Christophe Caillé • La promesse

Depuis le début je vois Instin comme un fantôme. Le fantôme de la réalité.

Hinstin est mort à l’aube du siècle dernier et depuis Instin erre dans les allées de la Création, se faisant connaître de quiconque voulant aller au-delà des apparences, là où le commun des mortels ne voit que du feu, dans ce cercle à la fois sacré et sacrilège d’où les créateurs — comme pour le remercier de leur être apparu — tentent désespérément de le faire voir, de le faire réapparaître, de lui donner droit de cité, d’offrir en somme une âme à la réalité.

Sans doute en ce milieu des années 80 Instin était-il derrière moi mais je ne le voyais pas encore. Je n’étais pas du genre à me retourner, on me disait têtu et obstiné. Ils pouvaient être mille contre moi, je gardais ma pensée. Bien sûr je m’examinais, je tâchais de comprendre pourquoi les mille avaient de tout autres pensées. Mais si toujours je croyais être dans le vrai, alors il n’y avait plus rien à faire, personne alors ne pouvait me faire entendre raison. Têtu, peut-être, mais pour moi c’était une forme de résistance. J’agissais en mon âme et conscience. Ma pensée m’appartenait, j’en étais le seul responsable.

Instin se tenait donc derrière moi et, se rappelant soudain qu’il avait été général, me poussa brusquement dans les bras de l’armée.

Ce que je fus alors, on le nommait appelé. Appelé : on a soi-disant besoin de toi et une voix alors prononce ton nom. C’est une espèce qui a disparu, qui déjà à l’époque était en voie de disparition. Dans mon entourage il n’y a pas grand monde à avoir fait l’armée et les quelques cas étaient du type « planqués ». Moi, je me suis retrouvé dans un camp semi-disciplinaire.

Quand je dis « je me suis retrouvé », c’est ma faute, j’ai répondu à l’appel. Au psychiatre qui me posait la question, j’ai répondu « oui, je veux faire l’armée ». Même à eux ça ne paraissait pas évident. J’étais alors au milieu de mes études de sociologie et c’est probablement pour cette raison qu’ils m’ont convoqué chez ce psychiatre que je n’avais pas demandé. Ce dernier a dû se dire : « Ok, si tu veux faire l’armée… », et je me suis retrouvé loin de Nantes, près de la frontière belge, dans une sorte de bout du monde, un no man’s land idéal pour jouer à la petite guerre. Camp de Sissonne, c’est le nom de l’endroit. Qu’y avait-il dans la voix pour que je réponde à l’appel ?

C’était peut-être Instin. Tout ce que je sais, c’est que la voix d’Instin est persuasive. En réalité je crois qu’elle m’a toujours guidé et je sais maintenant pourquoi je suis allé à Sissonne.

Mais à l’époque, il y avait sans doute le désir de me mettre moi-même à l’épreuve, sans doute aussi la volonté de ne pas échapper à la loi commune. J’étais un intellectuel mais je n’étais pas que ça. Et puis, j’avais le goût des expériences. J’avais sûrement envie de voir comment j’allais réagir, précipité dans une situation extrême pour moi, tout à fait en dehors de mon univers. Je n’avais jamais touché à une arme, je n’allais pas voir les films de guerre et j’ai très peu joué aux petits soldats. Je me souviens que mon père était désemparé.

Mon père avait fait la guerre d’Algérie. Il n’en parlait jamais et je ne lui ai jamais rien demandé. Mais il savait que l’infanterie, c’était le pire que je pouvais demander.

Un camp n’est pas une caserne. Quand le jour s’enfuit, vous ne pouvez pas en sortir. Vous le faites une fois pour marcher jusqu’au village mais vous ne le faites pas deux fois. Il n’y a rien à voir et il n’y a rien à faire. Moi qui jusqu’à ce jour ignorais l’ennui, j’ai fait connaissance avec ce vide qui parfois s’installe entre nous et notre pensée.

Rassurez-vous, je ne vais pas ici raconter de l’armée toute mon expérience. Instin veille sur moi. Je le sens qui m’oblige à ne pas perdre de vue le but mais je connais ses faiblesses et je sais ce qu’il aime. Il apprécie les chemins détournés et le mélange des genres, le décalage, le visage qui ne correspond pas à la voix. En outre, pour que le lecteur soit susceptible de comprendre toute l’ironie de l’histoire, il faut bien que je plante le décor et que je décrive un peu l’ambiance.
Je n’avais jamais vu de ciel si bas, si lourd, pesant tout à fait comme un couvercle. Et l’hiver fut rude comme je n’en ai pas connu depuis.

