Archives de catégorie : Genre

Benoit Vincent | Heidegger à la plage 4

 

La vie à la plage, que découvre le philosophe, qui n’a jamais été adepte des rivages lacustres de sa Konstanz natale, pas plus enfant qu’adulte d’ailleurs, ni célibataire qu’épousé, pèse toute une série de contraintes pratiques avec d’évidentes répercutions esthétiques.

Quelque chose lui plaît, à la vérité, dans cette situation nouvelle (deux fois nouvelles, trois fois nouvelles : pas plus épousé qu’adulte anymore). Ce qu’il rechignait, dans l’excursion au lac, c’était plus en somme la compagnie que la nature elle-même (la vase ou l’odeur de poisson de vase) – encore que la mer s’oppose au lac en ceci qu’elle est inaliénable : ce fait ne laisse pas d’intriguer.

Venu ici seul, pour méditer et, qui sait, peut-être aussi pour s’accorder une vacance, étant très enclin à la contemplation – même si ce qui est humain est ici spectaculairement médiocre et singulièrement laid.

Mais il est plus ouvert.

Pour aller dans l’eau, le philosophe s’est trouvé une espèce de bermuda couleur brique sale, qu’il remonte jusqu’au-dessus du nombril, à la mode de l’époque, et qui lui fait plutôt office de braies, voire d’un drap négligemment enroulé. Son ventre imposant et lisse dissimule ses jambes frêles allumettes cagneuses, l’absence de fesse. Et le tout généreusement blanc, blanc de neige salie plutôt que de lait bouilli. Cela lui fait drôlement impression ; une impression d’effroi et de dégoût.

Ainsi costumé il piétine, flic flac, non pas joyeusement, mais comme contrarié par un évènement à venir, mais comme méthodiquement, au soleil de la fin d’été.

Avec cet air un peu gêné du fait de la posture, de la complexion, rimant mal avec les mystérieuses écumes.

Il est ainsi debout, dans une cinquantaine de centimètres d’eau, comme dans un bain de pied, un pédiluve, quand, venue d’on ne sait où, une nageuse munie d’un masque, d’un tuba et peut-être même de courtes palmes, débouchant donc de nulle part (sinon du dessous de l’eau, du dedans de la mer), mais pas de la plage, hors de l’eau s’ébroue et se dirige, rayonnante d’elle, à son encontre – étant lui-même sur le seul passage pour elle accessible.

C’est ce genre de rencontre fortuite qu’il craint dessus tout, ne sachant comment se tenir, s’il doit bouger ou non, que dire, quoi faire.

La femme entre deux âges n’en reste pas moins bien plus jeune que le philosophe. Et quand elle commence à sortir de l’eau, laissant apparaître d’abord ses épaules puis sa poitrine, son torse entier, son ventre, ses hanches et ses jambes, le philosophe est dans l’extrême étage de son malaise, au comble du scrupule. Et elle lui sourit.

“Guten Tag”, voilà ce qu’elle lui dit, voilà ce qu’il entend, ce qu’il s’entend dire, alors qu’il réalise que sa pulsation sanguine s’est nettement accélérée. Si elles n’étaient pas dans l’eau, on verrait ses mains luisantes de moiteur.

“Danke schön” répond le philosophe. Elle rit dans sa bouche. Il se demande bien pourquoi le tissu de son bermuda arbore comme avec orgueil deux grosses fleurs fuchsia, l’une sur la cuisse gauche, l’autre sur la fesse droite.

Comme la dame sourit, mais de nouvelle manière, lui ne pense plus qu’au mot de la couleur fuchsia.

 

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Benoit Vincent | Heidegger à la plage 3

 

Sur l’écueil, la mer
le bleu et trop
de livres.

Tricot de peau de laine jaunie.

Arrive un groupe de jeunes gens du coin
quatre garçons
quatre filles
les surhommes les surfemmes.

à jamais, je reviendrai, pour cette même et identique vie, dans le plus grand et aussi bien le plus petit

Ils viennent sans cesse,
adversaires redoutables,
signifier notre fin,
la fin du vieil homme
à la plage.

Ils ont un ballon et ils jouent.

Insouciants, nous écrasent,
avec leurs peaux mordorées,
leurs muscles,
leurs chairs
– chair des garçons – chair des filles –
beaux, beaux,
inexorablement beaux et jeunes
et ils nous écrasent,
nous, nos tricots jaunis,
nos slips de bain trop larges,
nos vieilles jambes blanches
et nos yeux flétris.

Usant du ciel comme chemin
de la mer d’argent comme une lame
du soleil comme un regard.

Inlassables, ils reviennent.

Nous enfoncent loin dans le sol,
sur la terrasse d’un restaurant,
où tous les tentacules,
tout le vin blanc frisé,
n’échappent pas à
l’écume.

“l’essence du péril s’abrite en retrait”

 

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Benoit Vincent | Heidegger à la plage 2

 

Dans les roches se dessinent – d’elles-mêmes – de nombreuses figures, tantôt nobles et majestueuses, tantôt grotesques et misérables, tantôt monstrueuses, tantôt d’une affligeante banalité.

Quelle est leur raison d’être, sinon qu’on les décrive banalement ?

*

Toute la virulence de l’onde, qui se déchire en mille vagues, selon plusieurs régimes de forces (différents d’intensité, comme de directions, de couleurs et de formes)

*

Lorsqu’on se voyait, après, dans la glace, dans le miroir, on observait les différents coups de soleil. Parfois, si quelqu’un avait gardé son tricot de peau, de peur de l’insolation, il pouvait constater cet effet manifeste du tissu, à savoir que le soleil avait comme concentré ses efforts sur la charnière entre la couture du tissu et la peau nue.

 

Cet effet de l’impensé ne laissait pas de l’étonner.

*

Et les volutes, virevoltes et fracas [illisible] des arrachages des vagues, quel pouvait être leur lien avec les strates tortueuses, les obturations, les sutures, les ruptures, les cannelures des veines de marbre dans les chaos du schiste ?

*

Le vieil homme observe son contemporain, en slip de bain rouge, qui entreprend sa troisième baignade. Il devait avoir le même âge, peut-être était-il plus vieux. Sa peau était orange de soleil et il avait de belles dents ; une coiffure de cinéma. Assurément il paraissait plus jeune que lui-même. En meilleure forme. Et plus apprêté, au regard, au galet, à l’onde fraîche, au monde.

Le vieil homme, blanc, très blanc, se pelotonnait derrière ses chaussettes un peu délavées. Il méditait sur les brûlures qui ne manqueraient pas de lui venir sur les ailes du nez.

*

Enfin le chien ramenait le bâton.

