Eric Pessan † Ainsi de suite

La balle se fraie un chemin dans l’os, fore son tunnel rouge, avance avec obstination, perce, creuse, déchire et brûle, ouvre un couloir obscur dans ce qui ne devrait jamais se découvrir ; la balle s’amuse parfois à ressortir aussi vite qu’elle est entrée, elle va se perdre dans le tronc d’un arbre, contre une pierre ou frappe un autre homme, mêlant les sangs et les souffrances ; la balle joue d’autres fois à ricocher interminablement dans le fouillis des organes et des muscles et des liquides et des chairs, touillant et malaxant la pâte à modeler du vivant qui cesse de l’être ; à moins qu’elle n’ait prévu d’exploser sitôt entrée dans le corps, éparpillant le peu qui reste, excavant, découpant des pans d’anatomie dans lesquelles un ambulancier pourra glisser le bras, déchaussant les dents et retournant les épidermes, mettant à nu la confusion des organes. La balle tue net le Général Instin, emporte son visage, ne laisse rien d’autre du crâne qu’une coquille fracassée de laquelle quelques matières ont jailli et éclaboussé les boues alentours.

Le Général tombe, lentement, comme tombent les hommes au champ d’honneur, dans un geste ample et tragique, que d’aucuns jugent magnifiques et d’autres scandaleux. Il s’abat.

Puis il se trouve une main pour l’écrire, pour rassembler les lambeaux épars, recoller les copeaux, réajuster chaque éclat de l’os avec la patience de qui fait un puzzle. Tranche à tranche, quelqu’un le reforme. La main qui écrit le Général n’a ensuite qu’à décider qu’il se relève, n’a ensuite qu’à écrire le mot souffle ou le mot respiration pour que le Général se remette à vivre, à avancer dans la mitraille, à faire deux pas de plus avant qu’il ne soit de nouveau fauché par un obus, que ses membres disloqués volent au loin, qu’il ne reste rien d’autre de son abdomen qu’une guenille souillée. Voici le Général transformé en un clin d’œil flamboyant en bannière de la défaite, piquée au sol, dérisoire et grotesque. Le Général Instin vient de mourir, encore.

Et encore passe un écrivain qui a la patience d’inverser la trajectoire de l’obus, d’attraper dans la nasse d’une phrase chaque shrapnel, de les coaguler en masse métallique, de renvoyer l’obus dans la gueule du canon d’où il sera déchargé, convoyé par camion dans un entrepôt puis acheminé à l’usine d’armement où on le désassemblera pour en faire des lingots de métaux et des barils de poudre. Et le pauvre Général se réassemblera : os à os, tendon par tendon, muscle à muscle. Le moindre centimètre de ses viscères sera recollé, ses organes seront patiemment rapiécés, son uniforme ravaudé. L’écrivain inscrira le mot souffle sur son front et le Général s’élancera jusqu’au jour où il mourra dans son lit, jusqu’au jour où un auteur écrira dans son carnet que le cœur du Général n’a pas cessé de battre, jusqu’au jour où le Général se relèvera de son lit parce que la paix et l’oubli lui sont refusés, parce qu’un peu partout des écrivains et des artistes lui offrent la vie, l’animent, agissent sa silhouette épuisée, replantent inlassablement la graine de sa légende, et ainsi de suite.

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