Archives de catégorie : Fiction

Benoit Vincent | Heidegger à la plage 3

 

Sur l’écueil, la mer
le bleu et trop
de livres.

Tricot de peau de laine jaunie.

Arrive un groupe de jeunes gens du coin
quatre garçons
quatre filles
les surhommes les surfemmes.

à jamais, je reviendrai, pour cette même et identique vie, dans le plus grand et aussi bien le plus petit

Ils viennent sans cesse,
adversaires redoutables,
signifier notre fin,
la fin du vieil homme
à la plage.

Ils ont un ballon et ils jouent.

Insouciants, nous écrasent,
avec leurs peaux mordorées,
leurs muscles,
leurs chairs
– chair des garçons – chair des filles –
beaux, beaux,
inexorablement beaux et jeunes
et ils nous écrasent,
nous, nos tricots jaunis,
nos slips de bain trop larges,
nos vieilles jambes blanches
et nos yeux flétris.

Usant du ciel comme chemin
de la mer d’argent comme une lame
du soleil comme un regard.

Inlassables, ils reviennent.

Nous enfoncent loin dans le sol,
sur la terrasse d’un restaurant,
où tous les tentacules,
tout le vin blanc frisé,
n’échappent pas à
l’écume.

“l’essence du péril s’abrite en retrait”

 

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Benoit Vincent | Heidegger à la plage 2

 

Dans les roches se dessinent – d’elles-mêmes – de nombreuses figures, tantôt nobles et majestueuses, tantôt grotesques et misérables, tantôt monstrueuses, tantôt d’une affligeante banalité.

Quelle est leur raison d’être, sinon qu’on les décrive banalement ?

*

Toute la virulence de l’onde, qui se déchire en mille vagues, selon plusieurs régimes de forces (différents d’intensité, comme de directions, de couleurs et de formes)

*

Lorsqu’on se voyait, après, dans la glace, dans le miroir, on observait les différents coups de soleil. Parfois, si quelqu’un avait gardé son tricot de peau, de peur de l’insolation, il pouvait constater cet effet manifeste du tissu, à savoir que le soleil avait comme concentré ses efforts sur la charnière entre la couture du tissu et la peau nue.

 

Cet effet de l’impensé ne laissait pas de l’étonner.

*

Et les volutes, virevoltes et fracas [illisible] des arrachages des vagues, quel pouvait être leur lien avec les strates tortueuses, les obturations, les sutures, les ruptures, les cannelures des veines de marbre dans les chaos du schiste ?

*

Le vieil homme observe son contemporain, en slip de bain rouge, qui entreprend sa troisième baignade. Il devait avoir le même âge, peut-être était-il plus vieux. Sa peau était orange de soleil et il avait de belles dents ; une coiffure de cinéma. Assurément il paraissait plus jeune que lui-même. En meilleure forme. Et plus apprêté, au regard, au galet, à l’onde fraîche, au monde.

Le vieil homme, blanc, très blanc, se pelotonnait derrière ses chaussettes un peu délavées. Il méditait sur les brûlures qui ne manqueraient pas de lui venir sur les ailes du nez.

*

Enfin le chien ramenait le bâton.

Mais si le bâton allait dans la mer c’était encore mieux. Il se jetait en elle avec un évident plaisir.

Mais sans bâton, il n’irait pas dans l’eau – elle me fait remarquer. Il ne sait pas jouir de l’eau en soi.

Son rapport avec l’eau, le bâton et la main est mystérieux, mais il est moins mystérieux que sa soumission naturelle (on dit fidélité).

Le chat est plus un “connard” – elle me dit – et moi je le comprends mieux. Je ne vois pas ce que les gens trouvent à dominer ainsi le chien, ce rapport de dépendance, ce jeu de dupes, ce regard qui supplie.

 

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Eric Darsan | MIC (Made In China) MAC(H 3/3): French déconnexion

Eric Darsan

Né en 1975, Eric Darsan est écrivain, critique, nomade, et membre actif du Général Instin. Il publie textes et articles dans diverses revues littéraires en ligne (remue.net, Poezibao, Sitaudis, La vie manifeste, etc.) ainsi que sur son site personnel, avec un intérêt particulier pour l’édition indépendante, la littérature contemporaine et expérimentale, poétique et politique. Il est l’auteur du Monde des contrées, paru en 2016 aux éditions Le Tripode et illustré par les 400 coups.

«Mais pour revenir à mon sujet, que j’avais presque perdu de vue, la première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c’est qu’ils naissent serfs et qu’ils sont élevés comme tels.» (Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire).

Roulements d’yeux, de tambour : les enfants uniques s’avancent par deux. Une jeune fille se met à chanter : les femmes-oranges reprennent leur air/souff-l-r-e(nt), sans masque, entre deux nénuphars. Des bouquets de jonquilles encadrent le drapeau, porté comme un linceul par mille hommes marchant au pas comme un seul. Vu du sol, la terre est rouge plus que sienne. Autour du portrait de Ma(k)o®, le défilé devient carnaval — folklore : vélos & chapeaux chinois, danses populaires & hommes d’affaires. Figurines de carton-pâte, lâcher de ballons plastiques par milliers qui empoisonnent l’atmosphère. In-conscience/-toxication massive, collectiv(ist)e. Entracte, poudre aux yeux/nez étiquetée Made in China.

Hon se débat dans son sommeil. Dans son esprit s’est déroulée la plus stupéfiante des fêtes. Un culte du/au progrès, fait fête populaire où se sont co(n)fondus, l’espace d’un instant, Nouvel An chinois & Sacre du printemps, nat-ion/-ivité, & mille fleurs & chars & tigres & dragons. Li&s par des milli€rs/milli(¥)ards/myriades de rubans. Animée par toutes les composantes de la société sous le regard médusé de dirigeants qui ont su renouer(,) avec leur âme d’a-u/-ntan(,) les vertus virtuelles d’une fiction dont tout le réel a été expurgé. A cette fin : une (d)ébauche de moyens sans fin, un programme pour la jeunesse, un divertissement enfantin — Much Ado About Nothing [beaucoup de bruit (Hon traduit d’ados) pour rien]. 

«J’étais furieux de n’avoir pas de souliers; alors j’ai rencontré un homme qui n’avait pas de pieds, et je me suis trouvé content de mon sort.» (Proverbe chinois).

Cette nuit de Chine (n.f. : Pays de rêve où l’étranger cherchant l’oubli de son passé dans un sourire a retrouvé la joie d’aimer), les spectateurs (genre pas déconstruit), l’ont partagée avec ses acteurs. Comme un divertissement à leurs conditions respectives — (dé)ca(la)ge, de verre, doré(e), sans frontière. Même confiné, Hon le sait bien : où que son regard s’égare (séjourne, voyage), les personn(ag)es rencontré[e]s parviennent toujours à exercer certaines libertés qui leur permettent de tolérer la contrainte. Comme si toute résistance offrait une consistance à l’adversité. C’est une grande consolation & un grand désespoir à la fois. De voir cette condition humaine partagée & de se dire qu’il y a toujours plus contraint que soi. 

Merde in France (Masque à gaz ciao bye bye). Hon se réveille en sursaut/sueur. Alarmé comme toujours par les faux-/non-événements(, )d’ici, d’ailleurs, Hon a (ap)pris l’h-/H-istoire. En marche (what else TINA ?), les commentateurs du cru (distants) ont vu ce qu’ils voulaient savoir, et Hon l’a relayé. Cru dur comme (la dame de) fer que la démonstration de force des soldats t-/v-êtus de plastique (Made in China) était destinée à l’étranger, rien de plus. Faux : [s-/c-hips, plan(e)s, t(h)anks :] think different® : à travers le tigre, au-delà du papier (tue-mouche-moustiques-rats-moineaux), c’est la vie toute entière, quotidienne et planétaire, que vise, verrouille et t(o)u(ch)e le capitalisme autocratique et sa tentation totalitaire, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières. 