Mais je fus « planqué » à ma manière : ils avaient besoin de radios, à l’issue des classes j’entrai dans le service Transmissions. Là, j’appris un nouveau langage, celui des ti (grosso modo l’équivalent d’une noire) et des ta (l’équivalent d’une blanche). Je savais — et je sais encore en partie — l’alphabet qui va d’Alpha (tita) à Zoulou (tatatiti). Je savais traduire la musique en messages que l’on transmettait aussitôt aux instances supérieures. Nous étions surtout utiles quand il s’agissait de jouer à la guerre. Par exemple, on passait le message « un gaz toxique avance sur nous », et si, peu après, le colonel nous surprenait sans masque, on devait aussitôt s’allonger et jouer les morts. Voilà à peu près à quoi je servais. J’ai du mal à imaginer ce qu’il en aurait été en temps de guerre.

Nous dînions vers six heures, ensuite on occupait comme on pouvait la soirée. Notre adjudant, rondouillard et débrouillard, avait réussi à fourguer aux gars d’avant une télé — objet exceptionnel — ce qui fait que notre chambrée était de loin la moins tranquille et la plus visitée. Par un fait exprès mon lit superposé était au niveau de la télé posée sur une armoire métallique. J’avais donc la tête tout contre et pourtant je lisais ; dans le brouhaha je parvenais à comprendre ce que je lisais car ce que je lisais m’aidait à résister. Je me suis ainsi nourri de tous les essais de Montaigne ; ses leçons de stoïcisme m’étaient hautement profitables tandis que me parvenaient les échos de Santa Barbara.

J’étais différent mais j’avais ma place dans le groupe. Quand il le fallait je savais boire ma quinzaine de bières. Je pourrais vivre dans n’importe quelle communauté du moment qu’on accepte que par quelque côté je m’échappe. Je joue toujours le jeu mais je ne le joue jamais jusqu’au bout. On peut appeler cela de la réserve.

J’ai découvert là-bas un monde que je ne connaissais pas, j’ai rencontré des gars inimaginables. C’est là que j’ai appris que j’étais un privilégié. C’est là que j’ai compris à quel point l’intelligence était l’arme la plus redoutable. C’est sûr, il faut bien se défendre, d’une manière ou d’une autre il faut bien se faire respecter. Mais quel est-il, celui qui abuse de son intelligence, quel est-il, celui qui manipule les autres à seule fin — pense-t-il — de s’en tirer ? Un maître de marionnettes ?

Est-ce une marionnette, l’être de chair et de sang qui dit ce qu’on veut lui faire dire et qui agit comme on l’entend ? Que devient dans les mains de l’écrivain celui dont maintenant il me faut parler, celui qui a voulu que j’en parle, celui que j’espère ne pas avoir manipulé, celui que malgré tout maintenant je manipule, celui qui dans ma mémoire est désormais réduit au rôle de passeur, au seul rôle qu’il ait jamais joué dans ma propre vie qui dans la réalité est la seule qui compte, la seule que je ne peux trahir puisque c’est ma réalité ?

Puisqu’il faut y aller, je vais aller tout de suite à la caricature. Ce garçon, c’est Quasimodo. Quand j’écris ça, je n’ai pas l’impression d’exagérer. Une brute au teint rougeaud, la face taillée à coups de poing, des mains énormes. L’impression d’une violence qui n’est pas complètement parvenue à rentrer et qui se lit dans tous les accidents du corps. Bête mais au fond pas méchant. Les sections combattantes n’en ont pas voulu, il s’est retrouvé dans notre service comme homme à tout faire alors qu’il n’y a rien à faire. Je ne sais plus son nom. Allons-y pour Quasimodo. Un Quasimodo aux petits yeux bleus et aux cheveux blonds.

Nous allons voir ailleurs, nous faisons une virée au Larzac. Nous voyageons dans un VAB (véhicule de l’avant blindé). Nous traversons des villes. Par les petites lucarnes du fond j’aperçois des gens qui sont libres.

