Guillaume Vissac • t • 01

Nous somme très honorés d’accueillir pour l’été une série de Guillaume Vissac intitulé t. Guillaume Vissac est auteur et éditeur. Il est l’une des valeurs sûres de la littérature à venir. Il publie ses textes ainsi que son journal et une traduction quotidienne d’Ulysse de Joyce sur son site Fuir est une pulsion.
A suivre tous les jeudis.

 

la faune vivante près de la zone de T.

Un groupe de gens se retrouvent à traverser la zone de T. en quête de vie sauvage et de rêves éveillés.
Ils n’en ont pas conscience mais sans Svetlana Alexievitch et Seb Ménard cette écriture n’existerait pas.

 

le lynx à Tchernobyl

C’était chez quelqu’un oui mais qui ? Ce qui est sûr, c’est que c’était en altitude et chez quelqu’un. C’est plein d’une vingtaine de personnes qui se frôlent plus ou moins et l’un de nous dira que la musique est sinistre. La musique ira lentement, oui. C’est des riffs électro d’atmosphère. C’est triste, peut-être qu’on peut dire que c’est triste. On est là à pas se voir, sauf qu’on se marche dessus. Les uns contre les autres, on se marcherait dessus. Y avait de la sueur et des nuques, ça sentait ça, la sueur, on l’avait dans les yeux. Des gobelets en plastique dans nos poings gros comme ça, pleins de liquide fluo avec assez de lumière pour gicler hors des verres, hors des gangues de plastique, hors de nous regardant, tordus ou bien masqués par la blancheur stroboscopique. Des flashs de lenteur nous viendront dans les dents. On se fait passer des trucs à mettre sous la langue et la tête en arrière on attend que ça kick in. La musique deviendra plus ou moins pas si triste, peut-être que la playlist elle change. On connaît pas chez qui on est, on connaît pas grand monde. Quelqu’un dit qu’il vaut mieux se mélanger (à moins qu’il soit question des trucs qui fondaient sous nos langues ?). Toujours est-il qu’on ira se défaire de nous autres et on se retrouvera chacun notre tour à parler à d’autres bouches, on aura ça qui nous tiendra au corps, se focaliser sur les bouches, de voir venir les bouches avant qu’elles parlent, de voir avant de les entendre les bouches venir et les sons mis dedans. On s’est parlé de nous-mêmes, on a dit d’où on venait, chacun respectivement, à divers endroits de l’appartement et quelqu’un fume sur le balcon, se fait des lignes de fumée blanche, on dit beaucoup moi je. La nuit, c’est ce qu’il y a de meilleur (quelqu’un dit ça au sujet de celui ou bien de celle qui fume). On voit pas bien. On voit pas quand on nous prend par le bras pour dire danse. Danser, c’était remuer plus ou moins rythmiquement bien sur une série d’ombres hachurées qui vivent là sous nos semelles. À un moment donné (on se retrouve toujours plus ou moins au niveau du sol à examiner les marques de chaussures et les disparités entre les marques de chaussures et la forme des semelles de chacun, il faut être au niveau du sol froid pour faire ça), à un moment donné quelque chose percera dans la coulée du son, dans la playlist heureuse. Et là je perdrai tout de l’ordre intérieur qui me fait tenir debout. C’est une chanson que j’ai oubliée qui existait dans ma mémoire, que j’ai dû entendre à un moment précis, même pas poignant mais beau. C’est juste une belle chanson un peu triste qui parle des feuilles l’automne, ou quelque chose comme ça. C’est pas ma langue c’en est une autre mais je comprends. Faudra que je m’isole pour aller pleurer dans le dos des autres. C’est l’effet que me fait cet air intempestif et de l’entendre ici c’est cru, c’est cru de n’avoir pas d’arme contre ça, l’entendre dans l’intempestif, l’entendre hors de son temps, en pleine playlist atmosphérique dans laquelle on nageait plus ou moins mal à vue. Quelqu’un est venu me suivre là où j’ai disparu pour être triste seul. Il y aura des doigts venus sur ma nuque et mon front. Les paroles c’est très simple. J’ai de la chair de poule sur de la chair, ça se voit. Je chante pas, je murmure des mots issus de la chanson. Tout le monde sauf moi… J’ai de ça dans la gorge et dans le nez, la bouche, j’en ai plein la bouche et les tempes, et on essaye de m’aider à éponger tout ça. Je vois pas son visage. Il y a des mots bien sûr. Il y a toujours des mots. Regarde. Le son d’une application blanche sur l’ardoise d’un écran nous a tiré hors de nous, hors de l’instant présent. C’est suivi d’un message, ce sont des mots très brefs. Le lynx est revenu à Tchernobyl. Le lynx, c’était l’espèce. Certains disaient vouloir y aller voir. D’autres seront déjà sur place. Ils vivent là-bas, disent-ils, près de la zone ou dans. Qui pour ne pas vouloir aller suivre le lynx ? Nous sommes trois quatre à pas se connaître ici mais quelque chose nous pousse à répondre à l’appel de ce mot qui circule dans nos paumes. Vous venez ?

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