Mais si le bâton allait dans la mer c’était encore mieux. Il se jetait en elle avec un évident plaisir.

Mais sans bâton, il n’irait pas dans l’eau – elle me fait remarquer. Il ne sait pas jouir de l’eau en soi.

Son rapport avec l’eau, le bâton et la main est mystérieux, mais il est moins mystérieux que sa soumission naturelle (on dit fidélité).

Le chat est plus un “connard” – elle me dit – et moi je le comprends mieux. Je ne vois pas ce que les gens trouvent à dominer ainsi le chien, ce rapport de dépendance, ce jeu de dupes, ce regard qui supplie.

 

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Eric Darsan | MIC (Made In China) MAC(H 3/3): French déconnexion

Eric Darsan

Né en 1975, Eric Darsan est écrivain, critique, nomade, et membre actif du Général Instin. Il publie textes et articles dans diverses revues littéraires en ligne (remue.net, Poezibao, Sitaudis, La vie manifeste, etc.) ainsi que sur son site personnel, avec un intérêt particulier pour l’édition indépendante, la littérature contemporaine et expérimentale, poétique et politique. Il est l’auteur du Monde des contrées, paru en 2016 aux éditions Le Tripode et illustré par les 400 coups.

«Mais pour revenir à mon sujet, que j’avais presque perdu de vue, la première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c’est qu’ils naissent serfs et qu’ils sont élevés comme tels.» (Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire).

Roulements d’yeux, de tambour : les enfants uniques s’avancent par deux. Une jeune fille se met à chanter : les femmes-oranges reprennent leur air/souff-l-r-e(nt), sans masque, entre deux nénuphars. Des bouquets de jonquilles encadrent le drapeau, porté comme un linceul par mille hommes marchant au pas comme un seul. Vu du sol, la terre est rouge plus que sienne. Autour du portrait de Ma(k)o®, le défilé devient carnaval — folklore : vélos & chapeaux chinois, danses populaires & hommes d’affaires. Figurines de carton-pâte, lâcher de ballons plastiques par milliers qui empoisonnent l’atmosphère. In-conscience/-toxication massive, collectiv(ist)e. Entracte, poudre aux yeux/nez étiquetée Made in China.

Hon se débat dans son sommeil. Dans son esprit s’est déroulée la plus stupéfiante des fêtes. Un culte du/au progrès, fait fête populaire où se sont co(n)fondus, l’espace d’un instant, Nouvel An chinois & Sacre du printemps, nat-ion/-ivité, & mille fleurs & chars & tigres & dragons. Li&s par des milli€rs/milli(¥)ards/myriades de rubans. Animée par toutes les composantes de la société sous le regard médusé de dirigeants qui ont su renouer(,) avec leur âme d’a-u/-ntan(,) les vertus virtuelles d’une fiction dont tout le réel a été expurgé. A cette fin : une (d)ébauche de moyens sans fin, un programme pour la jeunesse, un divertissement enfantin — Much Ado About Nothing [beaucoup de bruit (Hon traduit d’ados) pour rien]. 

«J’étais furieux de n’avoir pas de souliers; alors j’ai rencontré un homme qui n’avait pas de pieds, et je me suis trouvé content de mon sort.» (Proverbe chinois).

Cette nuit de Chine (n.f. : Pays de rêve où l’étranger cherchant l’oubli de son passé dans un sourire a retrouvé la joie d’aimer), les spectateurs (genre pas déconstruit), l’ont partagée avec ses acteurs. Comme un divertissement à leurs conditions respectives — (dé)ca(la)ge, de verre, doré(e), sans frontière. Même confiné, Hon le sait bien : où que son regard s’égare (séjourne, voyage), les personn(ag)es rencontré[e]s parviennent toujours à exercer certaines libertés qui leur permettent de tolérer la contrainte. Comme si toute résistance offrait une consistance à l’adversité. C’est une grande consolation & un grand désespoir à la fois. De voir cette condition humaine partagée & de se dire qu’il y a toujours plus contraint que soi. 

Merde in France (Masque à gaz ciao bye bye). Hon se réveille en sursaut/sueur. Alarmé comme toujours par les faux-/non-événements(, )d’ici, d’ailleurs, Hon a (ap)pris l’h-/H-istoire. En marche (what else TINA ?), les commentateurs du cru (distants) ont vu ce qu’ils voulaient savoir, et Hon l’a relayé. Cru dur comme (la dame de) fer que la démonstration de force des soldats t-/v-êtus de plastique (Made in China) était destinée à l’étranger, rien de plus. Faux : [s-/c-hips, plan(e)s, t(h)anks :] think different® : à travers le tigre, au-delà du papier (tue-mouche-moustiques-rats-moineaux), c’est la vie toute entière, quotidienne et planétaire, que vise, verrouille et t(o)u(ch)e le capitalisme autocratique et sa tentation totalitaire, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières. 

Sous le couvert de la démocratie, la république autoritaire réécrit le passé, subvertit le langage, (con)fond sphère publique et privée, intime, surveille et punit sous l’égide de son leader omnipré(sid)ent qui. Instaure une économie de guerre tournée vers la survie («du jambon, du fromage : des choses concrètes» (Ma(c®)o(n)). Invite à «enfourcher le tigre» plus qu’à chevaucher le dragon, salue Salut (Xi, dit Ma(k)o Moulage®), avec lequel il partage en direct milli(¥)ards et masques au nez des Etats désunis d’Europe et d’Amérique, teste technologies et loi de sécurité avant de les appliquer chez lui. Nie l’universalité des droits, cantonne celle des devoirs à la maison. Sous sa tutelle, la pirotechnie est toujours avenir : entre transhumanisme et collapsologie, elle a de beaux jours devant elle, et nuit(s). 

«La bombe atomique de l’esprit fait exploser la bombe atomique de la matière.» (Ma(k)o®)

Hon se lève pour de(/d’un) bon(d). En avant/arrière, c’est toujours pire qu’ici, à ce qu’on dit. Pour en avoir le cœur net, il faudrait abandonner cette idée au logis, voir ailleurs s’il y est, mais Hon ne s’en va pas (monsieur). En l’an pire de l’empire hexagonal, où l’absurdité contagieuse dépasse l’imagination asservie, Hon ne pense pas (monsieur) : Hon s’Assimil®, répète commente revote con(sta)te. L’ennemi, intérieur, est partout le même, sans qui nulle contrainte ne pourrait s’exercer : police, milices, armées, drones et balles impopulaires qui défilent pour la Fête des fantômes et défigurent les figurants. Hon est très conscient, manifeste, mais ça ne change rien. Par crainte de l’action directe et de la violence subie ou infligée, Hon n’y va pas assez, n’ose pas («Oser lutter, oser vaincre.» souffle Ma(k)o®). 