Sous le couvert de la démocratie, la république autoritaire réécrit le passé, subvertit le langage, (con)fond sphère publique et privée, intime, surveille et punit sous l’égide de son leader omnipré(sid)ent qui. Instaure une économie de guerre tournée vers la survie («du jambon, du fromage : des choses concrètes» (Ma(c®)o(n)). Invite à «enfourcher le tigre» plus qu’à chevaucher le dragon, salue Salut (Xi, dit Ma(k)o Moulage®), avec lequel il partage en direct milli(¥)ards et masques au nez des Etats désunis d’Europe et d’Amérique, teste technologies et loi de sécurité avant de les appliquer chez lui. Nie l’universalité des droits, cantonne celle des devoirs à la maison. Sous sa tutelle, la pirotechnie est toujours avenir : entre transhumanisme et collapsologie, elle a de beaux jours devant elle, et nuit(s). 

«La bombe atomique de l’esprit fait exploser la bombe atomique de la matière.» (Ma(k)o®)

Hon se lève pour de(/d’un) bon(d). En avant/arrière, c’est toujours pire qu’ici, à ce qu’on dit. Pour en avoir le cœur net, il faudrait abandonner cette idée au logis, voir ailleurs s’il y est, mais Hon ne s’en va pas (monsieur). En l’an pire de l’empire hexagonal, où l’absurdité contagieuse dépasse l’imagination asservie, Hon ne pense pas (monsieur) : Hon s’Assimil®, répète commente revote con(sta)te. L’ennemi, intérieur, est partout le même, sans qui nulle contrainte ne pourrait s’exercer : police, milices, armées, drones et balles impopulaires qui défilent pour la Fête des fantômes et défigurent les figurants. Hon est très conscient, manifeste, mais ça ne change rien. Par crainte de l’action directe et de la violence subie ou infligée, Hon n’y va pas assez, n’ose pas («Oser lutter, oser vaincre.» souffle Ma(k)o®). 

Hon parcourt les journaux, les réseaux, qui ont tant glosé, se sont tant gaussé des chiffres, ont tant et tant. Traité de l’efficacité de leur traitement avant de l’appliquer aux leur(re)s. Compté sur l’amnésie et le contrôle des populations, ali-/dé-mentant tour à tour les rumeurs de complot et le racisme ambiant. Hon se souvient de Wuhan, «la ville la plus française de Chine», berceau de l’industrie et de l’épidémie de zoonose qui co-vide désormais les villes avec l’appui des autorités. Debout devant son frigo fabriqué par des esclaves Ouïghours et rempli d’animaux morts, Hon, attiré par un magnet, décroche la carte postale reçue il y a des mois où figurent deux jeunes filles, un vieil homme en vélo. Entre eux/deux âges, un autre personnage d’origine asiatique consulte son mobile au pied d’un monument d’architecture soviétique. 

Hon retourne la carte, comme au jeu de memory, s’attend à découvrir Beijing, survole et lit : «Je t’écris de Tiranë, Shqipëria, au cœur des Balkans. Le Musée National Historique, avec sa mosaïque monumentale, est inspirée du réalisme socialiste. A sa droite, le Palais de la Culture a été achevé par des architectes envoyés par Ma(k)o®. Entre les deux, le building de l’hôtel international communiste. Derrière moi, l’hôtel de ville fasciste. A sa gauche, une mosquée et une tour ottomane restaurée par la Chine. La place Skanderberg, héros de l’indépendance, a été rénovée par un cabinet français dans une vision européenne de la capitale ». Hon repose la carte, sépare mentalement les images décrites, les mélangent à la manière d’un puzzle, tout s’ajoute, mais rien ne s’agence avec ce qu’Hon a apprit. 

«La critique littéraire et artistique comporte deux critères : l’un politique, l’autre artistique.» (Ma(k)o®) 

Pour comprendre quelque chose, quelqu’un, quelque part, il faudrait toujours commencer au lieu de finir par. Deviner qui est Hon, qui on est et d’où on parle, qui s’a-g/l-ite, but(t)e sur les m-aux/ots. D’une expérience/perception par essence fragmentaire, presser un réel ré-(/)un(/)-ifié d’apparaître à travers la profusion de ses réalités toute(s) relative(s), malgré la confusion et la sidération, la fascination et l’impuissance qu’elle(s) génère(nt). Appliquer au H de l’Histoire, aux aléas de l’actualité, le traitement pro-pédeu-/-phylac-tique d’une critique littéraire qui distingu-/analys-/erait l’effet des faits, (dé)li(e)rait pensée et l’action, praxis et poïèsis. Sortir du mauvais rêve/sort de la dialectique, des crises qui nous séparent, divisent, substituent l’avis à la vie, pour aspirer à la (dé)construction, entre critique et création, vers et fruits, remède et poison, d’une po-é/-li-tique digne de ce nom. 

En attendant, tant qu’Hon ne parviendra pas à s’extraire, Hon n’aura rien vu, com/-ap-/-pris, ou plutôt si :  tout ça c’est du chinois, vu d’ici. 

Crédit photo : ©Huang Gang, 16 Mao (résine peinte), 2005 

Eric Darsan | MIC (Made In China) MAC(H2/3): Hong-Kong correction

Eric Darsan

Né en 1975, Eric Darsan est écrivain, critique, nomade, et membre actif du Général Instin. Il publie textes et articles dans diverses revues littéraires en ligne (remue.net, Poezibao, Sitaudis, La vie manifeste, etc.) ainsi que sur son site personnel, avec un intérêt particulier pour l’édition indépendante, la littérature contemporaine et expérimentale, poétique et politique. Il est l’auteur du Monde des contrées, paru en 2016 aux éditions Le Tripode et illustré par les 400 coups.

 

«Tous les réactionnaires sont des tigres en papier. En apparence, ils sont terribles, mais en réalité, ils ne sont pas si puissants. A envisager les choses du point de vue de l’avenir, c’est le peuple qui est vraiment puissant, et non les réactionnaires.» (Ma(k)o®)

Face à la place de la porte de la Paix céleste, Hon poursuit sa (m-/)v-is(s)ion, aperçoit sous/sur le portrait du Grand, la figure du Petit Timonier, concentré (petimonier), menant son équipage, qu’il avait bien (du courage). Censuré, hors-champ/-cadre (derrière, avant, le feu d’artifice(s) final) : le montage (financier), l’explosi(ti)on (médiatique), le mélange (d)étonnant, fondu/soudé de la dictature politique et de l’économie ultra-néo-libérale dans une Chi(na)mérique(,) union démocratique et sociale. La fusion d’un réel et d’un virtuel omniprésent€($),d’une vision unilatérale centralisée, (dé)formée, d’un capitalisme rouge qui n’a gardé du communisme que l’Etat : moins l’ordre que le pouvoir, (con)testé par HK. 

Two countries, One system : Delenda Carthago et tout ça. De nouveau, Hon part, court les manuels scolaires, (pro)mu(s) par le pouvoir, voit les deux superpuissances mondiales se j(a)uger à travers leurs avatars — sociétés miroirs, truc-hement/-ages pour (sa)voir qui sera. Premier King d’Hong-Kong, nuque calée sur son oreiller à mémoire déformée, Hon rêve encore. D’histoires de cow-boys et de fantômes chinois : l’un des deux est de trop dans cette ville et tout ça. «On ne saisit rien la main ouverte» disait Ma(k)o® : depuis les guerres de l’opium et la révolte (à poings fermés, nommée) des boxers, à Hong Kong, (S)RAS de la RPC, on ex-porte/-trade à qui mieux mieux de/vers l’O-ri/-ccid-ent et vers/de l’O-ccid/-ri-ent. 

