Luc Garraud • Le chef de gare

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Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


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Le train s’est arrêté quelques minutes, deux hommes ont sorti le cercueil du grand hall de gare et l’ont chargé à l’arrière, dans le dernier wagon, ficelé sur une banquette pour qu’il ne roule pas.

Les wagons sont noirs de monde. C’est un jour triste d’enterrement. Le chef de gare n’est pas monté dans le train pour accompagner sa femme qui va reposer dans la roche, entre les pierres du cimetière qui domine la plage. C’est un jour d’empierrement.

Un chef de gare ça ne voyage pas.

Le train a d’abord ralenti et puis, doucement, s’est arrêté à peine. Il est reparti dans un grincement comme une chenille de fer articulée. Les voyageurs sont tristes derrière les vitres. C’est une sale journée de chien qui restera à jamais dans la mémoire du lieu.

Il y a sur un grand panneau au bord du quai écrit en lettres blanches:

Aujourd’hui je laisse courir le chien

C’est ce jour-là, ce jour-là pas comme les autres, que commença l’écriture du chef de gare.

Le quai est vide, mais le quai parle chaque jour, depuis.

Il n’est plus vraiment dérangé par le monde, il ne refuse rien, aucun train ne s’arrête.

Le chef de gare vit de formules. Il écrit bien visible sur un panneau au bord du quai :

Je vais faire parler le quai

Le lendemain au matin :

Le chien sans laisse s’est lassé de courir

Le soir au retour :

Le chien se lasse d’être détaché

Et puis les jours suivants :

Le chien s’est détaché des choses depuis longtemps

Un chien voyage toujours à pied, jamais en train, jamais.

Au bout de deux semaines, le chien n’avait toujours pas retrouvé sa niche.

La vie a repris son cours et le train aussi.

Le train c’est une machine ancienne pour transporter des gens de plaine, les mener en montagne, peu de gens de montagne le prennent. Le territoire est très accidenté, le train ballote sur les rails et la nature du terrain suffit à terrifier les voyageurs et même davantage certains jours de grand vent. Le long de la voie, il reste des bâtiments longs comme des terrains de foot, larges comme deux piscines olympiques, ils ont servi de dépôts et de gares annexes dans le passé. Tous pareils ou presque à l’intérieur : de grandes banquettes rouges en cuir craquelé, des dossiers usés à pompons et des festons sales et dorés d’une autre époque.

En entrant, en face des yeux, une pendule est arrêtée depuis longtemps. Il y a un seul lustre accroché à une poutre métallique au plafond, avec des dizaines d’ampoules au phosphore, qui donnent le teint jaune. Sur le mur du côté gauche dans le hall, une grande fresque représente un laboureur et ses deux bœufs, elle fait face à l’entrée triomphante en gare d’une locomotive à vapeur, en trompe-l’œil, on voudrait pouvoir l’éviter.

Deux de mes sœurs sont allées à l’école avec ce train. J’étais du voyage aussi, nous tournions autour du même âge. Mes deux sœurs et une amie qui les accompagnait faisaient mon bonheur. On était une espèce de bande accrochée par le cœur. Un jour, j’ai changé de place pour ne plus entendre leurs folies quotidiennes. Deux grands gars sont arrivés de nulle part et ont pris ma place d’habitude, d’un coup comme ça. J’ai regardé ça d’un œil et même des deux par-dessus le dossier de la banquette. On est entrés dans le tunnel et l’obscurité est devenue interminable, plus longue que tout, ça a duré le temps qu’il faut pour que ça arrive.

J’aime le roulis du train, j’aime le bruit de la machine, juste le temps d’apprendre un peu de mécanique et de conduite et je suis devenu à dix-neuf ans conducteur du train des montagnes. J’ai donc eu ce jour-là deux beaux-frères d’un coup, ils le sont encore aujourd’hui.

Le train s’arrête deux fois par jour à Brillant-Sombre, le matin vers sept heures trente et le soir un peu après vingt heures. Un quai étroit, long avec des bancs en bois peints en rouge et en blanc, c’est une toute petite gare. Le train ramasse tout le monde, c’est long de faire le parcours en entier, il faut de la patience pour supporter les cent-douze kilomètres du voyage et ses dix-huit arrêts.