Hon parcourt les journaux, les réseaux, qui ont tant glosé, se sont tant gaussé des chiffres, ont tant et tant. Traité de l’efficacité de leur traitement avant de l’appliquer aux leur(re)s. Compté sur l’amnésie et le contrôle des populations, ali-/dé-mentant tour à tour les rumeurs de complot et le racisme ambiant. Hon se souvient de Wuhan, «la ville la plus française de Chine», berceau de l’industrie et de l’épidémie de zoonose qui co-vide désormais les villes avec l’appui des autorités. Debout devant son frigo fabriqué par des esclaves Ouïghours et rempli d’animaux morts, Hon, attiré par un magnet, décroche la carte postale reçue il y a des mois où figurent deux jeunes filles, un vieil homme en vélo. Entre eux/deux âges, un autre personnage d’origine asiatique consulte son mobile au pied d’un monument d’architecture soviétique. 

Hon retourne la carte, comme au jeu de memory, s’attend à découvrir Beijing, survole et lit : «Je t’écris de Tiranë, Shqipëria, au cœur des Balkans. Le Musée National Historique, avec sa mosaïque monumentale, est inspirée du réalisme socialiste. A sa droite, le Palais de la Culture a été achevé par des architectes envoyés par Ma(k)o®. Entre les deux, le building de l’hôtel international communiste. Derrière moi, l’hôtel de ville fasciste. A sa gauche, une mosquée et une tour ottomane restaurée par la Chine. La place Skanderberg, héros de l’indépendance, a été rénovée par un cabinet français dans une vision européenne de la capitale ». Hon repose la carte, sépare mentalement les images décrites, les mélangent à la manière d’un puzzle, tout s’ajoute, mais rien ne s’agence avec ce qu’Hon a apprit. 

«La critique littéraire et artistique comporte deux critères : l’un politique, l’autre artistique.» (Ma(k)o®) 

Pour comprendre quelque chose, quelqu’un, quelque part, il faudrait toujours commencer au lieu de finir par. Deviner qui est Hon, qui on est et d’où on parle, qui s’a-g/l-ite, but(t)e sur les m-aux/ots. D’une expérience/perception par essence fragmentaire, presser un réel ré-(/)un(/)-ifié d’apparaître à travers la profusion de ses réalités toute(s) relative(s), malgré la confusion et la sidération, la fascination et l’impuissance qu’elle(s) génère(nt). Appliquer au H de l’Histoire, aux aléas de l’actualité, le traitement pro-pédeu-/-phylac-tique d’une critique littéraire qui distingu-/analys-/erait l’effet des faits, (dé)li(e)rait pensée et l’action, praxis et poïèsis. Sortir du mauvais rêve/sort de la dialectique, des crises qui nous séparent, divisent, substituent l’avis à la vie, pour aspirer à la (dé)construction, entre critique et création, vers et fruits, remède et poison, d’une po-é/-li-tique digne de ce nom. 

En attendant, tant qu’Hon ne parviendra pas à s’extraire, Hon n’aura rien vu, com/-ap-/-pris, ou plutôt si :  tout ça c’est du chinois, vu d’ici. 

Crédit photo : ©Huang Gang, 16 Mao (résine peinte), 2005 

Eric Darsan | MIC (Made In China) MAC(H2/3): Hong-Kong correction

Eric Darsan

Né en 1975, Eric Darsan est écrivain, critique, nomade, et membre actif du Général Instin. Il publie textes et articles dans diverses revues littéraires en ligne (remue.net, Poezibao, Sitaudis, La vie manifeste, etc.) ainsi que sur son site personnel, avec un intérêt particulier pour l’édition indépendante, la littérature contemporaine et expérimentale, poétique et politique. Il est l’auteur du Monde des contrées, paru en 2016 aux éditions Le Tripode et illustré par les 400 coups.

 

«Tous les réactionnaires sont des tigres en papier. En apparence, ils sont terribles, mais en réalité, ils ne sont pas si puissants. A envisager les choses du point de vue de l’avenir, c’est le peuple qui est vraiment puissant, et non les réactionnaires.» (Ma(k)o®)

Face à la place de la porte de la Paix céleste, Hon poursuit sa (m-/)v-is(s)ion, aperçoit sous/sur le portrait du Grand, la figure du Petit Timonier, concentré (petimonier), menant son équipage, qu’il avait bien (du courage). Censuré, hors-champ/-cadre (derrière, avant, le feu d’artifice(s) final) : le montage (financier), l’explosi(ti)on (médiatique), le mélange (d)étonnant, fondu/soudé de la dictature politique et de l’économie ultra-néo-libérale dans une Chi(na)mérique(,) union démocratique et sociale. La fusion d’un réel et d’un virtuel omniprésent€($),d’une vision unilatérale centralisée, (dé)formée, d’un capitalisme rouge qui n’a gardé du communisme que l’Etat : moins l’ordre que le pouvoir, (con)testé par HK. 

Two countries, One system : Delenda Carthago et tout ça. De nouveau, Hon part, court les manuels scolaires, (pro)mu(s) par le pouvoir, voit les deux superpuissances mondiales se j(a)uger à travers leurs avatars — sociétés miroirs, truc-hement/-ages pour (sa)voir qui sera. Premier King d’Hong-Kong, nuque calée sur son oreiller à mémoire déformée, Hon rêve encore. D’histoires de cow-boys et de fantômes chinois : l’un des deux est de trop dans cette ville et tout ça. «On ne saisit rien la main ouverte» disait Ma(k)o® : depuis les guerres de l’opium et la révolte (à poings fermés, nommée) des boxers, à Hong Kong, (S)RAS de la RPC, on ex-porte/-trade à qui mieux mieux de/vers l’O-ri/-ccid-ent et vers/de l’O-ccid/-ri-ent. 

«Seul celui qui porte des chaussures sait si elles lui conviennent, et il n’y a que les gens qui peuvent dire si la voie de développement qu’ils ont choisie pour leur pays est la bonne» (Xi Jinping)

Face à la gestion impéri-euse/-ale de l’espace (con)sacré, Hon voudrait se tenir debout comme l’armée de terre (cuite) de Xi(a)n, mais Hon peut seulement. Lever les yeux et entrevoir, dans cette obscure parasomnie infantile et militaire, en lieu et place de l’heur-e/-t du réveil, deux dates et leur commentaire : 1949=>2019 : décalage, horreur. Hon gît, dort, sombre, songe que, malgré toute sa bonne volonté, le sursaut de Hong-Kong est encore rêve d’unité, émeute des boulettes de poisson, naïf dans ses appels à la Communauté Internationale. Hon s’indigne, du World Dream répond : il n’y a pas de CI. De là, exhorte HK à abandonner la dépendance et la fascination. En vain : là-bas comme ici, le régime d’exception confirme toujours la règle.