«Seul celui qui porte des chaussures sait si elles lui conviennent, et il n’y a que les gens qui peuvent dire si la voie de développement qu’ils ont choisie pour leur pays est la bonne» (Xi Jinping)

Face à la gestion impéri-euse/-ale de l’espace (con)sacré, Hon voudrait se tenir debout comme l’armée de terre (cuite) de Xi(a)n, mais Hon peut seulement. Lever les yeux et entrevoir, dans cette obscure parasomnie infantile et militaire, en lieu et place de l’heur-e/-t du réveil, deux dates et leur commentaire : 1949=>2019 : décalage, horreur. Hon gît, dort, sombre, songe que, malgré toute sa bonne volonté, le sursaut de Hong-Kong est encore rêve d’unité, émeute des boulettes de poisson, naïf dans ses appels à la Communauté Internationale. Hon s’indigne, du World Dream répond : il n’y a pas de CI. De là, exhorte HK à abandonner la dépendance et la fascination. En vain : là-bas comme ici, le régime d’exception confirme toujours la règle.

Enrichissez-vous, disait un autre Deng, un autre Xi, et si le rêve chinois (Zhongguo meng) n’est pas l’américain dans sa way of life (ce rêve bleu, je n’y crois pas, c’est merveilleux), il le concurrence à sa façon : c’est un songe intérieur dont le veilleur se veut gardien. Camps d’internement, de rééducations, persécution des minorités, interdictions de manifester, liquide marqueur, yeux crevés — chaises du tigre, assise chez les Dragons. Les hauts fonctionnaires, pour pallier à l’indignation, comme partout parlent économie, poétique du panoptique octroyant à l’argent une valeur morale — individualisme communautaire et autres contradictions (l’économie n’est jamais solidaire) initiées par la lignée des Ma(k)o®. 

Big Brother/Da-da/-ta : vidéosurveillance & censure, contrôle & crédit social : il n’y a pas de diplomatie du Jinping-pong (Nixon in China), aucun jeu possible : juste un grand vide, un filet et des balles : : : (Made in China). La poudre aux yeux du Ma(k)o® original contenait déjà en creux la drogue et le poison, l’opium du peuple, l’obéissance comme religion. Le pinyin de Xi Jinping n’est pas né de la dernière pluie, le jump de Jinp pas un saut dans l’inconnu, mais la poursuite du Grand Bond en avant et de la Discipline confondus. Le régime dur(e), donc le régime ment. Amitié immortelle, décorée. De chrysanthèmes, de poignée de m-/n-ain(s). De Kim à Xi — R(D)PC. Au même moment, dans le Port aux Parfums, un étudiant est abattu.

«Voyez, n’étaient-ce pas des tigres vivants, des tigres de fer, de vrais tigres? Mais, en fin de compte, ils sont devenus des tigres en papier, des tigres morts, des tigres en fromage de soya. Ce sont là des faits historiques.»

Le tyran, revenu à sa place par la magie de la télévision, déplace le curseur et regarde le doigt en haut ^ à droite > en bas v a-vant/-rrière, carré(,) noir de militaires, a/o-u pas. Bruit blanc => Une femme crie, d’autres lui répondent <=Bruit blanc. Le regard fixe(,) l’une(,) fixe l’autre. La caméra(,) la diagonale. Figée, dans la ligne de mire, chaque femme en blanc de la rangée. Égale dans son rang, commande un mouvement, reine dupliquée formant un échiquier (é)mouvant sous le regard soudain (é)m(o)u(ssé) d’Hon qui, relayant un scoop, participe((,) présent,) à sa viralité : HK se coupe, coronavire (un temps, soit peu) la Chine pour raisons sanitaires — «L’homme n’est pas une marchandise comme les autres», disait l’homme au Kärcher®. 

Leçon de confu-sion(-/cia-)nisme : travailler + pour gagner + que la somme des parti(€)s. Au pouvoir, on vise l’immunité diplomatique par l’intoxication massive d’une population m-/n-assée, (dé)classée, à la lutte détour(n)ée. Avec le virus, le net et la rage sont muselés, endigués effluves et flux. Tendu, à force de se laver les mains & la conscience, boule à z & tabula rasa, Hon ne distingue + rien (ne) réagit + (ne) s’en-f(o)uit +. Du rêve de la réalité, les chaînes de (super)production libellent l’imagination par-delà les frontières. Apparition encadrée du Grand Timonier : le Vrai, Ze Dong (l’autan, du levant), format portrait. En contrebas, en faux-col Ma(k)o®, dé-/en-touré de ses sbires, Xi [(sou)rire en croiX :-z] relance le coup d’envoi. 

Femmes-oranges (rouges & jaunes, dégradé(es)). Détonations, tirs et bottes : échos. Les soldats, sans se défiler, (en)filent la trame du roman national, le regard vide, a-/lobo-tomisés. Un moment de répit et c’est reparti, comme s’ils s’apprêtaient à ré-envahir le Tibet, la Hongrie. Coup d’œil dans le rétro(-action) de la voiture à f[r]ic(tion) de la doublure Ma(k)o® : cascades, tonneaux, de documents d’époque. Ailes volantes, chasseurs à géométrie variable, avion(-)[s, ]cargos. D(‘)assault®, Elbor et Getbo. Loopings, loupes et coupés, oiseaux de bois (mu yuan) conçus à des fins/par défunts militaires, pour mettre l’ennemi aux abois, émettre aux alliés et assimilés, ®épandre en boucles é-t/rr-atiques — la répétition comme équivalent du spectacle. 

Crédit photo : ©Huang Gang, 16 Mao (résine peinte), 2005

Eric Darsan | MIC (Made In China) MAC(H 1/3): China collection

Eric Darsan

Né en 1975, Eric Darsan est écrivain, critique, nomade, et membre actif du Général Instin. Il publie textes et articles dans diverses revues littéraires en ligne (remue.net, Poezibao, Sitaudis, La vie manifeste, etc.) ainsi que sur son site personnel, avec un intérêt particulier pour l’édition indépendante, la littérature contemporaine et expérimentale, poétique et politique. Il est l’auteur du Monde des contrées, paru en 2016 aux éditions Le Tripode et illustré par les 400 coups.

«Chose vraiment étonnante et pourtant si commune qu’il faut plutôt en gémir que s’en ébahir, de voir un million d’hommes misérablement asservis, la tête sous le joug, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et pour ainsi dire ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient pas redouter puisqu’il est seul.» (Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire). 

C’est un rêve/®éveillé, un mirage sans nuages, une hallucination collective entre amor fati et fata morgana qui s’anime. Le dess(e)in à miner d’un monde dyslexique, unilatéral (Ernst Mach) et (multi-(/)-bi-)polaire qui s’agite. Arrête : grand-angle, écran(,) (de) fumé(e) : autour d’une maq-/bag-uette(, )magique(s), le(s) plan(s) s’en-/se dé-chaîne(nt)/-roule(nt), se succèdent, superbement réalisé(s). Mis(e) en scène — Hon assiste, h-/éb-ahi/-été, fasciné par le faste et l’absurdité, au défilé militaire à/devant son poste. Par lui, personnage et spectateur d’un feuilleton télévisé et littéraire, se (dé)li(e)ront ici l’imaginaire et la réalité. 

