Guillaume Vissac • t • 02

Nous somme très honorés d’accueillir pour l’été une série de Guillaume Vissac intitulé t. Guillaume Vissac est auteur et éditeur. Il est l’une des valeurs sûres de la littérature à venir. Il publie ses textes ainsi que son journal et une traduction quotidienne d’Ulysse de Joyce sur son site Fuir est une pulsion.
A suivre tous les jeudis.

 

meutes ou nuées de libellules

Là-bas, je voulais faire mais j’avais pas la force. Les autres autour de moi font. On s’est retrouvé quinze ou vingt près de la zone sans avoir à nous consulter. Des langues diverses. Nos corps. Elles, eux, ils ont la force. Ils sont dans le mouvement. J’ai pas la force, je n’ai plus de bras, plus d’épaule, plus de nuque, j’ai besoin de mes mains pour me tenir la tête dans le ventre et j’ai plus de genoux, de chevilles, d’articulations lentes, j’ai la tête inclinée, on me dit j’ai la tête inclinée, j’ai de la déglutition dans la bouche, j’ai pas la force de vouloir avoir la force et j’ai des courbatures, aux gestes, des courbatures à l’immobilité, des courbatures dans le sommeil et dans le dos le jour, la nuit, le matin. Faire un geste ça me coûte. Faire le geste d’écarter les branches et les épaules, faire le geste de lever la jambe ou la nuque, de lever le genou, d’enjamber la souche morte, de me recueillir sur la souche morte, de bénir la souche morte avec un regard ou un œil, de penser le mot œil ça me coûte, le souvenir d’un air qu’on m’a murmuré à l’oreille l’autre jour ça me coûte. Le souvenir d’un souvenir, le souvenir d’une chanson. Une chanson ça me coûte. Quelqu’un vient me prendre à l’épaule et je me retrouverai dans ses yeux. La nuit fond sur nous comme la salive. Il n’y a pas de mots. On me met le cou sous un coude et du bras on m’aidera à marcher. On me dit qu’on y est, je me suis réfugié dans ce corps qui me porte. Je n’ai plus besoin de mes yeux, on me dit endors-toi. Ferme les yeux, on m’a dit. Tu n’as plus besoin de tes yeux, moi je te les prête, les miens. J’ai senti le souvenir des libellules me prendre ou me saisir (des meutes ou des nuées). Je pouvais tout aussi bien m’en remettre au poids de l’autre alors. Celui ou celle contre quoi je m’appuis pouvait aussi bien être un ours ou un arbuste. Les yeux fermés c’est plus facile. Je me suis senti marcher sans mon corps dans le reclus de mes yeux clos et dans le chuchotement des feuilles et des branchages qui pliaient tant de fois contre nous. Ces bruits venus me dessineront des chants.

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