Enrichissez-vous, disait un autre Deng, un autre Xi, et si le rêve chinois (Zhongguo meng) n’est pas l’américain dans sa way of life (ce rêve bleu, je n’y crois pas, c’est merveilleux), il le concurrence à sa façon : c’est un songe intérieur dont le veilleur se veut gardien. Camps d’internement, de rééducations, persécution des minorités, interdictions de manifester, liquide marqueur, yeux crevés — chaises du tigre, assise chez les Dragons. Les hauts fonctionnaires, pour pallier à l’indignation, comme partout parlent économie, poétique du panoptique octroyant à l’argent une valeur morale — individualisme communautaire et autres contradictions (l’économie n’est jamais solidaire) initiées par la lignée des Ma(k)o®. 

Big Brother/Da-da/-ta : vidéosurveillance & censure, contrôle & crédit social : il n’y a pas de diplomatie du Jinping-pong (Nixon in China), aucun jeu possible : juste un grand vide, un filet et des balles : : : (Made in China). La poudre aux yeux du Ma(k)o® original contenait déjà en creux la drogue et le poison, l’opium du peuple, l’obéissance comme religion. Le pinyin de Xi Jinping n’est pas né de la dernière pluie, le jump de Jinp pas un saut dans l’inconnu, mais la poursuite du Grand Bond en avant et de la Discipline confondus. Le régime dur(e), donc le régime ment. Amitié immortelle, décorée. De chrysanthèmes, de poignée de m-/n-ain(s). De Kim à Xi — R(D)PC. Au même moment, dans le Port aux Parfums, un étudiant est abattu.

«Voyez, n’étaient-ce pas des tigres vivants, des tigres de fer, de vrais tigres? Mais, en fin de compte, ils sont devenus des tigres en papier, des tigres morts, des tigres en fromage de soya. Ce sont là des faits historiques.»

Le tyran, revenu à sa place par la magie de la télévision, déplace le curseur et regarde le doigt en haut ^ à droite > en bas v a-vant/-rrière, carré(,) noir de militaires, a/o-u pas. Bruit blanc => Une femme crie, d’autres lui répondent <=Bruit blanc. Le regard fixe(,) l’une(,) fixe l’autre. La caméra(,) la diagonale. Figée, dans la ligne de mire, chaque femme en blanc de la rangée. Égale dans son rang, commande un mouvement, reine dupliquée formant un échiquier (é)mouvant sous le regard soudain (é)m(o)u(ssé) d’Hon qui, relayant un scoop, participe((,) présent,) à sa viralité : HK se coupe, coronavire (un temps, soit peu) la Chine pour raisons sanitaires — «L’homme n’est pas une marchandise comme les autres», disait l’homme au Kärcher®. 

Leçon de confu-sion(-/cia-)nisme : travailler + pour gagner + que la somme des parti(€)s. Au pouvoir, on vise l’immunité diplomatique par l’intoxication massive d’une population m-/n-assée, (dé)classée, à la lutte détour(n)ée. Avec le virus, le net et la rage sont muselés, endigués effluves et flux. Tendu, à force de se laver les mains & la conscience, boule à z & tabula rasa, Hon ne distingue + rien (ne) réagit + (ne) s’en-f(o)uit +. Du rêve de la réalité, les chaînes de (super)production libellent l’imagination par-delà les frontières. Apparition encadrée du Grand Timonier : le Vrai, Ze Dong (l’autan, du levant), format portrait. En contrebas, en faux-col Ma(k)o®, dé-/en-touré de ses sbires, Xi [(sou)rire en croiX :-z] relance le coup d’envoi. 

Femmes-oranges (rouges & jaunes, dégradé(es)). Détonations, tirs et bottes : échos. Les soldats, sans se défiler, (en)filent la trame du roman national, le regard vide, a-/lobo-tomisés. Un moment de répit et c’est reparti, comme s’ils s’apprêtaient à ré-envahir le Tibet, la Hongrie. Coup d’œil dans le rétro(-action) de la voiture à f[r]ic(tion) de la doublure Ma(k)o® : cascades, tonneaux, de documents d’époque. Ailes volantes, chasseurs à géométrie variable, avion(-)[s, ]cargos. D(‘)assault®, Elbor et Getbo. Loopings, loupes et coupés, oiseaux de bois (mu yuan) conçus à des fins/par défunts militaires, pour mettre l’ennemi aux abois, émettre aux alliés et assimilés, ®épandre en boucles é-t/rr-atiques — la répétition comme équivalent du spectacle. 

Crédit photo : ©Huang Gang, 16 Mao (résine peinte), 2005

Eric Darsan | MIC (Made In China) MAC(H 1/3): China collection

Eric Darsan

Né en 1975, Eric Darsan est écrivain, critique, nomade, et membre actif du Général Instin. Il publie textes et articles dans diverses revues littéraires en ligne (remue.net, Poezibao, Sitaudis, La vie manifeste, etc.) ainsi que sur son site personnel, avec un intérêt particulier pour l’édition indépendante, la littérature contemporaine et expérimentale, poétique et politique. Il est l’auteur du Monde des contrées, paru en 2016 aux éditions Le Tripode et illustré par les 400 coups.

«Chose vraiment étonnante et pourtant si commune qu’il faut plutôt en gémir que s’en ébahir, de voir un million d’hommes misérablement asservis, la tête sous le joug, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et pour ainsi dire ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient pas redouter puisqu’il est seul.» (Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire). 

C’est un rêve/®éveillé, un mirage sans nuages, une hallucination collective entre amor fati et fata morgana qui s’anime. Le dess(e)in à miner d’un monde dyslexique, unilatéral (Ernst Mach) et (multi-(/)-bi-)polaire qui s’agite. Arrête : grand-angle, écran(,) (de) fumé(e) : autour d’une maq-/bag-uette(, )magique(s), le(s) plan(s) s’en-/se dé-chaîne(nt)/-roule(nt), se succèdent, superbement réalisé(s). Mis(e) en scène — Hon assiste, h-/éb-ahi/-été, fasciné par le faste et l’absurdité, au défilé militaire à/devant son poste. Par lui, personnage et spectateur d’un feuilleton télévisé et littéraire, se (dé)li(e)ront ici l’imaginaire et la réalité. 