Je ne sais pas ce qu’il lui prend — énervement dû à la promiscuité, à la claustrophobie ? — mais Quasimodo m’envoie au visage un bout de pain bien sec. Il me fait mal et je renvoie le bout aussi sec. Branle-bas de combat. Heureusement les autres sont là et parviennent à le calmer.

Le soir même ou le lendemain, je suis de garde. Ça veut dire : veiller la nuit au cas où un message arriverait. Comme nous ne sommes pas assez de radios, on nous adjoint à chacun un conducteur qui toutes les quatre heures nous relaie. Si musique se fait entendre, il réveille le radio qui dort. Moi, j’écope de Quasimodo.

J’aurais pu mal dormir mais en réalité je crois que j’ai très bien dormi. Je n’ai eu aucun mal pour le réveiller et dans la situation inverse il fut la douceur même. Au matin, il me dit ceci : « Promets-moi qu’un jour tu me mettras dans un de tes livres, promets-moi que tu parleras de moi. » J’ai promis. Je croyais que ça ne m’engageait à rien.

A cette époque, autant que je m’en souvienne, il n’était pas du tout question que j’écrive un jour. C’était probablement là mais ça ne m’était pas venu à l’esprit. Tout ce que Quasimodo avait vu, c’était moi en train de lire, moi plongé jusqu’au cou dans les livres. Mon corps était là mais ma tête était ailleurs. Ma tête était préoccupée par les mots au point de les faire siens, de les amalgamer jusqu’à oublier leur origine, jusqu’à avoir l’impression de les faire remonter du fond de ma propre pensée. L’écrivain n’était plus qu’une sorte d’intercesseur, le point d’appel à partir duquel je prenais mon élan, sautant hors de la page pour finalement me retrouver au sein de ma réalité — encore une fois la seule qui compte, la seule grâce à qui je peux me repérer.

En me regardant Instin devait sourire. Lui qui ne cessait d’errer sur les franges, lui dont l’existence relevait du passage d’un monde à un autre, lui qui avait pour mission l’abolition des frontières, savait pertinemment que lire et écrire étaient une seule et même chose. Ce qu’il faut pour lire est ce qu’il faut pour écrire. Bien sûr, lire vraiment, s’investir, ne pas laisser sa propre personne à la porte, et bien sûr, tout autant, écrire vraiment. Il n’y a pas de différence. Juste une question de volonté, ou de patience, ou d’inconscience…

A l’époque, je ne comprenais pas. Pour sûr Instin devait sourire.

Qu’avais-je dans la tête à l’époque — quand nous passions nos journées dans le hangar à laver des véhicules qui ne sortaient guère — qu’avais-je dans la tête quand nous défilions baïonnette au canon, mon œil droit à portée de la baïonnette de mon voisin de droite qui avait du mal à marcher au pas — pensais-je à quelque chose quand vers quatre heures du matin je courais pour être parmi les premiers à sauter dans le camion, pour ne pas attendre dans le froid le retour de ce dernier, pour pouvoir être au lit plus tôt — n’avais-je pas la tête vide quand je transcrivais des messages dont le sens m’était indifférent ?

Je crois en effet que je suis sorti de là la tête vide. J’ai poursuivi mes études mais je n’y croyais plus. Je ne croyais plus au jeu social, je ne comprenais plus l’intérêt de faire de bonnes études et d’avoir un métier respectable. Je m’étais vidé de cela. Malgré moi j’étais dans la situation de celui qui renonce à la vie normale pour être en mesure de recevoir Dieu. Il y a de quoi rigoler. Mais c’est quand même comme ça — à cause dans ma vie de ce trou d’un an par lequel mon envie de réussir avait dégringolé — que peu à peu je me suis mis à écrire, pour combler mon manque de croyance en la réalité telle que désormais elle se proposait — une comédie told by an idiot, signifying nothing.

Instin se penche sur moi, me suggère à l’oreille que j’ai peut-être exagéré. Ti-ta-tititi-titi, titatiti-ti-tatitati-ta-ti-titita-titati, ta-titita-tita-tititita-tita-titi-tititi-ti-ta-ti-tata-tita-tati-titi-titatati-titita-titatiti-ti ? Mais au moins aujourd’hui j’ai tenu ma promesse.

Une réflexion sur « Christophe Caillé • La promesse »

  1. Granon

    Une belle mise en mots de cette expérience, qui devrait résonner dans la tête des non-Quasimodo ayant fait leur service militaire…

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