Hon () signifie livre, mais aussi pays : à travers le premier, (H)on (celui d’où provient la parole) connaît le second. Hon n’est pas chinois, nippon (日本), mais français (souvent le f-/F-rançais mélange, con-fus/-fond). Tel Télémaque (celui qui : est loin du combat/combat de loin pour la fin du combat/à une fin lointaine), Hon se projette Mach 1 dans ce micmac (La superposition d’une multitude de petites perturbations crée une grosse perturbation qui augmente considérablement la résistance). L’odyssée suit son cours, la téléma®chie se poursuit, que nous suivrons en plissant les yeux, dé(-)/con-centrant notre regard.

«Lorsque des nuages ont assombri le ciel, nous avons fait remarquer que ces ténèbres n’étaient que temporaires, qu’elles se dissiperaient bientôt et que le soleil brillerait sous peu.» (Ma(k)o®)

Le buste du Président Salut (Xi) salue (sans les bras : droits, serrés le long du buste : pas au pas/garde à vous, mais comme plâtré), aussi oscille la tête en pâtre avisé. Comme un Ma(k)o Moulage® mal(a)[ ]pris, le bas du corps coulé dans sa. Gang(ue) automobile, dodu dodelinant du. Chef, (mais pas trop,) (os)cillant, clignant des yeux, Xi Jinping, répète à qui (?) mieux mieux un mot qu’Hon comprendrait s’il parlait vraiment. Chinois, le ciel est bleu (papillon de papier, passe affolé un cerf-volant), les nuages ont été chassés grâce à l’argent (en pluie) de la géniale ingénierie (pluviogénie) offerte au petit peuple des pairs qui crie (ô génie!). 

Et, haut, le soleil brille (bis repetita), libéré de la pollution grâce à la fermeture temporaire des usines. Pas un bruit/pli. Loin des parapluies nucléaires, entre la porte (men) de la Paix céleste (Tiān’ān) et sa place, sur l’avenue éternelle du même nom (Cháng’ān), Hon suit le lancement des commémorations. Blindés, missiles intercontinentaux et appareils (des tas) : toute une armada (venue d-e/-u pays) autorisée à la circulation au cœur de la capitale (où il ne pleut pas). Hommage au petit pair du peuple toujours plus grand, Ma(k)o Moulage®, t-/m-enace, se la joue Hong Kong Fou Fou & Mac de Macao, relance le Flow au Mic — Made in China. 

Les gens présents, en congé pour l’occasion (un quidam choisi pour ne pas faire de noise pour dix cantonnés à/devant leurs postes de télévision offerts par le parti) pour supporter la patrie, dévisagent les figurants (des visages, des figures). Visiblement peu affectés, hormis par la/le ma-ladie/-quillage qui leur ma-r/s-que le visage (rouge de honte/colère/joie — flush blush flash back lash). Masse atomisée dont l’image n’apparaît jamais aux côtés de l’armée ou du gouvernement, mais toujours. En marge(,) des manifestations — «L’unité est source de force» dira Ma(k)o® le Petit (quand l’eau est calme, il arrive de confondre l’aval et l’amont). 

«Rien ne peut ébranler les fondations de notre grande nation. Rien ne peut empêcher la nation et le peuple chinois d’aller de l’avant.» (Ma(k)o Moulage®)

Le vent d’est (Dong Feng) dans l’ivresse désarme ses voiles (ou l’inverse) intercontinentales. Le drapeau rouge, jeté comme un filet dans un vivier au début de la liesse, apparaît en incrustation. Héliporté, flottant au-dessus de parallélépipèdes rectangles — pierres de sucre, dominos (Sims City, Beijing Say(s)). Théorie (diffraction/multiplication/mosaïque) des JO (divers et dettés, futurs et passés) qui se pose là (Hon on a vu/voit venir, déjà). Devant la tribune, (H)on sourit, salue Salut (Xi). Casquette vis(s)ée sur la tête puis ®abattu€, avise les chars apparus, comme constitués de blocs — peinture camouflage pixelisée façon Lego®. 

Marques déposés®, modèles siglés — JL-2, H6-N, DF-100/-41/-31AG. Avec ça des têtes, pleines comme des citernes, nucléaires à l’envi(e). Tout est si grand que c’en devient tout petit. Hon pense à Noël, songe qu’il pourrait s’agir : d’exemplaires de jouets répliques fac-similés de démonstrations, maquettes en rangs serrés comme le persil plastique sur les étalages des bouchers. Les petits soldats les longent, le port de l’uniforme, d’arme et de tête au carré², caméras au front, embarqué(e)s dans une reconstitution destinée à réinterpréter au futur un rôle et un scénario inlassablement préparés et répétés pour être joués par le passé.

A l’arrière-plan, un panneau de promo-/liquida-tion (tout doit disparaître) du régime porte (en rouge & jaune et 4X3) la mention 70. 1/Soit le temps écoulé entre le 1er Ma(k)o® et ce 7ème (VII, dit XI,) Ma(k)o Moulage®, qui s’est offert pour ses 7 ans la mandature illimitée. 2/Soi-e/-t encore, l’âge du petit livre de vinyle (soft cover). Du rouge qu’Hon lit sous la pluie (résiste à l’eau, pas au régime, qui le fit détruire pour mauvaise influence) au petit blanc, au petit jaune. Le QI entre deux thèses, Hon est comme saoul, fou, secoue ce sommeil de papier mâché, se (dé)livre et se (re)plie à l’infini in-octavo (8). Dans son sommeil, la fièvre. Empire, il ©r-ê-è-ve… 

Crédit photo : ©Huang Gang, 16 Mao (résine peinte), 2005

 

Henri-Pierre Jeudy | 3. Torpeur à l’aurore

Pourquoi chaque matin quand je m’éveille, que je vois les premières lueurs du jour, je pense à une aurore future où je n’aurais plus la force nécessaire pour me lever ? Je me demande comment s’impose en douceur dans mon corps tout entier la paresse de vivre. Seule l’ivresse de la mémoire et de ses incohérences me fait oublier l’inertie comme si la déambulation n’était plus qu’un rêve de voyage dans le temps. Quelques fourmillements dans mes pieds me rappellent que je pourrais peut-être marcher. Les chants d’oiseaux commencent, leur cacophonie chasse le silence de la nuit. Je ne sens plus l’épaisseur de mon ventre. Aurais-je perdu toute sensation de mon volume ? J’ai toujours aimé faire semblant de perdre le centre de gravité de mon corps pour tenter de le retrouver à partir de repères extérieurs. Sans un quelconque recours à ma volonté comme si mon équilibre était en train de naître.

 

Quand le froid provoque le désir de ne plus bouger sous les couvertures, la chaleur naissante se lie à la fainéantise qui finit par anéantir l’intention de « faire un geste ». Cette parésie morcelle mon corps, endormant les réactions musculaires de ses membres. Imitant une progression de l’impavidité, elle assure le rythme d’un contretemps à la somnolence. Je peux alors divaguer comme un fou, je viens enfin de perdre l’esprit, ni le temps ni l’espace ne m’imposent leurs limites. Si la mort était représentée par cet état du corps, n’importe qui serait tenté de « passer l’arme à gauche », ne serait-ce que pour goûter les délices d’une attente sans lendemain. Flotter et ne point se soucier de se redresser. Fermer les yeux. Ou les ouvrir. Dans l’indifférence à la cécité.

 

Le monde se compose des images du moment, et celles-ci, je ne les vois même pas venir, elles se donnent l’air d’être toujours déjà là. Je ne les reconnais pas pour autant, ce sont elles qui me signalent avoir déjà rencontré mon regard. J’ai même l’impression qu’elles me font des « clins d’œil », qu’elles cherchent de toute évidence ma complicité. Tandis que de légères crampes s’évanouissent dans mes jambes, peu à peu elles font naître le monde en s’ordonnant pour m’offrir l’apparence d’un récit. A l’arrêt, mon cœur bat plus vite, son agitation excessive vient curieusement de l’immobilité de mon corps. Est-ce l’absence d’intention de « faire un geste » qui l’énerve ? La violence interne de son dérèglement me rend plus léthargique encore, je ne bouge plus, j’écoute l’écho de ses battements accélérés qui résonnent dans ma poitrine. Les images ont brusquement disparu, sans même laisser de traces, ne reste plus que le bruit sourd de cette  arythmie cardiaque pour me rappeler à la vie.

