Clémence Dumper • Mythologies 3. Boucherie

Nous ouvrons l’année avec Clémence Dumper., que nous retrouvons. Née à Nîmes en 1978, formation de Lettres Classiques, enseignement, et écriture quotidienne. Après avoir vécu à Porto, Milan et Nîmes, elle vit désormais à Budapest, en Hongrie, où elle se consacre essentiellement à l’écriture. Après des débuts littéraires dans des revues comme Rouge Déclic ou des festivals comme celui de Mouans-Sartoux ; elle a publié son premier roman, Débandade, aux éditions Philippe Rey, en 2014.

 

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Dans la mythologie grecque, Circé (en grec ancien Κίρκη / Kírkê , « oiseau de proie ») est une magicienne très puissante, qualifiée par Homère de πολυφάρμακος / polyphármakos , c’est-à-dire « particulièrement experte en de multiples drogues ou poisons, propres à opérer des métamorphoses ».

 

Troisième – seulement! La voilà troisième dans le classement mondial, malgré une production très limitée qui aide à la rareté chère de la chose.

L’année prochaine elle vise la première place. Les concurrents sont rudes, Circé est opiniâtre. Saveur. Texture. Origine contrôlée. C’est ce dernier critère qui la met le plus en joie – et sa bouche se relève sur un si comique secret. Quelle origine ! S’ils savaient…

Sa production est bien moindre que le Culatello italien ou le Pata negra espagnol. Cette rareté intensifie sa valeur. Et cette saveur… unique ! Tu m’étonnes ! Légèrement épicée, une finesse qui reste en bouche, comme un parfum de noisette musquée : le palais est ravi !

Il faut qu’elle travaille la salaison. Et qu’elle choisisse mieux les bêtes. Ses critères se doivent d’être plus pointus. Elle les prendra plus jeunes désormais, car la chair est plus tendre, moins intoxiquée. Elle les enivrera avec un alcool de meilleure qualité. Absolument. Pour faire du haut de gamme on se doit d’investir !

Six mois par an, elle disparaît habilement des radars médiatiques et fait son tour d’Europe en van réfrigéré, pendant que ses cons de concurrents courent après les interviews, les articles, la reconnaissance.

Son apparence est telle qu’elle ensorcelle tout le monde, flics ou douaniers aucun problème. Elle s’en ferait bien un d’ailleurs mais c’est plutôt risqué.

Le choix des bêtes la régale.

Les italiens sont secs – peu de chair – mais fondants. Les anglais sont plus gras, un peu comme les allemands. Trop de bière peut-être. Ce qu’elle préfère, assurément, ce sont les grecs. Saveur iodée, herbale et minérale. Ils ont tout leur pays dans leur chair. Texture ferme. Un délice absolu. Un certain goût antique.

Choix de la proie. Attraction. Baise ou pas. Mort enfin. Redoutable. Ce sont les étapes d’un produit réussi.

Les six autres mois elle les fume.

Elle a toujours aimé les hommes. Elle a toujours préféré les détruire. Dans la cour de l’école au fin fond du Portugal, elle s’amusait déjà à faire pleurer les garçons. Pas facile comme challenge car, les gars, ça chiale pas, surtout dans un pays latin. Ses subterfuges relevaient du génie.

Séductrice en herbe, elle les attirait avec ses couettes sombres et ses yeux de velours. Elle jouait avec eux. Leur faisait croire que. Un petit moment. Bien croire, oui, elle était forte pour ça. Comme si les rouages de la séduction et des rapports de force n’avaient pas de secret pour une si
petite et si mignonne fillette. Alors ils y croyaient. Fiers comme Artaban d’être l’élu du jour, du mois, de la semaine. Elle jouait à la fille. Gentille.

Minaudeuse. Admirative. Inférieure. C’était là l’étape qu’elle préférait : cette séduction jouée dont les autres étaient dupes. Elle parvenait même à verser une larme quand l’élu osait jouer avec une autre. Une tragédienne née. Elle attendait l’aisance, l’assurance du futur homme bien certain du
pouvoir qu’il acquiert sur celle qui l’aime et, au paroxysme de cette aisance, de cet amour enfantin éphémère, elle prenait plaisir à les assassiner d’une remarque ignoble. L’estocade finale. Royale. Impériale même.

La petite fille a bien grandi et a eu le privilège de devenir une… bouchère !

Lors des quelques contrôles qu’elle subit avec son van, elle ne tremble même pas. La plupart du temps, un seul sourire suffit à éviter la fouille.

Lorsqu’un agent zélé insensible à son charme, ou lorsque une femme de la Police veut pousser le contrôle, elle ne craint pas grand-chose. Ils ouvrent le van, y découvrent effectivement des tas de barbaque pendus, des porcs. Les papiers sont en règle, vous pouvez passer madame. Et son tour continue. Sa quête de chair fraîche se poursuit sans encombre.

Un bar, un restaurant, des sourires, une conversation enjôleuse ; le manège se fait désarmant de simplicité, après quelques inquiétudes lors de ses premiers meurtres.

Viens on va dans mon van. Viens on boit encore pour bien se désinhiber.

Viens je te plante ma lame, bien placée. Tu saignes sans même crier, ensuqué par l’alcool et la stupéfaction. J’ai tout ce qu’il faut pour nettoyer.

Tu meurs tranquillement, tes gros yeux me regardent, toujours avec cette surprise que j’adore. Bien mort, bien nettoyé, je te traîne non sans mal du côté froid. Te voilà cadavre. Je te cache soigneusement derrière les porcs volumineux, les vrais. Et je reprends la route.

Elle ne tue pas tant d’hommes que ça. Vu la qualité de son jambon et les prix qu’elle pratique, elle n’a pas besoin de produire en grosse quantité. La routine est parfaite.

Elle rejoint ensuite son aldeia, son petit village portugais perdu au pied d’une montagne ridicule. Elle retrouve ses cochons, les vrais, ceux qui servent de vitrine. De cette race un peu sauvage et noire, dont s’occupe sa petite sœur lors de ses absences. Et le tour est joué.

Salaison, fumage artisanal. Les longs corps, elle les découpe habilement, de toutes ses forces de femme conquérante. Chaque morceau sera utilisé : ceux qui ne servent pas pour le jambon deviendront pâté, les viscères de bons boudins. Rien ne se perd dans cet animal. Elle confectionne avec amour ces mets qui sont de purs délices. Il s’agit d’un travail d’orfèvre ; elle y passe des heures, des jours et puis des nuits. Mais la passion l’habite.

La passion du travail bien fait, par elle seule. Sa sœur lui donne seulement un coup de main pour la confection des terrines, dans lesquelles les deux chairs sont mélangées, celle des porcs au sens propre, celle des porcs au sens figuré.

Elle se donne du mal et elle est sûre d’elle : la première place du classement est pour bientôt…

Les jambons Circé sont vraiment les meilleurs !

 

Une réflexion sur « Clémence Dumper • Mythologies 3. Boucherie »

  1. Le meur

    Une écriture vivante et vibrante qui s’est se faire tranchante pour nous saisir. Merci à cette auteure que je découvre avec grande joie. J’espère pouvoir la lire à nouveau très vite.

    Répondre

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