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Antoine Emaz • Lui, André du Bouchet


Nous publions dans le cadre de notre dossier « André du Bouchet » ce texte d’Antoine Emaz, que nous remercions, déjà publié dans le Cahier André du Bouchet de la revue Ralentir travaux n°8 (printemps-été 1997).

Longtemps j’ai pensé que je n’y arriverais pas. Le chemin laissait là seul, face à la paroi, l’air.

 

Cela s’est passé, revient si je reviens : je ne veux pas revenir. Il faut pourtant. Retourner pour tenter d’aller vers une relation libre, maintenant.

 

Comme si entré, je n’étais pas parvenu à sortir.

 

Un engouffrement. Le poser. Maintenant je ne regrette rien de ces années : elles n’ont pas été perdues. Comprendre, violemment, qu’une œuvre peut être vive au point de mettre en orbite l’œil. Une telle puissance laisse peu de choix, peu de marge entre ne plus lire ou entrer dans l’éblouissement, la perte de contrôle.

 

Une œuvre dont on ne sort pas comme on y est entré. En cela peut-être, formatrice ?

 

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Travailler cette expérience : blocage, naissance. Tâcher de mettre dehors cette origine. Avancer vers du clair, à la fois pour moi et quelques autres, au moins ceux qui me demandent pourquoi j’affirme ces livres comme essentiels.

 

Revenir en arrière, à ces temps d’arrêt complet ou de main morte : je n’ai jamais eu envie de me libérer de cette œuvre par l’intellect, même dans ces années où j’en étais peut-être capable. Comme s’il n’y avait vraiment rien à redire. La poésie s’arrêtait là, dans l’emprise, aux poèmes. De l’inutilité d’écrire, on savait : mais là, en plus, prétendre écrire après, c’était trop.

 

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Livres. Celui tenu en mains, une seule fois, chez Jean Hughes, impossible de l’acheter. Cette frustration, je me souviens.

 

Durant cette période, le mouvement même de son œuvre s’interposait, interdisait, dévorait n’importe quoi d’autre, brûlait.

 

Il y a eu cela.

 

Demeure son absolue rigueur et d’un même élan sa liberté, sans bruit. Il rejoint Reverdy dans cette éthique du retrait. Idem pour la solitude et le choix de placer le poète où il faut, derrière ses livres. J’ai appris.

 

De même, j’avais de ces colères vaines contre des critiques qui n’avaient pas lu, me semblait-il.  Maintenant, je comprends peut-être mieux pourquoi. On ne peut guère lire et parler : la lecture amène à une profonde irritation blanche, on est certain d’avoir fait un long trajet interne, mais on ne peut le tracer en vérité. Dès lors, que l’on condamne ou que l’on sacre, on s’écarte pareillement de ce qui est à vif, à même la langue maniée.

 

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Blanc, marges, neige.

Reverdy encore : « Rien ne vaut d’être dit en poésie que l’indicible, c’est pourquoi l’on compte beaucoup sur ce qui se passe entre les lignes. »

Reverdy m’a formé, tout autant, mais jamais bloqué. Œuvre accomplie, il ouvrait trop de portes. Dès lors il m’était relativement facile de pousser sur le faible pour absorber le fort.  Disant cela, aucune prétention sinon celle d’indiquer un mode de dégagement possible pour Reverdy ou Michaux, pas avec lui.

Au fond, ce qui interdisait se trouvait avant cela : il menait autrement mais à l’extrême ce qu’il avait analysé chez Reverdy, une sorte d’invisibilité-efficacité de l’image.  Relire aujourd’hui c’est, par exemple.

Chez lui, le mot a presque toujours deux faces, sensation/figure, mais toutes deux susceptibles de vertige. Et sur la page, tout est d’une absolue netteté : tout est , entraîné, pris dans la langue, elle-même doublant l’espace, utilisant le blanc comme chambre d’écho, possible toujours demeurant. Et pourtant neige, ô combien, d’abord neige. Une souffrance se loge là.

 

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Mur, paroi, dis-je. Le mur est-il déjà chez lui ? Peut-être, autrement. Quelque chose de l’ordre d’un partage possible m’est apparu à la longue, après avoir trouvé une autre façon de me cogner la tête, seul.

 

Je suis sûr d’avoir vu le glacier.

 

Dois-je comprendre mes dunes, mon nord de mer et ses falaises comme des paysages dérivés ?

Peut-être, pas seulement, mais aussi. Ils tiennent et insistent parce qu’ils répondent.

 

*

 

A partir de certains pans du poème, toujours cette impression de chute lente comme dans certains rêves, interminable.

