Mahigan Lepage • La machinerie du roman (‘Daewoo’, de François Bon) (3/3)

Né en 1980, Mahigan Lepage a publié des livres numériques aux éditions publie.net (Carnet du Népal, Vers l’Ouest, La science des lichens) ainsi que des livres papier aux éditions du Noroît (Relief) et chez Mémoire d’encrier (une version révisée et augmentée de Vers l’Ouest). Il a complété en 2010 un doctorat en cotutelle entre l’Université du Québec à Montréal et l’Université de Poitiers. Son site personnel, Le dernier des Mahigan (mahigan.ca), se veut un lieu d’exploration de l’écriture et de l’image.


Partie 1Partie 2


3. La Machine herméneutique

La troisième machine – la machine herméneutique – agit en étroite collaboration avec la machi­ne enregistreuse. Il s’agit d’une machine de « production » en un sens bien précis : elle pro­duit des documents, comme preuve si l’on veut – preuve du désastre. Or, il arrive que cela passe d’abord par un mécanisme d’enregistrement : les documents sont alors soi-disant enregistrés ou recopiés, au même titre que les images et les voix. Ici, par exemple : « Évidemment, photographiant la double page punaisée sous la vitre du terrain de dressage, jamais je n’aurais pensé la recopier dans mon livre (je n’ai qu’un petit appareil numérique bas de gamme, mais dont le bouton symbolisé par une fleur signifie qu’on peut photographier de près » (DA : 191). L’écriture, rivalisant d’ingéniosité technique, se fait photocopie. Là où cependant il y a dépassement de la machine enregistreuse, c’est quand le narrateur se met à interpréter les docu­ments.

La machine herméneutique était déjà perceptible dans le deuxième fragment (Daewoo en Lor­raine, repères), où elle produisait les chiffres, les statistiques, mais sans en proposer encore une véritable interprétation. Elle mettra du temps à s’installer et à s’activer, sans doute en raison de sa complexité et de son caractère abstrait, qui l’inscrivent dans une sorte de secondéité. C’est seulement au milieu du livre qu’elle démarrera pour vrai. Et elle sera féro­ce. Il faut la voir, dans le fragment Incendie, violence, révoltes : Cellatex et les autres, déconstruire l’un après l’autre les systè­mes et les discours industriels et financiers :

Après Cellatex, c’est une contagion. Dans les brasseries Heineken d’Adelshoffen, où on fabrique de la « bière premier prix ». Ça se vend moins que les « bières de marque », mais les bières de marque étiquetées (Adelscott par exemple), Heineken les fabrique dans une autre usine (et celle étiquetée « bière d’Alsace », le groupe la fabrique en Italie). (DA : 126)


La littérature s’attaque ici à ce qu’elle connaît le mieux, à ce qui la constitue intrinsè­que­ment : la langue. En réaction au « démontage de plusieurs machines » (DA : 126) par le groupe Heineken, elle démonte les mensonges (forcément langagiers) qui sous-tendent les actes de fermeture et de licenciement. Les discours, souvent négligés au temps d’une certaine idéologie marxiste comme relevant du superficiel (de la superstructure considérée comme « pâle reflet »), deviennent ici le centre du combat esthétique et poli­tique. Dans l’extrait suivant, les syntaxes des bien-pensants sont immédiatement corrélées avec l’i­dée de contrôle ou de commandement :

Et, parallèlement, le verbiage des bien-intentionnés de la société libérale. Écoutons-les, buvons à la santé de la « novlangue ». Avec des excuses pour la qualité des syntaxes, mais ce sont ceux-là qui nous commandent ou y prétendent. Ceux qui décident. Je souligne :

« En effet, la facilité avec laquelle une personne sans emploi en retrouvera un autre dépend de la rapidité avec laquelle les entrepreneurs peuvent se départir des produc­tions ne répondant plus aux attentes des consommateurs – qui sont eux-mêmes littéralement les employeurs des entrepreneurs. […] » (DA : 128)


La machine herméneutique produit des documents, des slogans, des discours, puis elle les inter­prète, les analyse, les démonte patiemment.

Dans la deuxième moitié du roman, elle prendra de plus en plus d’importance. C’est elle qui produira le rapport d’incendie du château de Lunéville (Incendie : Lunéville, le château). C’est aussi elle qui interprétera les inscriptions du cimetière des chiens (Perspectives pour l’em­ploi : le cimetière des chiens). C’est encore elle que l’on verra à l’œuvre dans le fragment intitulé Du dressage comme allé­gorie, une découverte. Au cimetière des chiens, le narrateur avait remarqué l’offre de formation de « maîtres-chiens ». Alors :

J’avais du temps, j’ai voulu voir de plus près.

