Charles Fort-Vert • Cristaux de mots (16)

Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.


16. La montagne ensourcelée (psychologie d’un horizon sédimentaire)

Secousse ? Doute.           Secours.
Secousse ! Ce coup-ci           Rescousse.
la terre tremble.           Ensemble, tous ensemble.
Tu trembles aussi.           Familles rassemblées.
Tout tremble encore.           Ré-unies.
Piquets de la tente           On taille
balayés. de nouveaux piquets.
Le feu On cherche
sur la toile tombée.           des toiles de réserve.
Tu étais dehors.           On récupère
Curieusement, il fait beau.           les tisons.
Secousse !           On réinvente le camp
Cris. Peurs. Frayeurs.           auprès de la … Mais ?
Gens qui courent. Pourquoi ?           Tu as vu.
Pas ou peu de mal.           Tu as réagi la première.
Habitat léger.           A sec.
Secousses.           La source est à sec.
Dans la montagne,           La secousse a mis
le choc des blocs           la source à sec.
Pans ! de montagne           Ce cours d’eau
qui s’entrechoquent.           interrompu.
Arbres brisés           Vide,
par des rocs dévalant.           vide comme les têtes.
Bruits forts, secs.           Pâleur du chef
Contacts claquent,           aussitôt cherché.
Roc contre roc. Sans eau-ressource.

L’Anti-Liban est passablement oxfordien.

La toute-puissance des reliefs calcaires crée la condition de montagne sèche. En effet, la craie s’organise en grandes tables, longues, homogènes, uniquement et optiquement ouvertes par la persévérance obstinée de quelques rivières devenues épisodiques avec le temps. Lors des soubresauts utérins qui donnèrent naissance au massif du Caucase, ces plateaux calcaires se sont fracturés. Sacrilège de la jeunesse auquel on pardonne car le Caucase est beau, l’enfant a bien grandi. L’Anti-Liban est donc fracturé et les modestes pluies qui amusent parfois ses hauteurs s’infiltrent en profondeur.

Les horizons marneux sont rares et jaloux. La montagne garde son eau, le peu qu’elle a, pour elle. La montagne n’a jamais aimé les hommes. Périodiquement, elle s’en lasse, elle ne les supporte plus, ces petits temporels de passage qui gesticulent sur son derme. Leurs pulsions médiocres l’exaspèrent, la mettent sur les nerfs. Alors, elle tremble, de rage, d’exaspération. Et la secousse lui fait du bien.

Le chef a pris une bonne décision. Deux commandos d’hommes, six pour chacun, l’un pour remonter l’éboulis et les parois qui dominent l’ex-source. Objectif, trouver la cause du tarissement et y remédier si possible. L’autre pour rechercher un nouveau point d’eau, libre d’occupation. Nul besoin de long discours : chacun tait ses querelles, chacun sait. C’est la survie de la communauté ou non. Plus bas, dans la Bekaa, il y a bien les rivières, mais les Khrénites sont bien armés, ils ont de bons armuriers, ils occupent et défendent leur espace. Sur le Liban — auquel il faudrait déjà accéder sans dommages – la plupart des points d’eau are settled.

Oxfordien et cornélien avant l’heure.

Les colonnes d’hommes sont parties. Auparavant, ces hommes ont regardé leurs enfants, dans les yeux, fortement, intensément. Ils tiendront moins longtemps sans eau que les autres.
En fait, il n’y avait pas de solution. Effectivement, ces hommes n’ont plus revu leurs enfants. Le second groupe a été pris par surprise ; des chasseurs khrénites à la recherche d’animaux effrayés par les secousses et devenus imprudents. Quelle joie féroce de diriger leurs flèches vers ces hommes, de plus affaiblis par l’effort et par les privations, la soif. Le premier commando est lui remonté assez haut, a franchi des escarpements difficiles, mais n’a pu expliquer le tarissement. Et la montagne s’est réveillée lors de leur redescente. Un nouveau tremblement, elle est très irritable, apparemment. Aucun survivant. Mais, la source a repris, la secousse ayant dérangé des horizons profonds, remis les marnes en contact, un filet d’eau jaunâtre au début, une eau boueuse, plus abondante au fil du temps. Et donc, les enfants, les femmes, les hommes restés au camp ont survécu.

Car l’ultime et cruelle secousse les a re-sourcés.

Leur peuple, les Aranathréens, s’est même développé par la suite, ils ont colonisé tout l’Anti-Liban et prospéré plus à l’est vers l’actuelle Syrie. Ils ont capté les sources, édifié des réservoirs, bâti des tours de guet, des mausolées, et même quelques palais dont les fresques racontent cet épisode où leur peuple a failli disparaître. Ils sont fiers des fontaines de porcelaine qui ornent leurs patios. L’Anti-Liban, lui est resté oxfordien.

Le récit qui précède est faux, imaginaire. Je me demande pourquoi j’ai écrit cela, un soir, en écoutant les deux premiers mouvements de la septième symphonie de Beethoven et en pensant à toi. Je ne sais. Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr. Je n’ai que des impressions. On dirait que l’Anti-Liban, c’est moi. Une montagne de quoi ? De fragments de connaissances, de données ponctuelles, partielles, toutes aussi nombreuses, les unes que les autres, à apprendre, à ordonner, à comprendre et à ne pas comprendre, à synthétiser sans réduire, à transmettre… Une montagne lourde, géologique, alourdie par le temps. Une montagne qui garde ses larmes, son eau. Œil sec, cœur sec, barrage, retenue, réserve.

Et tu es venue à mon secours. La secousse s’est toi. Tu vibres. En moi, tout s’est sédimenté, formant un horizon épais de particules fines, les marnes du savoir, une argile scientifique qui retient l’eau, les larmes, l’émotion. Quelle secousse a-t-il fallu pour cela, quelle volonté, quelle force, quelle inconscience pour bousculer, ébranler, perturber cette strate installée, pour entrer dans la psychologie de cet horizon sédimentaire ? Tu es la source de mes vibrations.

Un archet
sur la corde
Un archer
tend la corde.
Le son de la flèche
fend le silence.
La corde vibre
et,
de l’arc-violoncelle,
l’arme de la muse
qui excelle,
s’élance
le son grave et gai
qui unit
les voix intérieures.

mot de base : source
phase préparatoire et d’écriture : L. van Beethoven, 7e Symphonie, Mouvements 1 & 2.


Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).

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