Vertige. Comprendre, si possible, que son œuvre met aux prises avec sentir, c’est pourquoi on n’en sort pas. Aucunement labyrinthe, encore que : une chute libre, simple.

Pris dans une avalanche aérée de langue ? Poème comme coulée et nous dans l’emportement ? Sans la fatigue de Baudelaire, pourtant. Ce n’est pas « veux-tu… ». On est là, on est pris.

 

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Passage trouvé par d’autres œuvres, sans mesurer : Ponge, Jabès, Beckett, Follain, Michaux… Facettes contre face, mais suffisantes pour ébranler, avec le levier Reverdy. Je ne tenais pas le face-à-face : il a fallu que je détourne la tête.

 

Ici, comme essayer de reprendre prise : il ne s’agit pas d’écrire sur.

 

Peut-être une expression à peu près juste de son influence sur moi : il a placé la barre.

 

D’où cette joie trouble à manier ces Carnets ? Ou le volume Poésie/Gallimard, ou bien encore les Poèmes et proses ?… Comme si j’assistais à une fermeture, comme s’il y avait pour ainsi dire moins de danger ?

 

*

 

Le rapport à l’œuvre était-il seulement littéraire ? Je ne crois pas. Mais de quel autre ordre ?

Ne pas pouvoir le comprendre à temps, voilà peut-être la raison de l’engouffrement. Avec plus de distance et un objectif d’analyse, je serais peut-être parvenu à l’écart nécessaire. Mais je n’aurais pas vécu alors cette expérience originaire que je nomme aujourd’hui admiration.  Donc.

D’autres œuvres m’ont aidé à passer, mais peut-être autant les difficultés immédiates à vivre : il me fallait d’une même langue, d’autres mots.

 

*

 

Il est dans un temps de la poésie : il le sait et s’en sort. Grand.

 

Le vertige naît d’une extrême simplicité.

 

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Je ne peux fermer l’œuvre et dire que j’en ai fini avec elle. D’où la difficulté pour tenir parole. D’où les notes. Même pauvres, qu’elles signifient au moins ma dette : reconnaître, être reconnaissant.

Un livre peut exister avec quelques pages. Aucune nécessité d’épaisseur autre que celle du développement interne au poème. Saisir cela ; de même, un livre n’est pas mort tant que la main de l’auteur peut le saisir. Même si certains poèmes écartés ensuite restent dans la mémoire du lecteur. Tel J’ai cessé.

Aussi, encore, de l’inutilité des exergues et de la quatrième de couverture.

Preuves par le livre.

 

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Une part de sa puissance vient du fait qu’il n’y a chez lui aucune nostalgie. D’aucuns disent solitude : elle n’est qu’un moyen, une façon de régler au plus net sur ce qui lui importe. Elle n’est pas l’objet du poème mais la conséquence de sa visée : aucune mélancolie.

 

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Certaines œuvres vont au plus loin dans leur ordre, serrent leur énergie jusqu’à ne plus rien laisser disponible pour un quelconque au-delà de leur sens ; laissant le vaste autour, elles épuisent définitivement leur champ. Une autre forme de grandeur consiste à ouvrir plusieurs champs et laisser des friches devant, au moins pour une génération. Mais le poète choisit moins qu’il n’est, n’écrit.

 

Lui, l’extrême : il n’y a plus rien à faire là, sinon être là, ce qui n’est pas rien. L’expérience radicale d’une absences de perspectives hors celles de l’œuvre.

 

Ecrivant ici, j’essaie de me débarrasser d’une peur, de placer une limite entre dette et autonomie.

 

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Dans leur mort de papier, lente, les poèmes font plus de dégâts qu’entendus ; ils travaillent à même la tête, la durée, la puissance de mémoire comme de projet. Ils ravinent.

 

Un massif, et respirer l’air libre n’est pas être dégagé. Au contraire.

 

Il n’a pas voulu piéger l’œuvre, j’en suis convaincu. Elle se ferme et s’ouvre d’elle-même. Cette liberté active constitue le piège.

 

Stature, non pas statue.

 

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Une certitude : il est d’abord un homme du sol, il tente de saisir cette terre qui se dérobe, d’entrée. La défaite est sûre. Les tentatives diverses, multipliées, ne font que vérifier, creuser l’échec : il y a bien du tragique en lui. Reste à créer une hauteur de langue, ce qu’il fait, démesurément. « De l’air », « jamais assez de ciel ».

 

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« seule la direction, seule la manifestation continue d’une problématique constante, d’un monde de mots (…) et de conflits qu’il est impossible de confondre avec un autre, nous met à même de voir tel ou tel poète comme inévitable. » (I. Bachmann)

C’est, lui.