 

Où puis-je aller si je ne peux fermer les paupières pour partir ? Rêver la douceur de l’absence quand celle-ci chasse les désagréments de la parésie. Le lointain ne se représente pas. Le lointain rend pêle-mêle les points de fuite. Et la perspective inversée fait tomber les objets. Retrouver le sens de la vision à partir du plafond blanc, chercher une lézarde aussi infime soit-elle, comme une inscription sur la page blanche. Revenir au rien qui fait naître l’image. Dans le ciel, en contre-haut de la fenêtre, une nouvelle lueur, signe des atermoiements de l’aube.

 

Une forme qui avance, une forme qui prend consistance en se rapprochant. Rupture immédiate de la vision, la forme s’évanouit, devient une ombre animale qui s’évapore à la lumière. Le désir fou de ne pas se lever, de rester « cloué au lit », de s’abandonner à l’impossibilité mentale de « sortir du lit », de somnoler sans fin à contretemps. Je m’imagine revenir du « royaume des morts »,  faire quelques pas autour de mon lit comme si j’apprenais à marcher. Par la fenêtre de gauche, je vois les traces d’autres ombres nocturnes en train de disparaître, j’entends l’écho d’une voix macabre interrompue par des cris d’enfant, tels de joyeux contrepoints qui se mettent à rythmer mon souffle en chassant les ultimes esquisses d’un râle. Avant de sortir de la nuit, j’ai eu l’impression de traverser un champ de ruines majestueuses dont les hauteurs variées évoquaient des pics de cathédrales restées longtemps englouties par la mer. Pourquoi je m’acharne à construire encore un tableau avant d’ouvrir les yeux, avant de voir le jour ? Serais-je en mesure de combler le vide avec des images pour faire exister le monde ? Pouvoir inutile puisque le monde n’a pas besoin de moi pour exister.

 

Franchir cette porte, aller de « l’autre côté », revenir sur mes pas, se laisser prendre au piège attendu de la raison qui ordonne un sens. Et les paupières se ferment sur un glapissement saugrenu. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Il faudra recommencer. Il y a de moins en moins de coqs pour chanter l’aurore. Les scènes des années de l’enfance prennent l’allure d’un futur déjà passé. Elles reconstituent leurs propres détails puisque rien n’a été oublié, elles fabriquent le décor de ce qui est advenu pour demain. Un futur à l’envers, un futur qui ne s’épuise jamais à rétablir l’ordre des choses.

 

C’est la campagne de France, 1815, quelques grenadiers de Napoléon se sont réfugiés dans le jardin pour bivouaquer. Un artiste peint un tableau à côté de mon lit, il a posé son chevalet près de la grande armoire. Il vient de se tourner vers moi, il dresse son bras droit, écarte son index et son pouce, se met en posture d’évaluer à distance, la mesure de ma tête, je me soulève, j’aperçois la forme de mon visage près d’un brigadier qui tient un mousqueton, je ne veux pas entrer dans l’Histoire, il faudrait que je parvienne à le lui dire, à cet artiste qui ne m’a pas demandé mon avis. J’ai cru aimer le Petit Caporal. L’amour en masse appelle la mort en masse. A l’époque, il y avait de la neige partout dans la campagne. Je m’oblige à commencer par dire « à l’époque » pour éviter la confusion. Est-ce une manière de se donner l’impression de « remonter le temps » alors qu’en remontant le mécanisme d’une horloge, on perpétue le temps, on assure sa durée. Le peintre m’a fait un nez trop gros. Je ne l’apprécie pas. Je vois bien qu’il n’a pas l’intention de rectifier ce que je considère comme une erreur intentionnelle. Pourquoi le peintre se moquerait-il de moi ? L’image disparaît brusquement comme un cliché retiré de ma vue par une main inconnue.

 

Je chasse l’idée qui s’impose selon laquelle je pourrais ne plus me lever, ne plus mettre mes deux pieds sur le plancher. Je la chasse parce qu’elle me retire le plaisir d’imaginer que ma position horizontale est identique à ma position verticale. Chaque fois que j’ai vu un lit placard, j’ai pensé que s’il ne s’ouvrait pas, c’était le mur qui, de l’autre côté, s’abaissait. Le cœur de la question – la conquête de l’indistinction entre le vertical et l’horizontal -, n’était autre que « l’évanescence de la charge pondérale », le lit se renversant pour retrouver sa position initiale. Seuls les plus gros sont naturellement prédestinés à vivre une telle expérience.

 

Quand je me lève la nuit pour aller dans la salle de bain, je traverse le couloir de l’antichambre, et chaque fois dans la pénombre, avant de pousser la porte, je tourne la tête vers une sculpture sous cloche posée sur un meuble adossé au mur, je suis persuadé qu’elle m’observe, je crois même qu’elle m’interpelle. Je sors un instant après, je la revois de face, toujours inquiétante avec cette tête de femme en folie et sa robe bouffante. Il m’arrive d’avoir la brusque certitude de pouvoir m’écrouler là sur le champ, d’agoniser sans réussir à pousser un cri. Ma femme m’a avoué un jour que cette sculpture en terre cuite, elle l’avait conçue au moment où elle allait au plus mal dans sa vie, en ce moment où elle avait cru perdre mon amour pour elle. Croiser en pleine nuit l’expression du désespoir de l’abandon dans cette vaste antichambre ne peut que me donner l’envie de me réfugier dans mon lit et de nier le monde. Toute l’histoire du monde. Je n’ai plus alors le moindre désir d’ouvrir les yeux, le noir absolu absorbe les ombres de la mort.

 

Les ciels se succèdent, s’enchevêtrent pour s’évanouir à la lueur aveuglante de la lampe de chevet. Les couleurs de la nuit n’épousent pas toujours la couleur du temps dont on ignore le nom, elles la détournent et la contournent en s’étirant jusqu’à l’aurore. Apprivoiser la mort en lui souriant pour lui indiquer qu’elle doit me laisser aller plus loin. L’attendrir en lui montrant que je ne suis encore qu’un enfant. La convaincre de revenir plus tard sans prévenir. Elle n’a plus besoin de s’annoncer. Elle est trompée par des sourires qui me donnent la vie.

 

Elle, elle s’est mise à chanter « qui sera saura », j’entends sa voix légèrement rauque, pourquoi n’arriverais-je jamais à me représenter ce que peut être le timbre de sa parole ? Le sourire de sa voix, la vibration des mots, et les souffles effleurés des sons qui viennent de sa gorge endormie. Il me suffit de baisser les paupières pour entrer dans ses limbes organiques, paysage du vivant d’où naît l’aspiration. Reconnaître encore l’instant où le seuil de l’existence est précédé par une bouffée d’air salvatrice. Les mystères continueront à soulever des questions sans réponse, l’interrogation au rythme de son essoufflement retrouvera cette quiétude d’une sollicitation de la vie. Mais rien ne peut révéler ce qui est pourtant en mesure de l’être.