Dans les pages jaunes des villes de la communauté d’agglomération, on relevait cinq espaces canins déclarés : Toutou Much, K’niche, Cath’Pattes, Dandy Dog, Estetic’Chiens, et une association de bénévoles : Le Cœur en plus, qui proposait ses propres services de toilettage pour financer ses œuvres animalières (« mobilisation pour des espaces d’hygiène dans la ville »). (DA : 189)


On a peine à croire qu’un tel passage ait pu passer pour vrai aux yeux de certains lecteurs professionnels. Imagine-t-on la personne de François Bon cherchant, dans un bottin télépho­ni­que de la Lorraine, les espaces canins déclarés de la région! On comprend en tout cas qu’un tel fragment ait été réservé pour une étape très avancée du roman (il s’agit du quarantième fragment sur un total de quarante-neuf) : il n’aurait pu être acceptable sans le travail subja­cent d’une machinerie d’illusion bien huilée. D’ailleurs, la machine herméneutique va y rece­voir l’appui de la machine ambulatoire – pour rejoindre l’association canine et la lier discrètement à l’usine : « J’étais repassé devant Daewoo et j’avais filé tout droit » – DA : 189) – et de la machine enregistreuse (la « photocopie » citée précédemment provenait de ce frag­ment). On produira la petite annonce d’un chien « déclaré incompétent » par la gendarmerie. Puis on suivra de près le texte de la « charte de dressage » : « Je l’avais photographiée de façon à en disposer ensuite sur mon ordinateur » (DA : 190). Cette charte, qui dicte ce que doit être la relation du maître et du chien dans le contexte du dressage, deviendra, comme le titre du fragment l’indique, une allégorie du rapport entre les dirigeants d’entreprise et les ouvriers. Dans l’intervalle entre les citations de la charte, le narrateur s’en explique, au nom de l’auteur :

Mon travail, c’est de rendre compte par l’écriture de rapports et d’événements qui concernent les hommes entre eux. L’énigme, c’était Daewoo vide, mais à chercher ainsi ce qui porte trace et fait mémoire, il semble que chaque manifestation de la ville participe de la fresque et la complète, s’y insère de façon aussi serrée et nécessaire que dans un puzzle. (DA : 190)


Tout fait nécessairement signe à l’intérieur d’un monde entièrement recréé par la fiction. Doit-on s’étonner, alors, de voir le verbe « signifier » ainsi souligné : « L’animal doit toujours comprendre qu’entendre certains mots signifie [c’était écrit au pluriel : signifient] faire certaines choses » (DA : 191)? Chaque mot cité est pesé au trébuchet : « Le mot élever ne signifie pas seulement prendre soin, mais aussi éduquer, dresser » (DA : 191; c’est l’auteur qui souligne).

On n’a pas affaire, pour autant, à une littérature allégorique. L’interprétation n’est pas fixée sous la forme d’une parabole, mais présentée comme recherche, com­me questionnement. Aussi, dans les derniers paragraphes du fragment, les formules interrogatives vont se multiplier : « Est-ce que le vocabulaire et les phrases qui circulent ainsi, déposent ainsi et s’amassent à un moment donné de la vie d’une société la caractérisent? » (DA : 193) Ou bien : « Jusqu’où ces textes naïfs sont le miroir d’un état du monde qui les produit, exorcisant ici ses peurs ou avouant ce qu’il en est pour lui de l’autre? » (DA : 194) Le déchif­fre­ment allégorique s’in­s­crit à plein dans la stratégie fictionnelle et guerrière du roman. Il ne prétend pas à la vérité, mais au combat. Le fragment suivant sera justement intitulé Combats de chiens : un rapport sur la gendarmerie de Fameck et il produira de faux documents sensés attester l’existence à Fameck d’un programme de combats canins orchestré par la gendarmerie locale… Ce sera l’occasion de mettre un peu de rouge sang dans un monde qui efface les couleurs de la misère :

[V]oici un texte écrit par un collégien de même pas treize ans :

« Il y a des adolescents qui viennent faire des combats de chien sur le terrain vague, juste à côté de la grande surface où tout le monde va faire ses achats. Les rottweilers font des carnages. Il y a du sang partout. »

C’est aussi gai qu’une corrida, pour ceux qui les admirent. (DA : 195)


La fiction révèle le réel comme une photographie, quitte à ces couleurs un peu criardes, quitte à cette visibilité « aveuglante » (Rancière).

