Christophe Manon • Extrême et lumineux (extraits, 03)

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Christophe Manon a publié une dizaine de livres parmi lesquels Univerciel (NOUS, 2009), Qui vive (Dernier télégramme, 2010), Testament, d’après François Villon (éditions Léo Scheer, coll. LaureLi, 2011) et Cache-cache (Derrière la salle de bain, 2012). Il a collaboré à de nombreuses revues et se produit régulièrement dans le cadre de lectures publiques. On le retrouve ainsi sur Remue.net.

ment indéfinissable, mélange d’angoisse, de tristesse et de mélancolie le soir lorsque la vieille femme propose une tisane de tilleul avant d’aller se coucher, après la diffusion des Cinq dernières minutes ou des Dossiers de l’écran, le vieil homme roupillant déjà depuis des lustres avachi dans son fauteuil tout délabré face à la télévision, bercé par les dialogues insignifiants et le crépitement des bûches dans la cheminée, balançant avec régularité la tête de droite et de gauche comme une branche d’arbre agitée par la brise, ses larges mains jointes sur son ventre proéminent tels deux énormes battoirs, sa bouche émettant des sortes de lapements mouillés semblables à ceux d’un chien repu ou poussant par intermittence un ronflement plus sonore que les autres comme un gros ours irascible et grognon, ouvrant seulement les yeux au moment du générique pour refuser d’une moue dédaigneuse en poussant un profond soupir, dépliant ses jambes ankylosées par la longue station immobile, se grattant le sommet du crâne avec une application obstinée, puis levant lourdement son imposante carcasse, se déplaçant en traînant des pieds dans ses charentaises trouées pour éteindre l’appareil, aller pisser dans l’arrière-cour en contemplant d’un air béat et satisfait les étoiles et la lune qui scintillent timidement derrière le voile humide que dégage son haleine, rentrer les dernières poules qui errent éperdues et stupides dans l’atmosphère vaporisée de brume où la rosée du soir concentre le parfum aigre de la terre et des herbes coupées, faire le tour de la maison avec toujours la même démarche pesante en fermant portes et persiennes, accompagné par l’écho sinistre des cloches dans la campagne et par le vol erratique et disgracieux des chauves-souris – et le vaste ciel noir insondable s’ébrouant au-dessus comme un animal frileux ; ce rituel se répétant invariablement dans une sorte de monotone et pénible silence sous le regard médusé du garçon qui semble émerger mollement d’un long rêve pour plonger aussitôt dans de tristes et stériles spéculations sur notre déplorable condition, son esprit dérivant sans attaches entre des rives lointaines de la vieillesse, du dénuement et de la mort, pris d’une sorte d’effroi spirituel, se disant avec dégoût en observant l’interminable agonie du feu dont les braises palpitent dans l’obscurité : C’est cela, c’est bien cela et rien que cela la mort, toute cette pesanteur, cette répétition du même dans sa morne et pitoyable lenteur quasi immobile, non pas une souffrance ni les mille tourments de l’enfer tels que les ont imaginés nos ancêtres dans leur superstitieuse et naïve candeur, ce serait du moins encore un peu d’action, quelque chose qui ressemblerait encore à la vie, avec des gestes accomplis et du bruit, des plaintes et des corps qui gémissent, mais au contraire l’absence totale de mouvement, l’inertie, la passivité, une torpeur morose et suffocante, quelque chose d’indéfinissable et qu’aucune main ne saurait peindre, qu’aucune imagination ne saurait décrire, non pas l’éclat flamboyant des bûchers, mais la pénombre perpétuelle, un monde gris, étroit et uniforme, non pas l’aiguillon de la douleur mais la terne aphasie, non pas le goût du sang, de la sueur ou des larmes, mais celui de cette foutue tisane, un engourdissement profond et insidieux, et celui qui se débat ou s’insurge s’enfonce encore davantage comme dans un marécage, si bien qu’il se trouve encore plus empêtré, encore plus englué, condamné en quelque sorte à s’effacer puis à disparaître, à moins de renoncer au moindre mouvement, ses spéculations elles-mêmes buttant, achoppant, tournant dans le vide comme un moteur emballé et inutile, se répétant en boucle, impuissantes et vaines, tandis que l’implacable bruit du mécanisme, l’affreux tic-tac de la pendule au-dessus de la cheminée laisse filer inexorablement de minuscules parcelles de temps, un flot indécelable mais continu qui semble lui susurrer inlassablement d’une voix presqu’imperceptible la lente mélopée de la désagrégation et du désastre, ce chant à la fois ténu et insistant qui le submerge et lui brise le cœur, entretenant cette sensation nauséeuse d’écoulement, de fuite éperdue, d’hémorragie, comme une blessure, une plaie impossible à cicatriser, n

© Christophe Manon, 2013

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