Hon () signifie livre, mais aussi pays : à travers le premier, (H)on (celui d’où provient la parole) connaît le second. Hon n’est pas chinois, nippon (日本), mais français (souvent le f-/F-rançais mélange, con-fus/-fond). Tel Télémaque (celui qui : est loin du combat/combat de loin pour la fin du combat/à une fin lointaine), Hon se projette Mach 1 dans ce micmac (La superposition d’une multitude de petites perturbations crée une grosse perturbation qui augmente considérablement la résistance). L’odyssée suit son cours, la téléma®chie se poursuit, que nous suivrons en plissant les yeux, dé(-)/con-centrant notre regard.

«Lorsque des nuages ont assombri le ciel, nous avons fait remarquer que ces ténèbres n’étaient que temporaires, qu’elles se dissiperaient bientôt et que le soleil brillerait sous peu.» (Ma(k)o®)

Le buste du Président Salut (Xi) salue (sans les bras : droits, serrés le long du buste : pas au pas/garde à vous, mais comme plâtré), aussi oscille la tête en pâtre avisé. Comme un Ma(k)o Moulage® mal(a)[ ]pris, le bas du corps coulé dans sa. Gang(ue) automobile, dodu dodelinant du. Chef, (mais pas trop,) (os)cillant, clignant des yeux, Xi Jinping, répète à qui (?) mieux mieux un mot qu’Hon comprendrait s’il parlait vraiment. Chinois, le ciel est bleu (papillon de papier, passe affolé un cerf-volant), les nuages ont été chassés grâce à l’argent (en pluie) de la géniale ingénierie (pluviogénie) offerte au petit peuple des pairs qui crie (ô génie!). 

Et, haut, le soleil brille (bis repetita), libéré de la pollution grâce à la fermeture temporaire des usines. Pas un bruit/pli. Loin des parapluies nucléaires, entre la porte (men) de la Paix céleste (Tiān’ān) et sa place, sur l’avenue éternelle du même nom (Cháng’ān), Hon suit le lancement des commémorations. Blindés, missiles intercontinentaux et appareils (des tas) : toute une armada (venue d-e/-u pays) autorisée à la circulation au cœur de la capitale (où il ne pleut pas). Hommage au petit pair du peuple toujours plus grand, Ma(k)o Moulage®, t-/m-enace, se la joue Hong Kong Fou Fou & Mac de Macao, relance le Flow au Mic — Made in China. 

Les gens présents, en congé pour l’occasion (un quidam choisi pour ne pas faire de noise pour dix cantonnés à/devant leurs postes de télévision offerts par le parti) pour supporter la patrie, dévisagent les figurants (des visages, des figures). Visiblement peu affectés, hormis par la/le ma-ladie/-quillage qui leur ma-r/s-que le visage (rouge de honte/colère/joie — flush blush flash back lash). Masse atomisée dont l’image n’apparaît jamais aux côtés de l’armée ou du gouvernement, mais toujours. En marge(,) des manifestations — «L’unité est source de force» dira Ma(k)o® le Petit (quand l’eau est calme, il arrive de confondre l’aval et l’amont). 

«Rien ne peut ébranler les fondations de notre grande nation. Rien ne peut empêcher la nation et le peuple chinois d’aller de l’avant.» (Ma(k)o Moulage®)

Le vent d’est (Dong Feng) dans l’ivresse désarme ses voiles (ou l’inverse) intercontinentales. Le drapeau rouge, jeté comme un filet dans un vivier au début de la liesse, apparaît en incrustation. Héliporté, flottant au-dessus de parallélépipèdes rectangles — pierres de sucre, dominos (Sims City, Beijing Say(s)). Théorie (diffraction/multiplication/mosaïque) des JO (divers et dettés, futurs et passés) qui se pose là (Hon on a vu/voit venir, déjà). Devant la tribune, (H)on sourit, salue Salut (Xi). Casquette vis(s)ée sur la tête puis ®abattu€, avise les chars apparus, comme constitués de blocs — peinture camouflage pixelisée façon Lego®. 

Marques déposés®, modèles siglés — JL-2, H6-N, DF-100/-41/-31AG. Avec ça des têtes, pleines comme des citernes, nucléaires à l’envi(e). Tout est si grand que c’en devient tout petit. Hon pense à Noël, songe qu’il pourrait s’agir : d’exemplaires de jouets répliques fac-similés de démonstrations, maquettes en rangs serrés comme le persil plastique sur les étalages des bouchers. Les petits soldats les longent, le port de l’uniforme, d’arme et de tête au carré², caméras au front, embarqué(e)s dans une reconstitution destinée à réinterpréter au futur un rôle et un scénario inlassablement préparés et répétés pour être joués par le passé.

A l’arrière-plan, un panneau de promo-/liquida-tion (tout doit disparaître) du régime porte (en rouge & jaune et 4X3) la mention 70. 1/Soit le temps écoulé entre le 1er Ma(k)o® et ce 7ème (VII, dit XI,) Ma(k)o Moulage®, qui s’est offert pour ses 7 ans la mandature illimitée. 2/Soi-e/-t encore, l’âge du petit livre de vinyle (soft cover). Du rouge qu’Hon lit sous la pluie (résiste à l’eau, pas au régime, qui le fit détruire pour mauvaise influence) au petit blanc, au petit jaune. Le QI entre deux thèses, Hon est comme saoul, fou, secoue ce sommeil de papier mâché, se (dé)livre et se (re)plie à l’infini in-octavo (8). Dans son sommeil, la fièvre. Empire, il ©r-ê-è-ve… 

Crédit photo : ©Huang Gang, 16 Mao (résine peinte), 2005

 

Mathieu Brosseau | L’amour est art populaire

Notre collaborateur Mathieu Brosseau publie L’Exercice de la disparition au Castor Astral, dont nous sommes honorés de présenter un extrait.
L’Exercice de la disparition est un ensemble de poèmes hallucinés polymorphes et foisonnants dont on comprend et ressent l’évolution et l’unité au fil des mots.