Ici en traversant les montagnes, c’est le train qui fait le lien. Que personne n’ait prévu de descendre et que naturellement en arrivant sur le quai il n’y ait personne non plus qui attend pour monter, le train s’arrête, une minute ou deux, un temps, pour dire.

À Brillant-Sombre, c’est bien ça qui arrive aussi, mais avec une différence, le conducteur a toujours quelques mots en plus à dire, des mots au chef de gare, le même qu’il a déjà vu le matin, qu’il reverra le soir. Prendre son temps pour échanger chaque matin des nouvelles de la famille. Le chef de gare de la toute petite gare où on s’arrête est le beau-frère du conducteur. Le chef de gare de la toute petite gare, il a connu sa femme dans un tunnel. Il y a des échanges de paquets, de mots, de sourires, d’écritures sur des papiers griffonnés, des enveloppes blanches cachetées et mystérieuses. Quelquefois le ton monte, puis retombe aussi sec. Il n’y a que six minutes pour parler, pour se dire des mots, il y a rarement de différents, du matin au soir, le roulis du train porte conseil.

C’est un train journalier, la première gare sur le trajet est immense, elle est sur le plateau aride et sans un arbre, au point le plus haut du parcours. La Grande Gare a été construite pour transporter les ouvriers de la bauxite, et leurs familles.

Il n’a été extrait en tout et pour tout que quelques tonnes de bauxite en surface, tout était prêt, mais plus cher qu’ailleurs, alors la gare est restée. C’est toujours une voie très fréquentée, la seule par la montagne pour rejoindre la plaine au nord en venant de la côte.

Passer le petit col entre deux collines, celui qui regarde la mer, qui fait monter, laiteuse, la marée en brume juste sous les fenêtres à glissières et se sentir d’un coup figé par l’odeur du varech.

Le chef de gare de la grande toute petite gare a fait son temps au-delà de la voie dans l’usine de son oncle où les pions étaient bougés par des pions. À vouloir passer son temps à faire encore plus vite et encore plus vite, il était devenu chef de gare en embrassant une fille dans un tunnel, un baiser interminable. Il ne voyait plus personne et plus personne ne le voyait depuis qu’il était seul, depuis le départ en train de sa femme pour le cimetière de pierres. Sa femme, la deuxième sœur du conducteur du train des montagnes.

Je ne suis pas seul

La phrase écrite sur le panneau du quai fit grand bruit ce matin-là, posée comme ça, sans fard, ni trompette, au passage du matin, au regard de tous. On pensa la même chose en même temps. Le veuf joyeux s’était trouvé une fille, sortie on ne sait d’où, venue de nulle gare, le train ne s’arrêtait plus. Elle avait quoi de plus que la morte, pour prendre si tôt sa place encore chaude.

La journée fut tourmentée dans chaque tête. Les discussions sans fin et stériles. En approchant de la gare au retour ce soir-là, alors que le toit du Monde avait semblé s’écrouler tout au long de la journée. Le train ralentit plus que de coutume et à la lueur des phares on a pu lire, tous, sur le grand panneau :

Je ne suis pas seul, vous êtes là

Les visages d’un coup se sont éclairés, des sourires et quelques larmes. Le train est passé du sombre à la lumière, il a rajeuni de cent ans en un instant. On aurait voulu qu’il n’arrive jamais, qu’il continue toute la nuit sa route enchantée.

Le Chef de gare de la Grande Gare balayait on ne sait quand le quai, des petites tâches journalières.
C’était toujours propre, tellement tôt le matin qu’il oubliait d’éteindre la lumière du quai, en allumant trop tard ou en éteignant trop tôt certaines fois, cela ne devait pas servir à grand chose, peut-être à écrire.

Son long poème en marche pouvait associer des phrases d’un jour à l’autre, il y avait aussi des séries plus longues, le plus souvent elles se suffisaient à elles-mêmes :

Je suis une graine lourde dispersée par le vent

C’était, à chaque passage du train, toujours particulier. On attendait de lire, on se passionnait, on était impatient de rentrer en gare, dans une gare où on ne s’arrête pas comme à l’habitude mais où on passe au ralenti, bien différente, une gare qui fait passer le voyage plus rapidement. Même, si par je ne sais quelle étourderie, on avait oublié de regarder un soir ou un matin, en train de penser ailleurs sur l’instant, au passage, on ne mettait pas longtemps à demander à son voisin s’il avait vu la phrase.