 

 

Luc Garraud | Mon verre est plein d’un liquide à boire vite

boire trois gorgées à la foire
sous la pluie glacée des tiroirs
reprendre en main tout l’attirail du début
se fendre en deux
racler avec une raclette
s’allonger dans le sens des mailles
passer sans rien percevoir
plier le tissu dans la longueur
se faire tondre comme un tourton
verser l’eau des averses
hors du cadre et des contours
se sortir du bain
je transmets
une main après l’autre
le pied qui me reste
brutalement lancer une jambe
cassée, osseuse, brique après brique
monter à la hauteur
ratisser les flocons qui fondent
le sable de ma chemise est une ruine
la plupart du temps la forme est en fait tordue
retroussée comme un ourlet
que le sel dépose en nappe fragile
sous les pieds des baigneurs agiles
courir sur la plage du livre
c’est encore avril pour deux mois
arriver à suivre les astres
aussitôt que la nuit s’étend
je m’éteins
sur la voie du tram je marche sur une noix
la friche de papier est en carton
un enfant qui traverse en courant
je suis dans un café Vert,
un citron amer servi dans un verre glacé
ce ne sont jamais les mêmes choses qui se font
je regarde au même endroit
le sang de ton ventre est usé
mon vieux chien est sourd
les leçons perdues sur des tables renversées
une pincée de sel dans un plat oublié
marcher longtemps le long des haies
ce qui sépare les saisons
ne jamais mûrir
sur le dos de ma tortue,
je m’avance dans les fraisiers
j’ai les paupières qui s’ouvrent
qui se ferment comme un store tranchant
l’amertume sucrée des cafés corsés de la nuit
frissons de la lame émoussée de ma hache
il neige dans ma tête
paniers pleins, lits bordés, chemins assurés
étonné de me voir dans le miroir
me casser les dents sur un marshmallow
traverser un troupeau de pamoisées
tremper ma main dans l’eau pour soulever les choses
tout faire en un rien de temps
j’épaissis ma crème avec de la crème plus épaisse
je joue mon âme à la roulette
je bouillonne comme une huître dedans
se hâter de dire n’importe quoi qui puisse être entendu une fois au moins
se voir finir au fond d’une marmite
les couverts sont mis sur la table
les assiettes creusées par le sel
l’ail me pique la lèvre gercée
attendre que tout passe
aller partout pour connaître la fin avant
s‘affamer d’herbes piquantes et de mie de pain
je me vois à 10 ans et plus
dans les draps d’une anglaise
frémir aux choses vues par les autres
mon verre est plein d’un liquide à boire vite
sur le tapis je suis couché sur le côté
ce monde rapide qui nous rentre dans la gueule
partir avec la clôture
mon cheval scellé qui saute
tous les mots sortis du corps à force de sueur
libre dans la vague du canal
je vois trouble
l’affolement du sable entre les doigts
La vie de ma chambre est exacte
les pas secs entendus sur la terre des mendiants
aller partout pour connaître la faim
rouler mes poings dans le foin
un quartier de pomme fendu sur la langue
deux mains dans ma poche à chercher le boulon de l’écrou
les lentilles sont vertes comme des cailloux
fabriquer des ustensiles solides et costauds pour partir
ma valise est pleine de vide
pour aller là-bas en bas
des escaliers blancs dans la poussière des marches
le chemin avec des nuages noirs
mon foie se ride
je tousses tes organes dans la rue
je balaye encore
frotte toujours tu m’intéresse
filmer avec mes seuls muscles
le cœur écrasé par la pluie
embourbé dans mon sommeil
mouiller les entrailles
je m’endors
le pendule s’arrête là
ta main est morte dans ma main
liseré de ta manche en velours brûlant
j’écrase un fruit sec sous ton genou-rotule
ici et là c’est pareil
je vois comme avant
trois saphirs safran incrustés dans tes dents
le dos adossé au mur de chaux
mon verre est plein d’un liquide à boire vite
au bras, à la hauteur des herbes
mes pieds poussent
à rester là en voyage, assis
je suis au sommet pour voir que j’y suis
en bas pour voir le haut
je revois ce que nous avons fait
on ne recommencera pas
me laisser faire et toujours avec
la somme des mètres à refaire à pied
longer les crêtes et voir ce qui nous attire
la confiture n’a pas pris une ride
le jour où je suis descendu
trois journées passées sous les arbres au bord du fleuve
débarquer un lot de planches de sapin
voir une dernière fois
la révolte de ma route
j’ai repris mes notes de montagne
chaque crête ou j’ai cru tomber vraiment
je crie à chaque étage
sur le palier en carton où je patiente
comme l’algue marine bleue
rien dire de plus
pourquoi une fois de plus je me suis fait prendre par la nuit
mes pieds invisibles dans l’eau chaude
hacher la terre
broyer le temps
le tas de cailloux de générations
c’est un excellent médecin ce Monsieur Caverne
sa chaloupe est pleine
prendre la berge le soir venu
se revoir dans le même film
tu ne peux pas être désespéré quand t’es nul
l’origami de ouf est dans le bourgeon du poirier
déplier sa voix rauque qui parle des pierres usées
pose l’œil
il y a peu de choses à comprendre
tu as recours au même tamis
rien ne dépasseras
les feuilles défroissées des arbres lancés comme des vagues
l’agonie du grain de poivre dans le moulin
des reflets changeants selon la lumière reçue
chanson au ton des amours déçus
prendre la photo qui restera dans la boue des flaques
les photos ne seront jamais développées
les oiseaux méchants défilent dans la brume des arbres
le cirque s’est dissout sous l’acide acétique
les reins qui calculent
les quilles couchées le long du quai du bowling ambiant
Je brasse les saisons
je ne reconnais plus ma peau
plus tard est passé
les journées se pendent aux branches
mon nez sur mon cœur se rejoignent
un escargot vivace et sans coquille
passer partout où je passe
traverser sans moi
les rivières, les fleuves
le point complexe au crochet
le déroulement qui met longtemps à se dérouler
on voudrait vivre comme des indiens
parler comme eux, avoir les mots, les mêmes mots
depuis longtemps que l’on bricole dans nos têtes des choses qui tiennent debout
avoir les mots des indiens
marcher en dehors de la forêt
courir les champs
longer la ligne tordue des lisières
depuis le temps
elle n’a pas besoin de mémoire la mémoire
le train de la plaine déborde de toute part
il faut passer beaucoup de temps à s’abrutir
lire un livre en regardant les gens de dos
ouvrir des bières
en fermer
mettre de l’eau dans ton venin
froidement comme ça
je reviendrais avec ma camionnette
chercher les oiseaux dans les combles
ta vidéo gratuite des tracas
et une autorisation à mollir
je me gomme
le ressac plaque au rocher ton emprunte
crache-moi ton ordre
ta méduse sale
ta cécité
tu veux faire quoi avec ça
des piqûres
n’en parlons plus
le bruit est dans un sachet
dans le gras du jambon
si vous saviez l’ombre qu’on traverse
les petites choses étranges
la fièvre qui rattrape les trucs en bout de course
impossibles à dire aujourd’hui
avancer jusqu’à l’arrêt
le vide du temps que tu me prends
les robots qui durent le temps des piles
serrer l’une contre l’autre les secondes qui te restent à m’écouter manger
aspirer les morsures de l’ours qui crache sa forêt
enterrer ta terre

Amélie Guyot | Là où se fissurent les plans d’évasion

Amélie GuyotAmélie Guyot est une artiste française née en 1985. Formée aux lettres et aux beaux-arts, elle pratique les écritures contemporaines (scénario, poésie-active, vidéo, installation, lecture publique, radio..) où elle questionne le rapport à l’invisible et les troubles du langage liés à l’incommunicabilité qui sépare les êtres. Elle pratique la poésie performative, a animé plusieurs émissions à Radio Panik Bruxelles, a gagné un prix littéraire à Québec, et a collaboré avec plusieurs collectifs à l’instar de zeTract. Ses textes et ses photographies argentiques ont été publiés dans diverses revues comme FPM, Revue la revue, Dissonances, Ornata, LlCHEN, SHEGAZES, Journal de mes paysages, La Piscine.. On peut découvrir un échantillon de son travail ici _ http://luldefalterin.tumblr.com/
et ici https://soundcloud.com/lul-de-falterin

 

 

Au départ de l’écriture, il y a un déménagement et une installation, il y a le fantasme récurrent d’un lieu neuf, espace de tous les possibles. Il y a également une rencontre entre deux trajectoires d’auteures. Et cette observation commune dans nos pratiques de scruter l’espace pour mieux comprendre le monde. Et c’est naturellement depuis que je vis en Provence, que se sont succédés un ensemble de questions, attachées à la forme même de ce territoire.