Mathieu Brosseau nous incite à voyager à travers le temps pour atteindre nos fondements, avant même nos perceptions et représentations. À force de casser notre boussole littéraire, de surprise en tournure, de vision en pirouette, il y parvient.” (site de l’éditeur)

Quelqu’un d’hier ou que sais-je, une photo un souvenir,
Grand-ma, mommy ou le cosmos
Un œil tendre le vôtre tourné vers une perte
Une perte qu’on
Vous a apprise une douleur
Comme un plaisir
Un creux dans la route, ça cabosse,
une forme qui rompt, une forme qui heurte et rappelle votre
perte, bébé plus, plus fusion, non
une forme moule, faites
faites couler la pâte en celui
faites couler ce dé hasardeux
ce désir bègue, ce dé
faites le couler amnésique dans le creux
faites-le

— oh qu’il est ame…
— oh qu’elle est moule lave liquide
— oh qu’il est amour bouillon
— oh qu’elle est forme rêvée jamais vue

alors que
toujours le canon tonne il aspire, conformité aspire

Le refrain des amours
Plâtre ce modèle, vous
Coulez votre transport, voix tendre, oh chérie, votre
Désir sans mémoire pour un nouveau temps,
Nouvelle histoire, dans le patron aux mesures de Vitruve,
Mesures connues comme phrase musicale
Quelques notes et s’achève l’histoire

Faites couler votre pâte dans un moule, vous le faites
Vos désirs et oublis, pareils pareils,
deux petites croches sur une partition palimpseste
pareilles pareilles

et si là, vous tentiez telle ou telle couleur,
ou matière, ou approche, ou cette parade nuptiale jamais
encore proposée
à cette douce qui passe
à ce doux qui envole

Désir comme l’oubli, marqueur des présents recommencés,
Désir comme début d’ère nouvelle
Cet amour pratiqué comme sport communautaire
Cet amour réclamant le vide avant l’éruption

Le dedans avant de s’en extraire

L’intérieur et son départ comme un art,
Une recherche instinctive
Et une occupation

— Que croire quand vide ?

Passer le temps pour
revenir sur son arrête
revenir et renaître dans cette tension attirance et mots séduits
mots d’apparat

Mots que vous prononcez

— Je vous ai tant entendus

Vous forgez votre art sans le savoir
Sans mémoire et le reproduisez dans son modèle
Trame d’une histoire connue
Théâtre rejoué encore et toujours

La pâte en ce moule translucide, pensé lévitant sans contours,
La danse nuptiale que vous pratiquez, coulée dans le plat conforme
Et puis l’ajout de vanille, et quelques grains de lits,
Avant d’y mettre quelques déchirures de farine et grumeaux,
Avant d’y mettre le feu, ce four, avant de consommer,

Et le ronron du goût si connu, l’amour de l’ailleurs
Désiré irrespirable

Sorti du moule, l’histoire tient et cet art a la forme d’un oubli
Plus, plus, lassitude a sonné devant le rien restant

Vous le saviez, nécessaire chute,
Pourtant, larmes tombes, théâtre habité d’une vie la vôtre,

— Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche et viens te coucher avec moi.
— Ma mère-grand, que vous avez de grands bras !
— C’est pour mieux t’embrasser, ma fille.
— Ma mère-grand, que vous avez de grandes jambes !
— C’est pour mieux courir, mon enfant.
— Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles !
— C’est pour mieux écouter, mon enfant.
— Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux !
— C’est pour mieux voir, mon enfant.

Et toujours en sursaut le réveil ne pas
Ne pas se souvenir du cauchemar
Vous avez pleuré cette cette
Cette histoire

C’était dit, votre peur vos larmes étaient dites,
L’oubli aussi, ignorer le scénario invite au vide
Invite à revenir au présent un autre

Renouveler sa pratique
Passer le temps dans l’espoir de passer sa peau, rejoindre l’autre

L’amour est un art populaire

Henri-Pierre Jeudy | 3. Torpeur à l’aurore

Pourquoi chaque matin quand je m’éveille, que je vois les premières lueurs du jour, je pense à une aurore future où je n’aurais plus la force nécessaire pour me lever ? Je me demande comment s’impose en douceur dans mon corps tout entier la paresse de vivre. Seule l’ivresse de la mémoire et de ses incohérences me fait oublier l’inertie comme si la déambulation n’était plus qu’un rêve de voyage dans le temps. Quelques fourmillements dans mes pieds me rappellent que je pourrais peut-être marcher. Les chants d’oiseaux commencent, leur cacophonie chasse le silence de la nuit. Je ne sens plus l’épaisseur de mon ventre. Aurais-je perdu toute sensation de mon volume ? J’ai toujours aimé faire semblant de perdre le centre de gravité de mon corps pour tenter de le retrouver à partir de repères extérieurs. Sans un quelconque recours à ma volonté comme si mon équilibre était en train de naître.

 

Quand le froid provoque le désir de ne plus bouger sous les couvertures, la chaleur naissante se lie à la fainéantise qui finit par anéantir l’intention de « faire un geste ». Cette parésie morcelle mon corps, endormant les réactions musculaires de ses membres. Imitant une progression de l’impavidité, elle assure le rythme d’un contretemps à la somnolence. Je peux alors divaguer comme un fou, je viens enfin de perdre l’esprit, ni le temps ni l’espace ne m’imposent leurs limites. Si la mort était représentée par cet état du corps, n’importe qui serait tenté de « passer l’arme à gauche », ne serait-ce que pour goûter les délices d’une attente sans lendemain. Flotter et ne point se soucier de se redresser. Fermer les yeux. Ou les ouvrir. Dans l’indifférence à la cécité.

 

Le monde se compose des images du moment, et celles-ci, je ne les vois même pas venir, elles se donnent l’air d’être toujours déjà là. Je ne les reconnais pas pour autant, ce sont elles qui me signalent avoir déjà rencontré mon regard. J’ai même l’impression qu’elles me font des « clins d’œil », qu’elles cherchent de toute évidence ma complicité. Tandis que de légères crampes s’évanouissent dans mes jambes, peu à peu elles font naître le monde en s’ordonnant pour m’offrir l’apparence d’un récit. A l’arrêt, mon cœur bat plus vite, son agitation excessive vient curieusement de l’immobilité de mon corps. Est-ce l’absence d’intention de « faire un geste » qui l’énerve ? La violence interne de son dérèglement me rend plus léthargique encore, je ne bouge plus, j’écoute l’écho de ses battements accélérés qui résonnent dans ma poitrine. Les images ont brusquement disparu, sans même laisser de traces, ne reste plus que le bruit sourd de cette  arythmie cardiaque pour me rappeler à la vie.

 

Où puis-je aller si je ne peux fermer les paupières pour partir ? Rêver la douceur de l’absence quand celle-ci chasse les désagréments de la parésie. Le lointain ne se représente pas. Le lointain rend pêle-mêle les points de fuite. Et la perspective inversée fait tomber les objets. Retrouver le sens de la vision à partir du plafond blanc, chercher une lézarde aussi infime soit-elle, comme une inscription sur la page blanche. Revenir au rien qui fait naître l’image. Dans le ciel, en contre-haut de la fenêtre, une nouvelle lueur, signe des atermoiements de l’aube.