4. La Machine théâtrale

Les machines enregistreuse et herméneutique opèrent dans un espace presque entiè­re­ment graphique. Photographie, phonographie, rapports, « vieux papier » (DA : 72) : tout est scripture, graphie. Même les « paroles » des entretiens sont immédiatement ressaisies par l’écri­ture et reportées dans le livre conçu comme registre. La machine théâtrale ne permettra pas vraiment d’échapper à cet espace, mais elle va déplier, depuis là même, une surface de jeu où l’illusion d’une parole vive et incarnée pourra advenir.

Cette machine se manifeste d’abord dans les huit fragments disséminés dans le texte et identifiés comme des extraits prélevés au théâtre : Théâtre, extrait un : « samedi soir danse », Théâtre, extrait deux : de la faculté de révolte, Théâtre, extrait trois : délégation auprès des politiciens, et ainsi de suite jusqu’à Théâtre, fin : perspective. Le roman tisse ainsi une tra­me théâtrale en filigrane de la trame narrative principale. Sou­vent, des histoires « recueillies » dans les entretiens vont être reprises sous forme de dialo­gues théâtraux. Par exemple, le fragment Théâtre : chômage et vie privée, le sac reprend la thématique du fragment antécédent : Chômage, vie privée.

En fait, la trame dramatique et la trame narrative sont entretissées très étroitement. D’ailleurs, le théâtre est soutenu et légitimé par le dispositif principiel de fiction ainsi que par les autres machines de l’artillerie romanesque. Aussi est-il présenté comme vrai. Non pas que le contenu ou la forme des dialogues paraissent « authentiques » ou « réalistes ». Mais la repré­sentation théâtrale elle-même, comme événement, est inscrite à l’intérieur de la trame narrative du roman :

Florange, mars 2004. Dans la communauté d’agglomération de la vallée de la Fensch, près de Fameck et d’Hayange, c’est à Florange que se trouve la principale salle de théâtre, La Passerelle. Ciment nu, fauteuils rouges, une soixantaine de personnes seulement, mais c’est notre première tentative publique, là, presque à portée de vue de l’usine, plusieurs des anciennes salariées dans la salle. On m’a raconté com­ment, dans les deux usines, Fameck et Villiers, à majorité féminine, le dernier jour avant l’évacuation on avait fait une fête : on peut donc danser sur un tel dé­sas­tre? Au début Tsilla seule, rejointe ensuite par Ada et Naama.

ADA : – Tu ne danses pas?

TSILLA : – Je n’aurais même pas cru, qu’on danserait. (DA : 18-19)


Je sais que Bon a écrit une pièce de théâtre intitulée Daewoo et qu’elle a été présen­tée dans une mise en scène de Charles Tordjman (celui-là même qui a été nommé lors de l’explo­ration des « intérieurs usines »). Une brève recherche sur Internet suffit d’ail­leurs pour confirmer l’existence d’un théâtre La Passerelle à Florange. Il semble même qu’on y ait pré­senté Daewoo, la pièce[6]. Sans doute la plupart des extraits théâtraux du livre Daewoo sont-ils prélevés directement de la pièce. Reste que le statut de ces énoncés se modifie à l’inté­rieur du cadre narratif et fictionnel du roman. Car la « machinerie » (au sens théâtral, juste­ment) qui sous-tend la parole théâtrale doit alors être recréée de toutes pièces. Au théâtre, on n’a pas besoin d’établir la réalité du lieu, des corps et des voix : ils sont . Mais dans le roman, pour que l’illusion fonctionne, il faut tout reconstruire. D’où l’importance de l’« introduction » (au­tre forme de la pénétration machinique) dans les extraits théâtraux : on pose le lieu (Flo­range, proche de Fameck et d’Hayange), le décor (ciment nu) et la salle (fauteuils rouges). On établit une ligne de perspective avec la « réalité » de l’usine (« presque à portée de vue »). On va même jusqu’à fait croire que le thème de l’extrait repose sur la cueillette d’un témoi­gnage (« On m’a raconté comment »).

Le roman n’est donc pas « fécondé par le théâtre », comme le croit Dominique Viart1. Il nomme « théâtre » son propre espace de jeu, sa machinerie et sa scène d’illusion. La machine théâtrale libère les potentialités emmagasinées par les autres machines. Elle sous-tend une parole – celle des dialogues, lesquels ressemblent souvent davantage à des mono­logues alternés – considérée comme « réelle » et libre pourtant de tous les écarts poétiques ou littéraires. C’est cela, l’illusion : faire accepter l’art comme vrai. Dès lors que l’on a posé le fait littéraire comme réel, il devient possible de rejouer le réel sur la scène de la lit­té­rature.