Ces questions se muent en désir, et ce désir s’ouvre à la marche, alors que se trouve souvent dans une forme de liaison libre avec le paysage ce qu’on cherche en soi. Les arbres, les eaux, la terre composent une unité dans la mesure où ils se mélangent sans sélection, règles ni hiérarchie, aux paysages parfois violentés par l’homme.

J’ai toujours été fascinée par l’influence de l’espace sur la vie des gens. Comment l’un contamine l’autre. Où se jouent les jeux de pouvoir. Quels seraient les rites de passage. À ce questionnement s’est greffé la découverte des rites aborigènes pour lesquels il existe un lien viscéral entre la terre et le chant, alors que la tradition indique que pour aimer sa terre on doit la chanter. Et qu’à contrario un lieu dés-aimé est un lieu qu’on ne peut plus chanter, et qu’un lieu sans voix reste une terre étrangère. Rituellement sont chantés tous les vivants et tous les lieux du pays que l’on habite. Ces louanges ont pouvoir de régénérer l’espace et ceux qui l’habitent.

Finalement écrire, c’est ne pas savoir, et ne pas savoir ne conduit pas au silence ou à une imagination sans rapport avec le « réel » mais au dépliement d’un ensemble de possibles /tous également affirmés en même temps. Pensé selon un principe d’entonnoir, du territoire aux individus qui l’animent, avec _ là ou se fissurent les plans d’évasion on reste au ras du sol, errant entre des fragments raccordés de proches en proches. Il ne s’agit pas tant d’une enquête sur le territoire, mais d’un chemin lézardé de trous et de fragments qui ne s’enchainent pas nécessairement de manière chronologique ou rationnelle. Les morceaux disjoints définissent autant le travail de la mémoire d’un lieu que le récit volontiers décousu, traçant ses chemins à travers une forme d’incohérence, liée aux trajectoires humaines.

 

 

il y a accroché au cœur
de la baie les nerfs tendus d’une querelle
sans cesse échauffée c’est la ville enclavée
entourée de massifs fondée près de l’embouchure du Rhône dans un golfe isolé
éclose pour un recoin de mer ce sont les axes de transport
coupant le territoire c’est le cœur fragmenté du plateau nord
ce sont les quartiers les plus
pauvres
jouxtant les pôles rénovés
c’est Euromed /Acte 1
310 hectares au périmètre
170 supplémentaires à l’Acte 2
c’est le théâtre des banques des compagnies d’assurances et des entreprises de commerce international
ce sont les espaces portuaires
limitant l’accès à la mer
c’est la vielle division du nord
et du sud
inversée ici c’est la porte d’Aix ouvrant sur les anciens remparts ce sont les zones urbaines qu’on appelle
_ sensibles
c’est l’habitat ancien
dégradé et les immeubles évacués en urgence
c’est l’arsenal des galères
dont il ne reste presque plus rien c’est la grande aventure de la montagne
qui persiste
des calanques /aux coups qu’on reçoit

c’est le rouge pierre

c’est là
où se fissure la terre

conjugué au passé des terrains d’embuscades c’est le fluide du vide
violine
des ciels la nuit tombante c’est le noir soleilleux qui a déserté la ville illuminée c’est la promesse du Prophète
le parc balnéaire du Prado
la Pointe Rouge aux couleurs des petites falaises la douceur populaire de la Vieille Chapelle
et toutes ces plages essaimées jusqu’à la Madrague c’est l’île de Calseraigne et les contes d’If
c’est le bord de mer
ou un enfant
sur deux
ne sait pas nager c’est sa langue qu’on cherche
dans celle des autres c’est le temps qu’on lui accorde
c’est le bleu méditerranée
qui me donne une joie
que les mots ne m’apportent plus c’est l’archipel et ses plongées marines
c’est la langue française
qu’on accoste en explorateurs
égrenant les lieux d’exil
jusqu’au dernier
c’est l’échec qui n’est pas dans le retour
mais dans le départ
c’est la mère qui nourrit sa famille des poubelles éventrées ce sont les petits métiers qu’on croyait oubliés
ferrailleurs et chiffoniers c’est la pluie diluvienne ou l’eau ne sait plus s’écouler
c’est la terre primitive
le ventre d’origine
le comptoir des marins et des marchands le miel des armateurs
des négociants des fabricants d’huile
des raffineurs de sucre et des savonniers c’est le bal des soieries et des épices
des bourses d’esclaves et d’affranchis c’est le terrain des premières pandémies
c’est la masse
dure
ou que le regard se pose la terre d’ocre et l’arrête accrochée
ce sont les cartes
bosselées
ou se masse une lumière vive
ce sont les chants l’électricité tristes ou se brûlent les égalités
c’est la règle fixée par les gangs et la tenue des quartiers pour que les sirènes s’en éloignent
c’est l’autorité du trafic au sortir des écoles c’est la saleté l’usure l’effondrement la vétusté
le royaume des rats
au cœur de la magistrale beauté
_

là-bas
la végétation se mêle aux portiques des palais
l’union du dedans et du dehors rendue possible
par les matériaux nouveaux
derrière la belle couleur feuille morte lambrissée
des bâtisses d’arrière-pays
le progrès se mesure au ciment à l’acier et au verre
ici
on entend
239 chemin de Morgiou
quand le désir s’accroche aux parpaings à la faveur d’un temps liquide
moite
aux heures chaudes l’orée d’une semi liberté chantée
des barreaux aux familles parfois un mot
perce c’est lui qu’on retient
ce sont les chants d’attente et de courage qui dépassent les numéros d’écrou
c’est l’union du dedans et du dehors pour le maintenant
et le plus tard
les mots brûlent les questions fondues
dans les affections du soir avec la vie
à vivre
là-bas
dans la garrigue bruissements vacillements l’incalculable des distances
à parcourir
tout n’est pas joué ni dedans ni dehors
ni ensemble ni séparé
les voix s’élèvent racontent les étoiles les bonnes
sous lesquelles certains seraient nés ployables
en fonction des collusions
et de tout ce sur quoi on mise au prix parfois
de la liberté
il y a caché sous les pierres et les résineux des verdicts
et le marquage du territoire les voix s’élèvent
comme principal événement de la journée on y cherche
des fissures et des plans d’évasion on y superpose
par effets de peau
poussés par leur milieu
la vie
à la vie
on fait
…..