 

Une forme qui avance, une forme qui prend consistance en se rapprochant. Rupture immédiate de la vision, la forme s’évanouit, devient une ombre animale qui s’évapore à la lumière. Le désir fou de ne pas se lever, de rester « cloué au lit », de s’abandonner à l’impossibilité mentale de « sortir du lit », de somnoler sans fin à contretemps. Je m’imagine revenir du « royaume des morts »,  faire quelques pas autour de mon lit comme si j’apprenais à marcher. Par la fenêtre de gauche, je vois les traces d’autres ombres nocturnes en train de disparaître, j’entends l’écho d’une voix macabre interrompue par des cris d’enfant, tels de joyeux contrepoints qui se mettent à rythmer mon souffle en chassant les ultimes esquisses d’un râle. Avant de sortir de la nuit, j’ai eu l’impression de traverser un champ de ruines majestueuses dont les hauteurs variées évoquaient des pics de cathédrales restées longtemps englouties par la mer. Pourquoi je m’acharne à construire encore un tableau avant d’ouvrir les yeux, avant de voir le jour ? Serais-je en mesure de combler le vide avec des images pour faire exister le monde ? Pouvoir inutile puisque le monde n’a pas besoin de moi pour exister.

 

Franchir cette porte, aller de « l’autre côté », revenir sur mes pas, se laisser prendre au piège attendu de la raison qui ordonne un sens. Et les paupières se ferment sur un glapissement saugrenu. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Il faudra recommencer. Il y a de moins en moins de coqs pour chanter l’aurore. Les scènes des années de l’enfance prennent l’allure d’un futur déjà passé. Elles reconstituent leurs propres détails puisque rien n’a été oublié, elles fabriquent le décor de ce qui est advenu pour demain. Un futur à l’envers, un futur qui ne s’épuise jamais à rétablir l’ordre des choses.

 

C’est la campagne de France, 1815, quelques grenadiers de Napoléon se sont réfugiés dans le jardin pour bivouaquer. Un artiste peint un tableau à côté de mon lit, il a posé son chevalet près de la grande armoire. Il vient de se tourner vers moi, il dresse son bras droit, écarte son index et son pouce, se met en posture d’évaluer à distance, la mesure de ma tête, je me soulève, j’aperçois la forme de mon visage près d’un brigadier qui tient un mousqueton, je ne veux pas entrer dans l’Histoire, il faudrait que je parvienne à le lui dire, à cet artiste qui ne m’a pas demandé mon avis. J’ai cru aimer le Petit Caporal. L’amour en masse appelle la mort en masse. A l’époque, il y avait de la neige partout dans la campagne. Je m’oblige à commencer par dire « à l’époque » pour éviter la confusion. Est-ce une manière de se donner l’impression de « remonter le temps » alors qu’en remontant le mécanisme d’une horloge, on perpétue le temps, on assure sa durée. Le peintre m’a fait un nez trop gros. Je ne l’apprécie pas. Je vois bien qu’il n’a pas l’intention de rectifier ce que je considère comme une erreur intentionnelle. Pourquoi le peintre se moquerait-il de moi ? L’image disparaît brusquement comme un cliché retiré de ma vue par une main inconnue.

 

Je chasse l’idée qui s’impose selon laquelle je pourrais ne plus me lever, ne plus mettre mes deux pieds sur le plancher. Je la chasse parce qu’elle me retire le plaisir d’imaginer que ma position horizontale est identique à ma position verticale. Chaque fois que j’ai vu un lit placard, j’ai pensé que s’il ne s’ouvrait pas, c’était le mur qui, de l’autre côté, s’abaissait. Le cœur de la question – la conquête de l’indistinction entre le vertical et l’horizontal -, n’était autre que « l’évanescence de la charge pondérale », le lit se renversant pour retrouver sa position initiale. Seuls les plus gros sont naturellement prédestinés à vivre une telle expérience.

 

Quand je me lève la nuit pour aller dans la salle de bain, je traverse le couloir de l’antichambre, et chaque fois dans la pénombre, avant de pousser la porte, je tourne la tête vers une sculpture sous cloche posée sur un meuble adossé au mur, je suis persuadé qu’elle m’observe, je crois même qu’elle m’interpelle. Je sors un instant après, je la revois de face, toujours inquiétante avec cette tête de femme en folie et sa robe bouffante. Il m’arrive d’avoir la brusque certitude de pouvoir m’écrouler là sur le champ, d’agoniser sans réussir à pousser un cri. Ma femme m’a avoué un jour que cette sculpture en terre cuite, elle l’avait conçue au moment où elle allait au plus mal dans sa vie, en ce moment où elle avait cru perdre mon amour pour elle. Croiser en pleine nuit l’expression du désespoir de l’abandon dans cette vaste antichambre ne peut que me donner l’envie de me réfugier dans mon lit et de nier le monde. Toute l’histoire du monde. Je n’ai plus alors le moindre désir d’ouvrir les yeux, le noir absolu absorbe les ombres de la mort.

 

Les ciels se succèdent, s’enchevêtrent pour s’évanouir à la lueur aveuglante de la lampe de chevet. Les couleurs de la nuit n’épousent pas toujours la couleur du temps dont on ignore le nom, elles la détournent et la contournent en s’étirant jusqu’à l’aurore. Apprivoiser la mort en lui souriant pour lui indiquer qu’elle doit me laisser aller plus loin. L’attendrir en lui montrant que je ne suis encore qu’un enfant. La convaincre de revenir plus tard sans prévenir. Elle n’a plus besoin de s’annoncer. Elle est trompée par des sourires qui me donnent la vie.

 

Elle, elle s’est mise à chanter « qui sera saura », j’entends sa voix légèrement rauque, pourquoi n’arriverais-je jamais à me représenter ce que peut être le timbre de sa parole ? Le sourire de sa voix, la vibration des mots, et les souffles effleurés des sons qui viennent de sa gorge endormie. Il me suffit de baisser les paupières pour entrer dans ses limbes organiques, paysage du vivant d’où naît l’aspiration. Reconnaître encore l’instant où le seuil de l’existence est précédé par une bouffée d’air salvatrice. Les mystères continueront à soulever des questions sans réponse, l’interrogation au rythme de son essoufflement retrouvera cette quiétude d’une sollicitation de la vie. Mais rien ne peut révéler ce qui est pourtant en mesure de l’être.

