Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-07)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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C’est un lieu public, avec des machines à sous, des flippers et de juke-boxes et des lumières qui clignotent. Il y a un bar, des tabourets hauts, mais personne pour servir et ils sont seuls.

Cela peut être aussi un salon de catalogue néo-confortable en cuir ou en velours, avec des tables basses en métal ou en verre, des lampes, des candélabres. Ils y sont seuls.

Ou encore une cuisine ordinaire , avec une table bon marché, des chaises et un banc de coin. Ils sont tout seuls.

Ou même la salle d’attente d’une vieille gare, ou un peu de tout cela en même temps. Mais ils sont seuls.

Cependant, la présence d’un juke-box, d’un billard et d’une cabine téléphonique est obligatoire.

Ils sont très bien habillés ; un peu démodés mais lisses, nets et brillants. Elle a les ongles et la bouche très rouges. Ils ont l’air de porter des caleçons US sous leurs pantalons.

N.Ph. est assise sur le billard, les jambes pendantes et le dos voûté. De temps en temps elle tousse. Chacun à son tour sert à boire. Pour servir, ils mettent un tablier. N.Ph. tousse. Elle a les pommettes très rouges. La musique qu’on entend si on veut et si ils veulent est la valse de la Traviata.

Ils jouent au billard et elle les dérange parce qu’elle est assise dessus. Ils ne le disent pas. Elle ne le dit pas. Elle s’arrange pour qu’il leur soit difficile de jouer, ils s’arrangent pour qu’il lui soit difficile de rester assise là. Ils se raclent la gorge, tapent du pied, pianotent. Elle tousse le plus misérablement possible, croise et décroise ses jambes.

Rogojine s’approche d’elle pour lui parler, puis, changeant d’avis, il entre dans dans la cabine téléphonique. Le téléphone, posé sur le bar, sonne. Le Prince met un tablier et va décrocher.


Le P. — Le Sous-sol, j’écoute…..Nastassia Philipovna on vous demande, c’est pour vous Nastassia Philipovna. (Il crie.) ON DEMANDE NASTASSIA PHILIPOVNA AU TELEPHONE !


Elle descend du billard et va lentement vers le téléphone en tournant du cul aussi exagérément qu’elle peut, en toussant, et sans regarder vers la cabine.


N.Ph. — Allo, qui est à l’appareil ? Ah, Rogojine, c’est vous. Comme c’est gentil d’appeler. Il y a si longtemps qu’on ne s’est vus ! Venez un jour, pour le thé. Si vous saviez comme je m’ennuie… Au billard ? quelle idée ! Non, je n’y joue jamais. Et vous ? Ah, quand personne n’est assis sur le billard… Je ne vois pas du tout ce que vous voulez dire.
Vous m’expliquerez demain, n’est-ce pas, je compte sur vous. Au revoir, Rogojine !


Elle raccroche. Elle s’adresse au Prince qui a enlevé son tablier.

N.Ph — C’est un mufle vous savez, Rogojine, ce type, c’est un sale mufle. Vous jouez au billard, vous ? Vous savez bien, ce jeu avec une queue et des boules.


Elle éclate de rire, et son rire un peu grossier s’achève en une quinte de toux très réaliste.



A suivre : 123456789

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