dans les gorges le vent s’engouffre et chante le visage d’un homme
comme se peignerait celui d’un autre

on reconnaît sur sa peau grêlée de soleil
le limon et le travail au noir de la centrale hydroélectrique
on voit
dans l’inquiétude des yeux
la différence de densité
entre l’eau douce
de St Chamas déversée dans l’étang
et la mer y entrant

on voit en profondeur
deux motifs enlacés
que l’oeil
ne saisit qu’à tour de rôle
le droit capte l’usure du dos
et l’arrachement des membres à l’industrie quand le gauche devine les arrêtes et les voutes
l’immortel bâti de ses mains les premiers viaducs
l’eau transportée par et pour
les hommes

pierres et ici à côté
le plus grand du monde 130 mètres de dénivelé
82 de haut 375 de long
12 arches coiffées de 15 arcades

après

pierres

pièce maîtresse du canal
acheminant de la Durance vers Marseille pendant les sécheresses
la vie
l’eau en pénurie

l’eau
franchit la vallée de l’arc
enjambant
rivières routes et voies ferrées
l’eau
comme milliers de petites rigoles
qui auraient abouti au même nœud formant un piège d’impatience
prêt à déborder

plus tard cette femme traverse la rive la fait rejoindre à cet homme
avec dans les mains l’image du futur
……

ce matin on entend la voix de l’homme trancher le trafic
des compagnies aériennes à bas prix

l’homme dit _ j’ai peur de me lever un matin et voir que tout a soudain disparu

l’homme surveille de sa fenêtre le terrain vague massé aux confins d’une rue pentue
qui avant fut un verger
et avant encore un marécage
et bien avant une roche jurassique qui n’a pas de nom
sinon dans la langue des choses oubliées
aujourd’hui on y devine entre les petits larcins et le bossellement aride des sols
aux pentes de la montagne la procession de promoteurs de géomètres
de spécialistes qui mesurent qui comptent qui échellent
avant le balais des bulldozers avant l’assemblage d’ensembles à loyers modérés
avant le grand larcin de la terre rouge

l’homme aime son pré carré
essaie de comprendre la logique urbaniste des périphéries
l’homme est la périphérie assigné et résigné aux lisières

il écoute
ise rend à des assemblées qu’on appelle citoyennes
il entend des choses comme _ ré-habilitation des espaces nus/
optimisation des places de parking végétalisation des murs/ éclairage à faible coût/
moyens de lutte contre l’incendie/ voiries réduites

l’homme
répond que le loup mange brebis et chèvres
quand l’homme-loup dévore sa propre mère

l’homme va pécher le matin
au frémissement de l’aube avec ses fils
ils prennent leurs cannes et un sac bardé de pain rassis

sur le récif l’homme harponne un poisson qui renaîtra petit homme
dans le ventre de la femme qui l’a mangé et le goéland qui les surveille
peut-être est-il ce matin
en même temps
un goéland et un aigle l’avatar d’un être aimé
l’homme dit à ses fils
je suis l’arabe des Hauts-Plateaux personne ne m’attend
je suis le fils du pays natal duquel on revient pas je suis le banc de poissons
et son cortège d’esprits
venu chercher mon corps fatigué

le miroitement du soleil augmente la langueur aoutienne
les pensées deviennent métalliques bientôt fondues à l’eau salée

sur la roche rouge
les fils regardent la ligne d’horizon rosir
et dessiner sur l’eau un cercle vaste

on note le rapport entre l’Éblouissement
et la petitesse de ce que nous sommes

ils ne disent plus rien ils pécheront en silence
jusqu’à être vaincu par le vent
…..

la ville portait des maisons basses trois étages maximum
la femme essayait de regarder le soleil en face sur ce petit pan de mur ocre
le plus bel endroit du monde et ça lui brûlait les yeux

je me souviens
qu’elle s’intéressait au soleil et aux ombres
et pendant qu’elle s’aveuglait
elle avouait ne jamais voir les oiseaux manger
le pain et boire l’eau
qu’elle abandonnait sur un bord de fenêtre
la femme me parle longuement
des êtres
qu’elle ne voit plus leur passage
est uniquement signifié par l’absence des choses

les nuages forment
au loin
son territoire
augmentent son domaine d’évasion

elle regarde par dessus mon épaule comme si elle y rassemblait une harmonie de terre
d’eaux d’arbres et de lumière un espace sans destination
où elle aime se promener et porter son regard

la femme panse les plaies avec des herbes elle fait pousser la sarriette
dans les vestiges du souvenir

elle donne au vide l’importance qu’il mérite et qui fait qu’il n’est plus le vide
mais un entier

elle considère les fleurs saxifrages là-bas le mur fissuré
l’orage à venir
…..

Pierre Antoine Villemaine | Quelque chose ici comme une vacillation

Pierre Antoine VillemainePierre Antoine Villemaine est metteur en scène, écrivain, artiste et enseignant. Chargé de cours à l’Institut d’Études Théâtrales de Paris III, directeur artistique des Ateliers de lecture à haute voix de la Bibliothèque Publique d’information, Centre Pompidou (2001-04).

A mis en scène des oeuvres d’Artaud, Bataille, Blanchot, Celan, Duras, Genet, Giacometti, Handke, Jabès, Kafka… A organisé et participé à des rencontres et colloques notamment sur Artaud, Jabès, Blanchot, Celan, Michaux…

A publié de nombreux articles, récits et poèmes en revues : Remue.net, N4728, Ralentir/Travaux, Revue des Sciences Humaines, Revue d’Esthétique, Théâtre/Public, Europe, Le Nouveau RecueilSens Public, Communications

 

Quelque chose ici comme une vacillation. Hésitation. Tu vois clairement que les mots te déportent au delà de toi-même, vers des régions pas toujours plaisantes. Dans l’après-coup tu t’en désoles mais la route t’emporte et tu butes maintenant sur les pierres, tu t’enfonces dans la boue des chemins, sous l’orage des éclairs silencieux strient l’horizon et tu pénètres dans un brouillard étrange et beau, rassurant, tu erres longtemps entre les arbres fantômes, tu as perdu le nord. Nous te retrouvons beaucoup plus tard, tu es à genoux, tu te cognes le front contre la terre. Plus tard encore, nous te voyons redescendre vers la vallée, dans les éboulis qui pleuvent autour de toi, tu dévales les pentes escarpées en riant, tu te retrouves, tu te surprends. Ô délice alors de s’éveiller, comme on ressuscite.

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Il portait en lui cette sensation d’être n’importe qui. Sans lieu et sans nom. Parfois sa pensée se retirait et il sentait qu’il s’évaporait doucement dans l’air. Ce n’était pas désagréable. C’était comme un évanouissement, un lent engourdissement auquel il s’abandonnait volontiers, un doux sommeil dans le froid, dans la neige. Ce motif lui revenait sans cesse et il ne pouvait pas s’en défaire. Il avait souvenance que le froid accroissait la clarté des choses, augmentait la netteté de leurs contours. Cet arbre effeuillé dont le tronc et les branches fines se découpaient si vivement du ciel lui en avait apporté la preuve. – Oui, je le connais votre arbre isolé au beau milieu d’un champ, je le vois bien, on dirait qu’il est peint à l’encre de Chine sur le paysage. – Vous le voyez souvent ? – Non, je ne veux pas le déranger, il est fier et je préfère le laisser à sa solitude.

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Depuis le haut de la montagne son regard caressa longuement le paysage. L’atmosphère était limpide, immense et légère. Il accompagnait les nuances de la lumière, les caprices du vent. Il se pencha et suivit des yeux les courbes du fleuve. Il vit le haut clocher de pierre grise et au lointain les collines qui protégeaient la vallée. Oublieux de lui-même, il surprit des formes mouvantes dans les nuages. Quelque chose se défaisait. Il perdit son assise et demeura indécis dans un fragile équilibre. Il aurait voulu saisir l’occasion mais il n’était pas encore prêt. Il se sentait à l’étroit dans son corps. Il aurait voulu être plus léger, plus aérien – un oiseau sans doute. Mais déjà il n’était plus de la terre, il flottait légèrement au dessus du sol. C’est ainsi qu’il voyagea au delà de ce qu’il y avait à voir et s’abima dans la transparence du jour.