 

 

Luc Garraud | Mon verre est plein d’un liquide à boire vite

boire trois gorgées à la foire
sous la pluie glacée des tiroirs
reprendre en main tout l’attirail du début
se fendre en deux
racler avec une raclette
s’allonger dans le sens des mailles
passer sans rien percevoir
plier le tissu dans la longueur
se faire tondre comme un tourton
verser l’eau des averses
hors du cadre et des contours
se sortir du bain
je transmets
une main après l’autre
le pied qui me reste
brutalement lancer une jambe
cassée, osseuse, brique après brique
monter à la hauteur
ratisser les flocons qui fondent
le sable de ma chemise est une ruine
la plupart du temps la forme est en fait tordue
retroussée comme un ourlet
que le sel dépose en nappe fragile
sous les pieds des baigneurs agiles
courir sur la plage du livre
c’est encore avril pour deux mois
arriver à suivre les astres
aussitôt que la nuit s’étend
je m’éteins
sur la voie du tram je marche sur une noix
la friche de papier est en carton
un enfant qui traverse en courant
je suis dans un café Vert,
un citron amer servi dans un verre glacé
ce ne sont jamais les mêmes choses qui se font
je regarde au même endroit
le sang de ton ventre est usé
mon vieux chien est sourd
les leçons perdues sur des tables renversées
une pincée de sel dans un plat oublié
marcher longtemps le long des haies
ce qui sépare les saisons
ne jamais mûrir
sur le dos de ma tortue,
je m’avance dans les fraisiers
j’ai les paupières qui s’ouvrent
qui se ferment comme un store tranchant
l’amertume sucrée des cafés corsés de la nuit
frissons de la lame émoussée de ma hache
il neige dans ma tête
paniers pleins, lits bordés, chemins assurés
étonné de me voir dans le miroir
me casser les dents sur un marshmallow
traverser un troupeau de pamoisées
tremper ma main dans l’eau pour soulever les choses
tout faire en un rien de temps
j’épaissis ma crème avec de la crème plus épaisse
je joue mon âme à la roulette
je bouillonne comme une huître dedans
se hâter de dire n’importe quoi qui puisse être entendu une fois au moins
se voir finir au fond d’une marmite
les couverts sont mis sur la table
les assiettes creusées par le sel
l’ail me pique la lèvre gercée
attendre que tout passe
aller partout pour connaître la fin avant
s‘affamer d’herbes piquantes et de mie de pain
je me vois à 10 ans et plus
dans les draps d’une anglaise
frémir aux choses vues par les autres
mon verre est plein d’un liquide à boire vite
sur le tapis je suis couché sur le côté
ce monde rapide qui nous rentre dans la gueule
partir avec la clôture
mon cheval scellé qui saute
tous les mots sortis du corps à force de sueur
libre dans la vague du canal
je vois trouble
l’affolement du sable entre les doigts
La vie de ma chambre est exacte
les pas secs entendus sur la terre des mendiants
aller partout pour connaître la faim
rouler mes poings dans le foin
un quartier de pomme fendu sur la langue
deux mains dans ma poche à chercher le boulon de l’écrou
les lentilles sont vertes comme des cailloux
fabriquer des ustensiles solides et costauds pour partir
ma valise est pleine de vide
pour aller là-bas en bas
des escaliers blancs dans la poussière des marches
le chemin avec des nuages noirs
mon foie se ride
je tousses tes organes dans la rue
je balaye encore
frotte toujours tu m’intéresse
filmer avec mes seuls muscles
le cœur écrasé par la pluie
embourbé dans mon sommeil
mouiller les entrailles
je m’endors
le pendule s’arrête là
ta main est morte dans ma main
liseré de ta manche en velours brûlant
j’écrase un fruit sec sous ton genou-rotule
ici et là c’est pareil
je vois comme avant
trois saphirs safran incrustés dans tes dents
le dos adossé au mur de chaux
mon verre est plein d’un liquide à boire vite
au bras, à la hauteur des herbes
mes pieds poussent
à rester là en voyage, assis
je suis au sommet pour voir que j’y suis
en bas pour voir le haut
je revois ce que nous avons fait
on ne recommencera pas
me laisser faire et toujours avec
la somme des mètres à refaire à pied
longer les crêtes et voir ce qui nous attire
la confiture n’a pas pris une ride
le jour où je suis descendu
trois journées passées sous les arbres au bord du fleuve
débarquer un lot de planches de sapin
voir une dernière fois
la révolte de ma route
j’ai repris mes notes de montagne
chaque crête ou j’ai cru tomber vraiment
je crie à chaque étage
sur le palier en carton où je patiente
comme l’algue marine bleue
rien dire de plus
pourquoi une fois de plus je me suis fait prendre par la nuit
mes pieds invisibles dans l’eau chaude
hacher la terre
broyer le temps
le tas de cailloux de générations
c’est un excellent médecin ce Monsieur Caverne
sa chaloupe est pleine
prendre la berge le soir venu
se revoir dans le même film
tu ne peux pas être désespéré quand t’es nul
l’origami de ouf est dans le bourgeon du poirier
déplier sa voix rauque qui parle des pierres usées
pose l’œil
il y a peu de choses à comprendre
tu as recours au même tamis
rien ne dépasseras
les feuilles défroissées des arbres lancés comme des vagues
l’agonie du grain de poivre dans le moulin
des reflets changeants selon la lumière reçue
chanson au ton des amours déçus
prendre la photo qui restera dans la boue des flaques
les photos ne seront jamais développées
les oiseaux méchants défilent dans la brume des arbres
le cirque s’est dissout sous l’acide acétique
les reins qui calculent
les quilles couchées le long du quai du bowling ambiant
Je brasse les saisons
je ne reconnais plus ma peau
plus tard est passé
les journées se pendent aux branches
mon nez sur mon cœur se rejoignent
un escargot vivace et sans coquille
passer partout où je passe
traverser sans moi
les rivières, les fleuves
le point complexe au crochet
le déroulement qui met longtemps à se dérouler
on voudrait vivre comme des indiens
parler comme eux, avoir les mots, les mêmes mots
depuis longtemps que l’on bricole dans nos têtes des choses qui tiennent debout
avoir les mots des indiens
marcher en dehors de la forêt
courir les champs
longer la ligne tordue des lisières
depuis le temps
elle n’a pas besoin de mémoire la mémoire
le train de la plaine déborde de toute part
il faut passer beaucoup de temps à s’abrutir
lire un livre en regardant les gens de dos
ouvrir des bières
en fermer
mettre de l’eau dans ton venin
froidement comme ça
je reviendrais avec ma camionnette
chercher les oiseaux dans les combles
ta vidéo gratuite des tracas
et une autorisation à mollir
je me gomme
le ressac plaque au rocher ton emprunte
crache-moi ton ordre
ta méduse sale
ta cécité
tu veux faire quoi avec ça
des piqûres
n’en parlons plus
le bruit est dans un sachet
dans le gras du jambon
si vous saviez l’ombre qu’on traverse
les petites choses étranges
la fièvre qui rattrape les trucs en bout de course
impossibles à dire aujourd’hui
avancer jusqu’à l’arrêt
le vide du temps que tu me prends
les robots qui durent le temps des piles
serrer l’une contre l’autre les secondes qui te restent à m’écouter manger
aspirer les morsures de l’ours qui crache sa forêt
enterrer ta terre