Francesco Pittau • Fin de journée

pittauFrancesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.

 

Elle avait renversé le verre du plat de la main, puis regardé le lait se répandre sur la toile cirée et dessiner ainsi le fantôme d’une pieuvre. Le lait avait goutté sur le carrelage avec un bruit d’aiguilles. Ensuite elle s’était levée, laissant son père, stupéfait, écouter le cliquetis du lait. En passant dans le hall d’entrée, hop ! elle avait croché son vieil anorak d’un balancement du bras, l’avait enfilé d’un seul mouvement et bondi sur le trottoir recouvert d’une mince couche de neige gelée et patinée par les piétinements de la journée.  Une seconde durant, elle hésita, se retourna vers la maison. La porte restée ouverte montrait le corridor pénombreux, les escaliers étroits à droite et, tout au fond, le rectangle cassé de la porte de la cuisine.

« Y va s’ réveiller et s’ foutre à mes trousses ! » Elle démarra aussitôt d’une foulée qui tremblait. « Ja-mais-ja-mais-ja-mais… » Des larmes lui montèrent dans la gorge depuis le ventre. Il lui sembla entendre qu’il l’appelait mais ce devait être une illusion. Un chien lui mordait les reins.

L’heure du repas et le froid et la nuit approchante avaient chassé toute agitation des rues malingres. Quelques fenêtres commençaient à s’éclairer.

Elle n’osait plus se retourner.

Réunissant d’une main les pans de son anorak, elle courut encore dix minutes, peut-être plus, peut-être moins, jusqu’à ce que ses jambes soient engourdies. Une sorte de rage lui serrait la nuque. Elle avait frappé chaque pas de sa course, et une douleur confuse faisait à présent trémuler ses mollets et ses cuisses.

Elle renifla. Ça coulait chaud d’une narine. A cause de l’air glacé, une veinule avait dû péter. Du dos de la main gauche elle essuya le gros du sang puis elle tamponna le reste à l’aide d’un mouchoir rose qui sentait encore la lessive.

La tête renversée vers le ciel blanc sale, elle attendit que cesse le saignement. Puis elle repartit d’un pas traînard. Le froid l’étreignait de partout. Des voitures passèrent au ralenti entre les congères souillées, et elle allongeait sa foulée quand elle voyait les bagnoles faire mine de s’amarrer au trottoir.

« Salaud ! » grognait-elle à voix basse comme pour dissuader toute approche. On ne devait pas l’entendre mais aucune voiture ne s’arrêta à sa hauteur.

Elle avait un peu d’argent dans la poche de son anorak, de la mitraille, mais suffisamment pour se payer un sandwich jambon/beurre qu’elle mangea à petites dents, contre une porte grêlée par la neige.

« Y doit me chercher dans tous les coins. Cette fois, y m’ retrouv’ra pas. Y m’ retrouv’ra pas. Plutôt crever ! »

Elle se voyait, gisant dans une ruelle encombrée de cartons effondrés, de bouteilles brisées, le visage marqué au bleu, le corps labouré par les coups, et lentement recouverte par une neige plus légère que le souffle d’un oiseau.

« Plutôt crever ! » se dit-elle avant d’éclater d’un petit rire qui lui donna envie d’uriner. Elle dégota un coin sombre dans la cour intérieure d’un immeuble, près du local aux poubelles, elle baissa son pantalon et s’accroupit. Et alors qu’elle lâchait la première goutte, elle s’aperçut que la neige recommençait à tomber.


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