Dans les derniers fragments de la pièce, le champ d’action de la machine théâtrale ne se limitera plus aux « ex­traits » identifiés comme tels. On la voit ainsi à l’œuvre dans le frag­ment significa­tivement intitulé Illusion plus que théâtre : la copine qui déprime, dont voici l’« intro­duction » :

Retour à l’hôtel des Voyageurs de Fameck en septembre, chambre dix, seul client du premier étage. Et de la fenêtre au loin les immeubles illuminés, leurs lentes variations de lumière, pièces qui s’éteignent, téléviseurs synchrones ou pas. Et de la quantité d’appartements que j’apercevais, combien encore de voix et mains qui avaient passé par Daewoo? Le théâtre vous vient dans la tête par éclats brefs, juste une image où c’est dans votre tête que se joue le décor nu. Rien de plus qu’une pièce vide, où une femme est immobile, assise. La porte s’ouvre (la porte de ma cham­bre s’ouvre), l’actrice entre. Le théâtre, ce n’est rien de plus qu’une chambre dont une paroi est enlevée, j’ai pensé. Si celle qui était là, immobile et silencieuse, est per­sonnage ou actrice, c’est l’ambiguïté justement qui permet d’écrire. (DA : 185)


Le théâtre devient ici une simple modalité de l’écriture artistique, littéraire. Une manière de confondre la réalité et la fiction, l’acteur et le personnage, ou de « jouer dans » l’espace du réel (ici : dans une chambre d’hôtel).

Si bien qu’à la fin, le théâtre se suffira comme « imagination ». Dans le fragment intitulé Théâtre dans l’usine (une imagination), le narrateur décrit son « rêve de théâtre » :

Dans mon rêve initial de théâtre, les gens – on pouvait mettre à leur disposition depuis Nancy, Metz ou Thionville des bus qui les emmenaient dans la vallée de la Fensch, dans le bâtiment vide de Daewoo à Villiers ou Fameck – une fois arrivés dans l’usine marchaient librement dans le hall principal faiblement éclairé, tandis que les lieux qui y donnaient par des vitres : bureaux des chefs, la longue cantine self-service, couloirs de desserte, étaient violemment surexposés. On laissait au sol les marques tracées pour la circulation, les emplacements de machines. On laissait aux murs les indications que j’y avais vues, ainsi que les extincteurs, les arrivées d’air et tout ce détail d’objets de l’industrie. Puis le hall était mis au noir et les actrices se déplaçaient, équipées de micros à émetteur haute fréquence, au milieu mê­me des spectateurs, la voix retransmise dans l’ensemble du hall par des enceintes dis­posées aux quatre coins, tandis qu’une simple poursuite l’éclairait, elle et ce qu’elle isolait visuellement de l’usine par sa présence mobile, une porte, un enca­drement, une géométrie. Et chacun prenait succession de l’autre pour l’enchaîne­ment des répliques : […]. (DA : 212-213)


S’ensuit la « transcription », parfaitement fictive et présentée comme telle, de ces répliques. Le procédé ressemble beaucoup au « dispositif noir » d’Impatience2, si ce n’est qu’il s’insère ici dans la mécanique plus globale du roman. L’« imagination » du fragment Théâtre dans l’usine (une imagination) jouit en l’occurrence de la légiti­mité préétablie de la fiction. Elle est acceptée comme réelle, à titre d’imagination, sans égard à son contenu narratif. Elle fait en quelque sorte partie de l’« enquête », une enquê­te qui prend un tour de plus en plus artistique et s’impose progressivement comme « quête » et comme « recher­che », au sens littéraire. Ce qui incite d’ailleurs à lire différemment les deux dernières phrases du roman : « Et laisser toute question ouverte. Ne rien présenter que l’enquête » (DA : 247). N’est-ce pas le livre, comme questionnement, qui demeure au bout de lui-même « ou­vert », en tant qu’il n’est rien que le récit du chemin heuristique et artistique qui y conduit (déambulations, enregistrements, interprétations et théâtralisations)? Le fragment Théâtre dans l’usine (une imagination) résume bien, en tant que manifestation particulière de la machine théâtrale, l’efficacité globale de la ma­chinerie du roman. Le possessif employé en ouverture – « Dans mon rêve » – reprend tout en finesse la forme narrative à la première personne. Cela suffit à légitimer le rêve. Mais vite on glisse dans la fable théâtrale. Les verbes à l’imparfait se succèdent et on en oublie presque qu’il s’agit là d’une fiction, d’une imagination : « On laissait au sol… », « Puis le hall était mis au noir… », « Et chacune prenait la succession… ». Les voix enfin résonnent, et l’on adhère à leur réalité théâtrale. L’art même s’est imposé comme vrai : voilà l’artifice. Et cela a lieu dans l’usine, au milieu des marques négatives des machines démontées, rendues par là même visibles.