Un jour, chacun dans son sommeil, personne n’avait fait attention au ralentissement, personne n’avait rien vu, on a demandé à tout le train. C’est le conducteur de la machine, toujours attentif et rassurant, qui l’annonça pour tout le monde au micro, la phrase prit ce soir-là une signification, un sens bien particulier :

Les lentilles ne voient rien la nuit

C’est vrai qu’on aurait loupé quelque chose, surtout que le lendemain matin ce fut encore plus énigmatique :

Elles sont sourdes aussi

Pendant plus de quinze jours, on ne parla que de lentilles, tout fut décliné, on ne comprenait pas tout, sorties du contexte journalier ça ne voulait rien dire, mais à la suite et dans le rythme soutenu des jours, ça ressemblait à un bout de poème sur la vie, sans aucun doute, à moins que ce ne soit un peu plus compliqué que ça :

Je suis un caillou marbré de brun comme une lentille

Je me cache comme les lentilles dans les cailloux

Le dessin sur ta peau est un emprunt aux pierres

Je me cache sur ta peau

Il parlait tous les jours aux voyageurs du train.

Plus jeune, il avait fait le tour du monde sur les rails, rien ne le destinait à devenir solitaire, ni chef de gare :

Je me sens suréquipé pour la solitude

Au quotidien, on le savait un peu taciturne et sombre, certains jours ce n’était pas vraiment la joie :

La mort est un doux voyage

, le matin pour l’aller,

J’ai le droit d’attraper toutes les maladies du monde

, le soir au retour.

Heureusement ça ne durait pas très longtemps:

Berbec a été mauvais

On avait tous vu le match de la veille où Berbec avait manqué l’immanquable, face au but vide, on était bien tous de son avis, mais un peu moins tout de même, quand il nous proposa de remplacer, sur son message du soir au retour, Durand par Duchamps dans les cages avec pour argument qu’ « il arrête tout les yeux fermés », on s’est tout de même dit, faut voir.

On pensa un temps, tous ceux du train, que le chef de gare de la grande petite gare abandonnerait son quai pour un autre. Qu’il demanderait à voyager en levant la main, pour faire arrêter le train de son beau-frère, pour monter dedans. Lui qui ne l’avait plus pris depuis le collège.

Alors un matin comme chaque matin, on avait espéré en relisant les phrases dans nos têtes, on se le disait depuis plusieurs jours, ça va se faire. Voir pour la première fois sa silhouette inconnue de beaucoup, le voir lancer son bras au conducteur, lui faire un signe, même un petit, mais ça n’est jamais arrivé. Le lendemain et les jours suivants non plus, la vie du train a repris son cours et les phrases aussi.

C’était l’attraction à chaque passage, une gare arrêtée qui regarde passer le train deux fois par jour, c’est tout à fait normal. Une gare où l’on ne s’arrête plus, ça arrive aussi, elles sont de plus en plus abandonnées aux herbes et aux arbres. Mais une gare où l’on ralentit pour lire au bord du quai, le temps et la vie qui va, ce n’est pas banal. Une gare de décor de cinéma, pour jeter un regard sur ce qui se passe, pour alimenter la journée et la nuit en questions, un lieu de fabrique.

Les jours sombres je vis dans une cage les choses sont claires même la nuit

On retrouva un carnet avec des phrases comme ça, ou d’autres comme celles-ci:

Je cherche un monde qui n’est pas en guerre

ou

Je suis sur le quai d’où partent tous les voyages


*

Le train a arrêté sa course depuis longtemps, il a été remplacé par un bus qui fait la liaison plus rapidement. Il ne prend pas la même route et s’écarte assez souvent du tracé de la voie du chemin de fer.

La grande petite gare du poète est toujours en place. Toutes les autres gares ont été démantelées. Depuis dix ans le train ne circule plus, mais chaque matin et chaque soir, il y a toujours une phrase nouvelle que plus personne ne lit. On a détruit la voie en soulevant chaque traverse comme on t’arrache une dent.

Ce matin, sur le quai, le chef de gare est parti en voyage.


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