Michèle Dujardin • Où tu marches


Michèle Dujardin a publié Abadôn en 2007 aux Éditions du Seuil. Ainsi que divers textes dans des revues papier et numériques (DiptYque, Triages, D’ici Là, Plexus S, Terre des femmes…). On peut suivre son travail d’écriture sur son blog : abadon.


Où tu marches – tirant ta marche, dans la difficulté, vers la plus grande concision du pas – où l’air grésille, se fait rare – à mots de ligne – pierre de schiste brisée, couturée – sèche sous le tranchant – dans l’édifice du blanc polyèdre, immense : le squelette de la montagne, où tu marches – son dedans – hautes arêtes des mots, solitaires comme rapaces nets hachurant le ciel de distance en distance  : toutes faces du polyèdre, les yeux grands ouverts, lumineusement – où tu marches

ici, c’est affronter, endurer – neige par broyage du silence, fait brûlure – chaque sommet accuse tension forte : rocs désagrégés, détachés du bloc de langue, les mots – éboulés par gravité pure, ou forces de cisaillement – chacun seul – d’individualité close et mutique – se repoussant l’un l’autre, cherchant l’air

où tu marches – l’anxiété de ton pas créant secousse, dans le sol qui te porte, qui est peut-être le vide – et toi le vertige de ce vide, son souffle étroit – et très étroitement tu es solidaire, uni à toi-même dans ce petit souffle, sur le fil, ton approche – souffle dans cette langue, exfoliée jusqu’à l’os, dans son élémentaire – structure sonore, évidée, minérale et métallique du mot – vibrant comme une anche

mot est l’étonnement de la langue, comme au diamant sa fêlure : d’où jaillit le jour – mot à toi soudain livré, à vivre : mise en demeure là, dans ce vide plein de ton souffle, à l’habiter aussi de ton tremblement – de ton exténuation – le traverser jusqu’au blanc, l’ouverture échue là, au bord, qui te pousse par déséquilibre des contraintes, au saut – étiré ou rapide – à travers l’espace de l’inarticulé – vers l’éclat prochain, aigu, de l’autre mot

et tu te frayes passage, et tu avances vers le langage – mot à mot et affranchi de toute langue, couvert de cicatrices d’arrachement – courant le risque de la chute, ce retour en toi-même, heurté à toi-même à nouveau, enfermé

haute volée des ruptures en terrasses, où tu marches – îlots perdus en surplomb de la glace : corps sur soi jamais clos de la montagne – polyèdre n’a pas de fin dans l’espace fini de la page

poème là : son infini interne, illuminé dans le rebond

poème va, jamais arrivé, et toujours affinant sa propre résolution

neuve, inouïe, à chaque pas surgit la montagne

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