Un incendie dans le livre

Roman artificier, Daewoo ne fait pas seulement la guerre avec art. Il fait aussi art de la guerre, c’est-à-dire qu’il arrache du visible et de la beauté au réel à force de stratégies et de dispositifs fictionnels. C’est la guerre elle-même, la guerre que le roman mène contre l’effacement du monde, qui produit en fin de compte l’éclat esthétique. Il me semble que ce processus se trouve mis en abyme dans l’image du feu qui court dans le livre. L’incendie se concentre au milieu du roman environ, en une suite compacte de dix fragments intitulés Incendie, violences, révoltes, suite interrompue seulement le temps d’un « hommage » (Hommage : Isabelle Banny). N’est-ce pas là le symptôme par excellence de la guerre et de l’artifice? La littérature, par le biais de la fiction, s’attaque à l’effacement en incendiant les usines fermées. Le feu surexpose l’invisible, éclaire la nuit même. Il résume la violence, la résis­tance, la guerre, l’artillerie. En même temps, il déploie cette « visibilité aveuglante » dont parle Rancière. Le feu aveugle, brûle les yeux, produit un écran de fumée (on n’y voit que du feu…). Il force à ne plus voir que cette beauté-là, ce feu d’artifice. Beauté « artificielle » si l’on veut, mais beauté tout de même; brillance esthétique qui n’est pas la réalité elle-même, mais le résultat de la friction entre les mots et le monde, entre le langage et le réel. L’in­cen­die au milieu du livre renvoie en somme à l’esthétique artificière du roman, telle qu’elle se réfléchit, dans le passage suivant, au miroir de la peinture :

[C]e qu’on souhaiterait extorquer du réel, même ici à Fameck, c’est comme du Jé­rôme Bosch avec les mots, où il y aurait de la nuit, des éclats de fresque, d’étranges inventions, et le surgissement en gros plan de visages comme palpés. Plus l’arrière-fond d’incendie, tel que je revoyais dans Jérôme Bosch (un peintre pour écrivains, m’avait dit autrefois un ami sculpteur). (DA : 83-84)


Nuit (invisibilité du réel), inventions étranges (ingénierie sophistiquée), éclats et incendie (visi­bilité aveuglante) : cette image résume l’action de la machinerie du roman.

Ainsi la littérature a su s’imposer, en tant que littérature, en tant qu’art, comme présence et production, machine de guerre et usine, là même où le réel se retirait dans la vacance et l’invisibilité. Par la fiction, l’illusion, l’artifice, elle a renversé l’ordre du sensible, mettant du dire là où il n’y avait que silence, du voir là où il n’y avait que murs et masques, du faire et du mouvement là il n’y avait qu’arrêt et fixité. Il ne s’est pas agi de représenter le monde, mais de lui opposer un autre monde, une autre ordonnance, où visages, voix, corps – pas tels ou tels visages, pas une voix ou un corps particuliers, mais leur sensation même – accèdent à la présence. Comment cet effort particulier de Daewoo s’inscrit, à travers la notion de « présent » justement, dans une continuité esthétique qui va de Sortie d’usine jusqu’aux écrits web d’aujourd’hui, et comment cette « esthétique du présent » – proposition temporelle qui engage aussi un rapport neuf à l’espace, au visible et au dire – a valeur de geste politique dans le monde contemporain, c’est ce que je montrerai dans un essai à paraître prochainement sous le titre François Bon : la fabrique du présent.



[6] Voir le site Internet de la ville de Florange : http://www.ville-florange.fr/article1530.html (page consultée le 5 juin 2010).


Let”s get retarded
Retour vers le futur

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  1. Dominique Viart, François Bon : étude de l’œuvre, Paris, Bordas (coll. « Écri­vains au pré­sent »), 2008, p. 103-119.
  2. François Bon, Impatience, Paris, Minuit, 1998.

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