livre l’édition globale, qui considère de plus en plus la traduction comme l’instrument d’une plus vaste opération d’import-export, de marketing aveugle.
Traduire pourrait être alors, en se réinventant, une forme de résistance à l’obscène « customisation » qui se met en place un peu partout. Les traducteurs sont-ils disposés à franchir un jour le pas et envisager un « réarmement » inédit ?

Pour l’instant, malheureusement, la plupart en sont encore à traquer l’intraduisible dans les contrats d’édition. La guérilla n’est pas pour demain.